Quand Staline voulait un métro aussi beau que nos cathédrales

… Alors que les catho­li­ques, de leur côté, con­strui­sa­ient des égli­ses lai­des com­me des caser­nes com­mu­ni­stes.

Vittorio Messori

Vittorio Messori

Pouvez-vous ima­gi­ner le cama­ra­de Staline assi­ster à la mes­se ? Ca m’est pour­tant arri­vé dans l’un de ces égli­ses à « l’architecture » con­tem­po­rai­ne (et j’emploie les guil­le­me­ts à des­sein, le nom de cet art étant abu­sif dans le cas pré­sent) dans une débau­che de béton armé appa­rent, d’aluminium, de ver­re, de tubes néon, de mobi­lier abstrait avec, sur le toit, une clo­che juchée sur un pylô­ne indu­striel en fer. Tout cela au nom d’un pau­pé­ri­sme déma­go­gi­que, d’une « Eglise des pau­vres » fleu­rant bon les années sep­tan­te.  Vous avez cer­tai­ne­ment en tête l’un ou l’autre exem­ple d’une de ces hor­reurs, ce qui vous per­met­tra de mieux com­pren­dre ce dont je par­le.

Pendant la célé­bra­tion de la mes­se, une mali­cieu­se distrac­tion m’a fait pen­ser au métro de Moscou. De tous les métros du mon­de, celui-ci pré­sen­te une par­ti­cu­la­ri­té uni­que : alors que par­tout ail­leurs on ne se préoc­cu­pe que de l’aspect fonc­tion­nel des cho­ses avec des sta­tions pure­ment uti­li­tai­res, il n’en va pas de même pour la capi­ta­le rus­se.  Ici, cha­que sta­tion – elles sont tou­tes dif­fé­ren­tes – est un véri­ta­ble festi­val de colon­nes, de cha­pi­teaux, de mosaï­ques, de pein­tu­res mura­les, de stucs, de sta­tues en mar­bre et en bron­ze, de lustres gigan­te­sques en métal pré­cieux, de pla­fonds recou­verts de fre­sques et de vitraux.  Ce n’est pas un hasard si ces lieux sont pro­té­gés en tant que patri­moi­ne natio­nal.  Quand on y entre, on n’a pas l’impression d’être dans une sta­tion de trans­port public mais plu­tôt dans une fastueu­se cathé­dra­le sou­ter­rai­ne.

Je veux un métro si maje­stueux qu’il éton­ne et fasci­ne tous ses usa­gers

moscow-metro1Et c’est exac­te­ment le résul­tat que vou­lait obte­nir Staline quand, à l’aube des années tren­te, il con­vo­qua les meil­leurs archi­tec­tes du régi­me pour leur tenir un discours dont la teneur nous est par­ve­nue grâ­ce à des docu­men­ts de l’époque qui éta­ient jusqu’il y a peu enfouis dans des archi­ves inac­ces­si­bles qui, depuis la chu­te humi­lian­te de l’empire sovié­ti­que, sont con­sul­ta­bles par les cher­cheurs. Le despo­te décla­ra donc, en sub­stan­ce, à ses archi­tec­tes : «  tou­tes les gran­des vil­les du capi­ta­li­sme ont leur réseau de métro.  Il est temps que la capi­ta­le des Soviets ait le sien.  Cependant, moi j’en veux un très spé­cial dans lequel cha­que sta­tion soit, sans qu’on regar­de à la dépen­se, si maje­stueu­se qu’elle éton­ne et fasci­ne tous les usa­gers.  Je ne veux pas seu­le­ment qu’il s’agisse d’un chef d’œuvre d’ingénierie mais bien d’un chef d’œuvre arti­sti­que d’un faste tel qu’il lais­se les gens pan­tois ».

769336_originalComme on le sait, obéir sans discu­ter avec un zèle ser­vi­le était le seul moyen de sau­ver sa peau quand il s’agissait de lui et de ses féro­ces for­ces de poli­ce secrè­tes. Aucun des archi­tec­tes con­vo­qués n’osa donc piper mot mais le dic­ta­teur, dans un élan de con­de­scen­dan­ce magna­ni­me, accep­ta tou­te­fois d’apporter une répon­se aux que­stions qu’il lisait sur le visa­ge inter­lo­qué de ses audi­teurs.  Voici ses expli­ca­tions : « Je sais qu’au fond de vous, vous vous deman­dez pour­quoi je vous ordon­ne de mul­ti­plier le coût des tra­vaux, non seu­le­ment par les déco­ra­tions et les œuvres d’art mais éga­le­ment par la tail­le des gigan­te­sques exca­va­tions.  En fait, je veux que cha­que sta­tion soit aus­si vaste qu’une cathé­dra­le.  Voilà à quoi je pen­se : aux cathé­dra­les.

