Une curieuse rencontre apocalyptique

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Antonio Margheriti

Il faisait encore nuit ce lundi matin lorsque je suis arrivé à la gare centrale de Rome: c’est pour le moment très compliqué de prendre le train à Rome à cause de toutes ces routes barrées, de ces files interminables et des contrôles de sécurité provoqués par le Jubilé d’une part (important surtout sur le plan touristique) et par ce Mahomet kamikaze d’autre part, qui telle une punition invoquée par les enfers s’abat sur nos villes repues et indifférentes, sans Dieu et vides, obsédées plus ou moins consciemment avides d’obscurantisme et de mort.

En sortant de la gare, je m’arrête un instant à l’entrée pour fumer, un peu nauséeux et un pressentiment désagréable commence à m’envahir. Il fait encore nuit mais c’est déjà le chaos alentour.  Quand il fait noir, je pense souvent à Dieu et je me demande dans combien de cœurs perdus dans la ville il peut bien se cacher : je les vois tous courir, essoufflés, nerveux, névrosés par leur incertitude existentielle et plus ils se donnent du mal, plus ils paraissent indigents à l’extérieur et pauvres à l’intérieur.  Quel sens y a-t-il à vivre ainsi, me demandais-je ?  Dans leur cœur essoufflé, y-a-t-il encore une petite place pour Dieu ?  Ont-ils encore seulement le temps de le chercher ?  Croient-ils à quelque chose de plus qu’à leur survie ?

Embrumé par la nicotine et sentant monter en moi ce vague à l’âme que ne manque jamais de me provoquer le sentiment d’aliénation de me sentir anonyme dans ces non-lieux par excellence que sont les gares, je m’arrête un instant pour lire les billets accrochés à l’arbre à vœux: un gigantesque arbre de Noël, mélancolique, planté devant l’entrée de la gare.

Je n’y lis que de pauvres vœux rhétoriques, fatigués et creux, aspirant à des régénérations indéterminées et cosmiques, des rêves de grandeur comme ces « prières des fidèles » et d’autres considérations plus pratiques comme ce billet sur lequel était écrit « p.s. si possible, fais-moi réussir mes examens ». Presque tous s’adressaient au Père Noël et je réalisai rapidement que ce n’était pas lui l’Enfant de Noël.  Et pourtant c’est sa fête : c’est un peu comme si pour fêter l’anniversaire d’un enfant, on faisait la fête au pâtissier qui s’était occupé de confectionner gâteau en ignorant l’enfant tout seul dans un coin.

J’en étais à ce point dans mes réflexions au moment où je m’apprêtais, au milieu de tous ces gens, à vivre sans le savoir une expérience singulière et qui me parut par la suite hautement symbolique, pour ne pas dire apocalyptique.

Oui, parmi ces milliers de gens, il a fallu que ça tombe justement sur moi.

Je n’avais pas encore achevé ma cigarette quand j’aperçus derrière moi ce qui ressemblait à un vieux clochard aviné. Sur le moment je n’ai pas prêté attention à un certain détail : il était soutenu par une jeune femme soignée qui semblait être là pour le laisser faire et qui pas une seule fois ne tourna la tête, le regard perdu ailleurs.  Mais avant que je n’aie eu le temps de réfléchir aux détails de la scène, le vieux clochard m’agressa soudain avec raillerie.

Il avait un regard ironique sous son bonnet et sa bouche était déformée par un rictus complètement édenté qui exhalait la fumée d’une cigarette allumée en permanence. Mon odorat puissant, pourtant entraîné à capter toute senteur fût-elle imperceptible, terrorisé que je suis par les mauvaises odeurs,  ne put cette fois capter aucune odeur désagréable : le vieux clochard ne puait pas, il semblait sale et négligé mais il ne puait pas mis à part l’odeur de la fumée, ce qui ne manqua pas de piquer ma curiosité au vif.

