Dialogue pascal

L'écrivain Antonio Margheriti

L’écrivain Antonio Margheriti

Disons que je n’ai jamais entre­te­nu une très gran­de sym­pa­thie pour les ordres reli­gieux, aus­si bien aujourd’hui qu’au cours de mes vies pré­cé­den­tes quand , petit garçon, je ser­vais la mes­se et qu’ensuite je fus mili­tant laïc de gau­che à l’adolescence. Aujourd’hui, je suis un sim­ple catho­li­que et ne je les aime tou­jours pas beau­coup.  En par­ti­cu­lier les pas­sion­ni­stes : je les ai tou­jours trou­vés déran­gean­ts à cau­se de la maniè­re dont ils « con­strui­sa­ient » leurs figu­res de réfé­ren­ce, la sain­te­té, les pro­cès cano­ni­ques, et pour la prio­ri­té qu’ils don­na­ient à la pré­di­ca­tion.  Je leur ai tou­jours trou­vé un je-ne-sais quoi de… hé bien oui… de nécro­phi­le.  Et pour­tant les rares Passionistes qu’il m’a été don­né de ren­con­trer pen­dant mon enfan­ce m’avaient tou­jours fait bon­ne impres­sion.

Comme je me trou­ve pour quel­ques jours dans la région de Naples, j’ai donc déci­dé de célé­brer aujourd’hui cet­te fête de Pâques dans l’Eglise des Passionistes de Manduria.

Rien d’extraordinaire. Au cours de la mes­se, j’ai lais­sé flot­ter mes pen­sées sous les voû­tes méri­dio­na­les du dix-huitième siè­cle sou­te­nant l’édifice.  Je me suis mis à regar­der les gens autour de moi et aus­si à regar­der en moi.

Voilà, me disais-je, la com­mu­nau­té chré­tien­ne s’est réu­nie pour célé­brer son plus grand mystè­re.

Nous som­mes sourds, aveu­gles et fati­gués

Qui sait pour­quoi, elle n’en a pas l’air ! Mais de quel­le « com­mu­nau­té » parlons-nous ?  Où est la com­mu­nau­té des chré­tiens, com­me on disait aux pre­miers temps de l’Eglise d’Antioche, où est-elle cet­te com­mu­nau­té des « sau­vés », des « res­su­sci­tés » ?  D’ici, je con­sta­te que la rou­ti­ne s’est au fil du temps chan­gée en sur­di­té ; que l’assuétude s’est muée en insen­si­bi­li­té ; que les yeux usés par l’habitude sont deve­nus aveu­gles, qu’on a fini par tout pren­dre pour acquis jusqu’à tom­ber dans le scep­ti­ci­sme et la las­si­tu­de.

Nous som­mes deve­nus sourds et aveu­gles, nous som­mes las dans ce tem­ple. Où est la nou­veau­té ?  Rien ne chan­ge, tou­te cho­se reste éga­le à elle-même.

Je me sens un peu gêné quand le bon Passioniste, avec un enthou­sia­ste tout prag­ma­ti­que, annon­ce et nous invi­te à par­ta­ger la « joie » inef­fa­ble de ce jour béni, annon­cé par les ora­cles du Seigneur et deve­nu réa­li­té par l’incarnation, la mort et la résur­rec­tion. Il nous invi­te à la « joie » devant le fait que cela chan­ge tout.  C’est un jour de fête et de joie, dit-il.

Mais de quel­le joie parle-t-il ? Et où est-elle cet­te fête?  Ici.  Alors, si tout a chan­gé et que la fête bat son plein , pour­quoi est-ce que je ne vois que des visa­ges tri­stes, avec la même mine que les autres jours?  Où sont-ils ces cieux nou­veaux et cet­te nou­vel­le ter­re ?  Il n’y a au con­trai­re que la même gri­sail­le mono­to­ne d’un jour com­me tous les autres.

Nous som­mes las, voi­là la véri­té, com­me devant un spec­ta­cle que nous avons vu de trop nom­breu­ses fois. Nous som­mes fati­gués, nous n’attendons plus rien, nous ne croyons plus en rien, les que­stions habi­tuel­les sur notre sort restent sans répon­se.  Comme si jamais rien ne s’était pas­sé.  Là voi­là, la véri­té.

Es-tu vrai­ment res­su­sci­té?

Je cher­che un dia­lo­gue avec le Christ et mon regard s’arrête sur la « Sainte Montagne », le taber­na­cle.

« Où est-tu, Ressuscité ? Et sur­tout, est-tu vrai­ment res­su­sci­té ? »

Le silen­ce s’installe entre nous. La voix ne descend pas, com­me les autres fois, de la Sainte Montagne.  J’ai com­me l’impression que même le Messie est fati­gué.  Et puis, enfin, il me répond, par la bou­che de son ser­vi­teur Passioniste.

