Le retour du léviathan

Antonio Margheriti

A quoi bon étu­dier autant si le pre­mier lob­by au pou­voir peut nous fai­re tout oublier ? A quoi bon tou­tes ces années pas­sés à user nos culot­tes sur les bancs des uni­ver­si­tés à étu­dier Hobbes et à fai­re l’éloge de son célè­bre « Léviathan » dans les facul­tés de scien­ces poli­ti­ques et de phi­lo­so­phie si c’est pour le jeter aux oubliet­tes  ?

Peut-être le temps est-il venu pour nous de repren­dre en main ce Léviathan et de nous remé­mo­rer les abjec­tions qu’il a répan­dues sur le mon­de.

Homo homi­ni lupus, écri­vait Hobbes, l’homme est un loup pour l’homme, ce qui expli­que la fonc­tion vita­le de l’Etat : impo­ser des limi­tes au man­que de limi­tes de l’instinct pré­da­teur de l’homme. L’Etat est donc la struc­tu­re éta­ti­que, l’enceinte qui enfer­me notre bestia­li­té humai­ne.

La loi natu­rel­le est inscri­te en nous

Il n’y a rien de bien sor­cier ni de révo­lu­tion­nai­re là-dedans : il s’agit d’un remè­de aux effe­ts nocifs de la liber­té liée au péché ori­gi­nal qui fait de nous des loups les uns pour les autres.

Dans son Léviathan, Hobbes nous expli­que la néces­si­té de la con­struc­tion de l’Etat, c’est-à-dire d’un ensem­ble de struc­tu­res qui ont le pou­voir d’imposer leurs pro­pres règles : il s’agit de la loi civi­le.  Toutefois, pour­suit Hobbes, il exi­ste aus­si une loi natu­rel­le qui repré­sen­te l’ensemble des règles de vie fon­da­men­ta­les — instinc­ti­ves, pourrions-nous dire —  que notre rai­son peut immé­dia­te­ment iden­ti­fier, dédui­re natu­rel­le­ment et recon­naî­tre com­me s’imposant à nous, pour autant que nous nous en remet­tions à notre bon sens (et pas aux idéo­lo­gies).  La loi natu­rel­le est donc inscri­te en nous-mêmes.

Le pro­blè­me, c’est que cet­te loi natu­rel­le, une fois iden­ti­fiée, n’impose rien par elle-même, n’étant pas une con­struc­tion sou­te­nue par les struc­tu­res coer­ci­ti­ves pro­pres à la loi civi­le posi­ti­ve : je peux tout à fait savoir et recon­naî­tre ce qui est bien et juste et le fai­re, ou bien ne pas le fai­re, peu m’importe. Comment fai­re pour sor­tir de cet­te impas­se ?

C’est le pro­blè­me de l’œuf de Colomb. Hobbes nous expli­que en fait que c’est pré­ci­sé­ment là le rôle de la loi civi­le : impo­ser le respect de la loi natu­rel­le, c’est-à-dire de la rai­son onto­lo­gi­que des cho­ses.  Tout fonc­tion­ne, nous dit Hobbes, si la loi civi­le se cal­que sur la loi natu­rel­le.  Ce n’est donc pas la loi civi­le qui défi­nit la loi natu­rel­le mais le con­trai­re.

L’Etat n’a pas pour but de maxi­mi­ser nos droi­ts

A par­tir de là, Hobbes intro­duit une distinc­tion plus sub­ti­le qui échap­pe à nom­bre d’entre nous : la dif­fé­ren­ce qui exi­ste entre droit natu­rel et loi natu­rel­le.  Le pre­mier étant la liber­té illi­mi­tée que cha­que indi­vi­du reçoit à la nais­san­ce et la secon­de la limi­te à cet­te liber­té.  La distinc­tion entre liber­té abso­lue et liber­té civi­le est issue de la rai­son innée et de la rai­son acqui­se, c’est-à-dire de la mora­le (l’ensemble des prin­ci­pes dédui­ts de la natu­re, recon­nus par tous  et que cha­cun doit respec­ter) et de l’éthique (qui nous expli­que com­ment se com­por­ter civi­le­ment).  On peut résu­mer cela en un mot : je ne suis pas libre de fai­re tout ce qui repré­sen­te un dan­ger à ma pro­pre vie ou à cel­le d’autrui mais éga­le­ment à la vie en géné­ral.  Autrement dit, je ne suis pas libre de vio­ler la loi natu­rel­le.

La loi de l’Etat con­sti­tue une limi­ta­tion du « droit à tout », par­ce qu’elle dispo­se des moyens de s’imposer à tous. L’Etat n’est donc pas cet­te cho­se qui doit nous don­ner « droit à tout » com­me on le croit par­fois aujourd’hui , bien au con­trai­re : le « droit à tout » serait un per­mis de tuer, de sui­ci­der, de pil­ler et se can­ni­ba­li­ser systé­ma­ti­que­ment : homo homi­ni lupus !

Voilà un sujet sur lequel nous devrions médi­ter par­ce que nous lut­tons pour sau­ve­gar­der la rai­son et la cul­tu­re qui sont pré­ci­sé­ment bran­dies en éten­dard par ceux qui nous accu­sent de mener un com­bat « obscu­ran­ti­ste » d’arrière-garde alors que nous nous réfé­rons aux « lumiè­res » de Hobbes.

Par Antonio Margheriti, d’après un arti­cle ori­gi­nal en ita­lien tra­duit et publié avec l’autorisation de l’auteur.

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