Luther, un Machiavel de la foi

img-_innerArt-_matrimoniomlA l’occasion du cinq-centième anniversaire de la révolution de Martin Luther, l’affrontement entre cardinaux allemands bat son plein: d’un côté les cardinaux Kasper et Marx qui se déclarent ouvertement admirateurs de Luther et de l’autre les cardinaux Müller, Brandmüller et Cordes qui restent quant à eux dans la ligne de pensée catholique et qui considèrent plutôt Luther comme celui qui a déformé l’Evangile et scindé l’Eglise en divisant la chrétienté et l’Europe.

Il ne s’agit cependant pas que d’un débat théologique de haut niveau; il y a également des implications concernant le droit naturel et la façon de concevoir ce qu’est le mariage chrétien. Depuis l’abdication de Benoît XVI, Kasper et Marx cherchent à limiter la condamnation de l’adultère et à légitimer plus ou moins ouvertement les remariages avec une ouverture progressive aux mariages gays.  Qu’est-ce que Luther a à voir avec tout cela ?

Peut-être bien plus qu’on ne pourrait le croire.  Du point de vue de la doctrine, tout d’abord, parce qu’il nie le caractère sacramentel du mariage et qu’il le soumet aux juridictions civiles, c’est-à-dire au pouvoir des souverains et des Etats.  Cette conception désacralise le mariage et le prive de sa dimension surnaturelle.

Sur le plan des faits, la première chose qu’il faut rappeler c’est le mariage de Luther avec une ex-religieuse cistercienne, Catherine de Bore, avec qui il fera 6 enfants.  Tous deux s’installèrent dans l’ex-couvent augustinien de Wittenberg, un cadeau du prince électeur de Saxe qui s’était approprié, grâce à Luther, tous les biens catholiques situés sur ses terres.  Luther et Catherine devinrent ainsi un modèle, tant et si bien qu’en suivant leur exemple, les réformés iront « à plusieurs reprises, souvent en bandes organisées, arracher les religieuses à leurs cloîtres et les prendre pour épouses ».  Après un rapt de religieuses qui se déroula la nuit du samedi saint de l’année 1523, Luther qualifia d’ailleurs l’organisateur de cette opération « de voleur heureux » et le félicita pour avoir « libéré ces pauvres âmes de leur prison » (cf. Jacques Maritain,  « Trois réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau. », Paris, Plon, 1925).  A cette époque, de nombreuses religieuses allemandes furent contraintes à abandonner leurs monastères, souvent contre leur gré, et à retourner dans leurs maisons ou à se marier.

Il y a un autre événement qu’il faut également rappeler: Luther, pour ne pas perdre l’appui du landgrave Philippe Ier de Hesse, « l’un des piliers politiques du luthérianisme » lui avait permis d’épouser en seconde noces la jeune Marguerite von der Saale, âgée de dix-sept ans.  Or Philippe était déjà marié à Christine de Saxe avec laquelle il avait déjà eu sept enfants.  Nous sommes en 1539 et Luther préfère éviter tout scandale public, il ne veut pas publiquement justifier une bigamie mais il doit répondre à la demande de Philippe, un libertin endurci infecté par la syphilis, qui lui est « nécessaire pour préserver la puissance militaire de la réforme ».

Il décide donc d’employer la ruse: espérant que personne ne l’apprendrait, il envoie un message secret à Philippe pour lui dire qu’un mariage supplémentaire peut très bien être dicté par un « impératif de conscience ».  Autrement dit, qu’il n’y a aucun problème à être bigame pour autant que cela ne se sache pas.  Luther et Mélanton écrivent ceci: « Si donc votre Altesse est définitivement décidée à prendre une seconde épouse, notre avis est qu’il est préférable que cela doive rester secret ».  Après les noces, Philippe fit parvenir à Luther qui se livrait depuis déjà longtemps à de plantureux repas bien arrosés « un tonneau de vin qui arriva à Wittenberg au moment où le secret de la bigamie était éventé par la faute de la sœur du landgrave ».