Je veux que les ouvriers puis­sent jouir d’u­ne beau­té qui com­pen­se cel­le qu’ils ont per­due

Comme vous le savez, nous avons arra­ché les peu­ples de l’Union Soviétique aux super­sti­tions reli­gieu­ses, nous avons fer­mé ou détruit tou­tes les égli­ses, nous avons remi­sé les icô­nes dans des dépô­ts des musées, fon­du les clo­ches, tran­sfor­mé l’or des obje­ts du cul­te en piè­ces de mon­na­ie. Mais je sais que les tra­vail­leurs sont nostal­gi­ques de l’époque où, au moins une fois par semai­ne, ils pou­va­ient quit­ter la lai­deur de leurs mai­sons pour la splen­deur des égli­ses, et que, pen­dant de lon­gues litur­gies, ils pou­va­ient être entou­rés par la beau­té, un peu com­me des rois dans leur palais.

1Et bien voi­là : je veux répon­dre à cet­te nostal­gie, je veux l’affronter en per­met­tant aux ouvrier de jouir, deux fois par jour, d’une beau­té qui com­pen­se cel­le qu’ils ont per­due. Aller et reve­nir du tra­vail leur sem­ble­ra pareil à la fré­quen­ta­tion des plus bel­les cathé­dra­les que nous avons fait fer­mer ou abat­tre.  Même le nou­vel hom­me nou­veau com­mu­ni­ste a besoin de beau­té et nous la lui offri­rons non pas dans ces égli­ses ana­chro­ni­ques mais dans les sous-sols de Moscou, dans les sta­tions de métro de la capi­ta­le du com­mu­ni­sme mon­dial ».

Staline, com­me on le sait, a long­temps été sémi­na­ri­ste de l’Eglise ortho­do­xe de Géorgie, il con­nais­sait donc son affai­re et il savait bien – à la dif­fé­ren­ce de ces catho­li­ques « socia­le­ment enga­gés » d’il y a quel­ques décen­nies qui l’avaient oublié – que les pau­vres ne se sont jamais scan­da­li­sés, à aucu­ne épo­que et en aucun lieu, de la riches­se, voi­re du faste des égli­ses mais qu’ils l’ont tou­jours con­si­dé­ré com­me un de leurs droi­ts. Le droit de pro­fi­ter eux aus­si d’une beau­té qui ne soit pas réser­vée aux pri­vi­lé­giés de ce mon­de mais qui soit ouver­te à tous ; le droit, au moins une fois par semai­ne, de se sen­tir entou­ré d’œuvres d’art et d’objets pré­cieux.

Aujourd’hui l’Etat ne détruit plus les bel­les égli­ses mais on en con­struit des hor­ri­bles

Aujourd’hui, en revan­che, voi­ci la situa­tion dans laquel­le nous nous trou­vons : l’Etat ne démo­lit plus les égli­ses mais, dans les ban­lieues, les évê­ques, les prê­tres et les reli­gieux en con­strui­sent par­fois de nou­vel­les. Enfantant, dans la majo­ri­té des cas, l’une de ces hor­reurs repous­san­tes que nous con­nais­sons bien, où la beau­té est absen­te non seu­le­ment à cau­se de l’incompétence des archi­tec­tes et du man­que de vrais arti­stes (il y a aus­si un peu de cela) mais aus­si, trop sou­vent, par choix déli­bé­ré, par obéis­san­ce à une cer­tai­ne idéo­lo­gie clé­ri­ca­le.

Sous Staline, les rus­ses ava­ient au moins la con­so­la­tion des stations-cathédrales alors qu’aujourd’hui il ne nous reste, en gui­se de tem­ples, que des « lieux de dia­lo­gue, de débat, de socia­li­sa­tion ». Des fonc­tions pour lesquel­les on peut se con­ten­ter d’un han­gar, d’un caba­non ou d’une piè­ce nue.

D’après un arti­cle de Vittorio Messori publié en ita­lien sur Vivaio en décem­bre 2014.

 

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