« Sur le che­min d’Emmaüs, ses pro­pres disci­ples qui ava­ient tout par­ta­gé avec lui ces der­niè­res années, le regar­dent et ne le recon­nais­sent pas. Ils s’étonnent au con­trai­re qu’il ne soit pas au cou­rant de ce qui vient de se pas­ser à Jérusalem : est-ce pos­si­ble que tu sois étran­ger au point d’ignorer ce qui vient d’arriver au Nazaréen lui demandent-ils.  Et pour­tant, ils l’ont sous leurs yeux, le Nazaréen, vivant après la mort.  Ils le regar­dent mais il ne le recon­nais­sent pas : ils ne voient qu’un étran­ger qu’ils invi­tent poli­ment à rester avec eux par­ce que le lumiè­re fai­blit à l’horizon et que bien­tôt, il fera noir, com­me dans leurs cœurs… »

Le bon Passioniste con­ti­nue de par­ler mais je ne l’écoute plus. Je m’adresse à la Sainte Montagne.  « Moi aus­si je te regar­de mais moi non plus je ne vois pas.  Où est-elle ta gloi­re ?  Où est-il ton corps ?  Où est-elle ta résur­rec­tion ?  Regarde autour de toi : où est-elle ta vic­toi­re sur la mort ? ».

La Sainte Montagne est silen­cieu­se.

Mais elle par­le, par la bou­che de son ser­vi­teur pas­sio­ni­ste.

« Ils le regar­dent et ne le voient pas. Ils l’ont con­nu et pour­tant ils ne le recon­nais­sent pas.  Ils leur a tout appris par ses ora­cles et pour­tant ils sont con­fus, inca­pa­bles de croi­re à ce sépul­cre qu’ils ont pour­tant vu vide, com­me il était écrit et com­me les ora­cles l’avaient annon­cé par sa bou­che.  Que s’est-il pas­sé, se demandent-ils.  Ils ont enten­du sans écou­ter.  Ils ont regar­dé sans voir.  Ils ont même espé­ré sans vrai­ment y croi­re.  Ils ont dou­té à ce point-là. »

J’arrête d’écouter et je m’adresse à la Sainte Montagne.

« Ressuscité, si tu es vrai­ment là, fais tres­sail­lir mon cœur de joie, que je puis­se véri­ta­ble­ment la res­sen­tir par­ce que jusqu’ici je ne res­sens rien. Je t’ai accueil­li mais la joie n’est pas venue ».

Aucune voix ne descend de la Sainte Montagne mais elle par­le, par la bou­che de son ser­vi­teur pas­sio­ni­ste.

« Nous ne som­mes pas des chré­tiens, nous som­mes res­su­sci­tés. Être au Christ ne signi­fie pas savoir des cho­ses sur le Christ mais être le Christ.  Pour le recon­naî­tre, notre cer­veau ne suf­fit pas, il faut un cœur, un cœur mort et res­su­sci­té. »

Je m’adresse à la Sainte Montagne.

« Es-tu en train de me dire que je n’ai pas de cœur ? »

A nou­veau le silen­ce. Mais elle par­le enco­re, à tra­vers son ser­vi­teur.

« Sur le che­min d’Emmaüs, ils ne l’ont pas recon­nu par­ce qu’ils le regar­da­ient avec les yeux du corps. Et puis, à un cer­tain moment, cet étran­ger fer­me leur yeux et ouvre leurs cœurs.  Alors, tout s’éclaire d’un seul coup, com­me si on venait d’appuyer sur un inter­rup­teur : fina­le­ment, ils regar­dent et ils le voient et en le voyant, ils le recon­nais­sent.  C’est le Messie, il est vivant, la pro­phé­tie s’est réa­li­sée.  Jésus n’avait pas dispa­ru, il n’était pas vain­cu, il n’était pas mort : il s’était caché à leurs yeux humains, aux yeux du corps et il ne s’était lais­sé recon­naî­tre que par les yeux du cœur. »

Moi non plus, je ne t’ai pas vu

A ce moment, je com­men­ce à éprou­ver un malai­se phy­si­que inop­por­tun. Et pour­tant il m’a répon­du, à sa maniè­re : « Maintenant, tu peux lais­ser ton ser­vi­teur s’en aller dans la paix », demandais-je, en pro­ie à la nau­sée, à des brû­lu­res d’estomac, à un vio­lent mal de tête et à une libi­do en révol­te vio­len­te.

Et pen­dant que je m’en allais, une voix descen­dit de la Sainte Montagne et me trans­pe­rça com­me une flè­che dans le dos : « Moi non plus je ne te vois pas. Je t’ai regar­dé,  Antonio, et je ne t’ai pas vu : où était-il ton cœur ?  Et ain­si, tu as osé me ten­ter.  Maintenant, va, le soleil se cou­che, il fera bien­tôt nuit, au-dehors et au-dedans, même à l’intérieur de ta si génia­le cabo­che.  Alors vien­dra le moment d’allumer ton cœur et je me lais­se­ra voir : mais ce ne sera que le don d’un instant, !a ne te suf­fi­ra pas à croi­re pour tou­jours ».

« Si je vois, alors je croi­rai et je serai dans la joie ! »

« Souviens-toi, Antonio, qu’ensuite tu devras souf­frir pour croi­re à ton pro­pre sou­ve­nir. La véri­té est la seu­le cho­se que ton cer­veau et que les yeux de ton corps ne peu­vent per­ce­voir : ils ne cap­tu­rent que les illu­sions et non la réa­li­té.  Mais pas le cœur.  Le cœur, lui, sait bien ce qu’il voit, com­me à Emmaüs. »

Par Antonio Margheriti, d’après un arti­cle ori­gi­nal en ita­lien tra­duit et publié avec l’autorisation de l’auteur.

 

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