Sentant arriver les ennuis, Luther, auquel Tommaso Campanella attribue le titre de « Machiavel de la foi », conseille alors à Philippe de déclarer publiquement que Marguerite n’était pas son épouse légitime « en remplaçant l’acte de mariage par un autre acte notarié qui établirait que Marguerite n’était que sa concubine ».  Philippe refuse et demande au contraire à Luther de confirmer publiquement que c’est bien lui qui lui avait concédé la dispense.  Mais Luther, qui n’hésitera pourtant pas en d’autres occasions à utiliser de fausses traductions de passages bibliques pour avoir gain de cause, répond que son conseil était secret « et qu’il devient nul du simple fait qu’il a été rendu public » (Federico A. Rossi di Marignano, Martin Lutero e Caterina von Bora, Ancora, Milano, 2013, p. 343-347; Angela Pellicciari, Martin Lutero, Cantagalli, Siena, 2013, p. 109-113).

Quelques années auparavant, en 1531, dans l’une de ses nombreuses lettres visant à s’attirer les faveurs des puissants, Luther écrivait au roi Henri VIII d’Angleterre que oui, le mariage était bien indissoluble mais que cependant… avec la permission de la reine il pouvait prendre une seconde épouse, comme dans l’Ancien Testament.  Comme nous le savons, Henri demandera une dispense non pas à Luther mais à Rome.  Le Pape la lui ayant refusée, il prit la balle au bond et en profita pour déclarer le schisme entre l’Angleterre et Rome.  Finalement, de répudiation en répudiation, il atteindra le nombre appréciable de 6 épouses (dont il fit assassiner l’une ou l’autre sans le moindre scrupule).

Si l’effet évident de la révolution de Luther sur le mariage lui a servi de prétexte pour jeter le froc aux orties ainsi que pour permettre aux princes de répudier leurs épouses légitimes et de vivre en polygamie, c’est surtout sur le plan de la doctrine que tout allait progressivement changer.  Il faut toujours tenir compte d’un élément important: Luther considérait en permanence la noblesse germanique comme étant son interlocuteur privilégié parce qu’il en avait besoin pour triompher dans son combat contre Rome.  Et la noblesse germanique, comme celle des autres pays, s’opposait à Rome non seulement sur des questions de politique et de pouvoir mais également sur la doctrine du mariage: souvent les nobles n’acceptaient pas l’indissolubilité ni les obligations du mariage dictées par Rome (notamment l’interdiction des mariages arrangés et des mariages entre consanguins).

De plus, pour des raisons propres à leur condition sociale ou pour des questions d’héritage, les nobles réclamaient davantage que les autres le droits des parents de donner ou de refuser leur consentement au mariage de leurs enfants alors que l’Eglise romaine ne reconnaît cette prérogative qu’aux époux eux-mêmes, en tant qu’uniques ministres de leur mariage.  Luther et les réformés répondront donc aux « exigences » de la noblesses et iront même plus loin.  Ils commencèrent tout d’abord à remettre en question l’indissolubilité absolue.

Luther reconnaît ainsi au moins 4 causes pour le divorce: l’adultère, l’impuissance survenue pendant le mariage (tandis que l’impuissance antérieure au mariage est un motif de nullité, comme pour l’Eglise), la « désertion malicieuse » et l’obstination tenace d’un époux à se refuser au devoir conjugal (à ce propos, il écrivit d’ailleurs que « si la femme néglige son devoir, l’autorité civile doit l’y contraindre ou bien la mettre à mort »).

Il était inévitable que les ouvertures de Luther en génèrent bien d’autres, comme celle des anabaptistes qui sont favorables à la polygamie ou comme celles de son disciple M. Butzer qui soutiendra que le Christ n’aurait jamais aboli le divorce et qu’il reviendrait donc à l’autorité politique de légiférer sans limites ni conditions en matière de divorce.  En outre, Luther et les réformés insisteront à plusieurs reprises divers sur la nécessité du consentement des parents en reprochant à l’Eglise d’en diminuer l’importance et se battront pour lever l’interdiction du mariage consanguin (Jean Gaudemet. Le mariage en Occident; les mœurs et le droit. Paris : Ed. du Cerf, 1987).

L’Eglise catholique, de son côté, examinera les positions de Luther pendant le Concile de Trente et réaffirmera une fois pour toutes le caractère sacramentel du mariage et son indissolubilité, refusant la licéité du divorce luthérien et confirmant, malgré les pressions de la noblesse française, que le consentement des parents, s’il était souhaitable, n’était en rien contraignant tout en condamnant l’affirmation luthérienne selon laquelle il serait impossible de vivre chastement.  Les positions issues du Concile de Trente seront réaffirmée par l’Eglise et par tous les papes pendant 500 ans sans le moindre changement.

Un article de Francesco Agnoli publié sur La Nuova Bussola Quotidiana le 18 août 2016. 

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