L’éternel clodo qui vient me taxer une cigarette, me dis-je, en le voyant foncer droit sur moi sans cesser de me fixer avec la femme soignée toujours à ses côtés.

Finalement, il se campe droit devant moi et m’attaque brusquement, à brûle-pourpoint, toujours avec son rictus ironique, et il me demande :

« Tu crois en Dieu, toi ? »

Instinctivement, je luis réponds : « bien sûr ! »

« Nous pas ! »

Sur le moment, je n’ai pas prêté particulièrement attention à ce « nous » en pensant qu’il parlait de lui et de la femme.

« Tu ne sais pas ce que tu rates ! » lui répondis-je distraitement : encore un timbré, sans aucun doute.

Il me dit des choses que je ne comprends pas, des marmonnements de fou aviné mais il ne cesse pas de sourire, ironique. Il n’arrête pas avec ces « nous », « nous ».

« Nous avons connu Wojtyla, nous l’avons rencontré », dit-il.

« C’est bien, tu as de bonnes fréquentations », répliquais-je.

« Nous parlons toutes les langues du monde, tu sais ? Nous sommes allés partout ! »

Il se lance alors un rapide monologue sans hésitation, sans aucune pause dans plusieurs langues que je réussis à distinguer, en espagnol, portugais, anglais, polonais, russe, arabe et dans une langue sémitique gutturale. Tout cela avec une extrême fluidité et une grande clarté de prononciation.

C’est à ce moment prévis que j’ai commencé à m’inquiéter tout en gardant les yeux fixés sur ses lèvres plissées en un sourire découvrant sa cavité buccale édentée. A peine remis de son incroyable polyglottisme, je m’aperçois alors, détachant mes yeux de sa bouche, que la femme qui l’accompagnait avait disparu.  Littéralement envolée.  Depuis quand ?

Il n’y avait plus que lui et moi. Au beau milieu de la gare anonyme de Termini alors que le soleil se levait péniblement à l’horizon.

« Comment se fait-il qu’avec toutes ces langues que tu parles, ils ne t’aient pas encore fait pape ? »

Son sourire s’élargit et il répond : « Et nous possédons la théologie et toutes les sciences et toutes les choses cachées ». Il dit « posséder » et non « savoir» ou « connaître » mais par-dessus tout, il ne cesse pas de dire « nous » bien que la femme qui l’accompagnait ait disparu.

« Tu as vu le film sur le Pape François ? »

« Non, certainement pas ! » Répondis-je, scandalisé.  Pourquoi ce type-là me pose-t-il une telle question ?  Je me dit alors qu’il s’agissait probablement de l’un de ces sans-abris qui avaient été invités à voir le film au Vatican.

« Nous croyons en lui. Pourquoi n’y crois-tu pas ? »

« Parce que je suis catholique… ». Ok, ça m’a échappé.  J’avoue, c’est ce que j’ai répondu.  Et il recommence à marmonner dans toutes les langues sans vraiment en parler aucune comme Salvatore dans Le Nom de la Rose et peu à peu son ironie s’efface et son sourire disparaît.  Je cherche un moyen pour me débarrasser de lui mais il continue à me fixer droit dans les yeux et je ne bouge pas.

Je comprends au vol la phrase en espagnol « La superstition catholique s’est éteinte… l’Eglise n’est plus ici » et passant automatiquement au français, il fait un geste avec les mains et un autre avec la bouche comme pour dire quel quelque chose a explosé, est parti en fumée, s’est volatilisé, mais je ne comprends pas ses mots.

« Noël » – et il indique l’arbre des souhaits devant nous – « c’est notre fête ».

J’étais sur le point de lui demander « la fête des clochards ? » mais ça aurait été indélicat. Puis, comme s’il lisait dans mes pensées, il ajouta dans un allemand qui était peut-être du suédois « nous sommes aussi l’Esprit de Noêl », je sais que c’est ce qu’il a dit parce qu’il m’en offrit généreusement une traduction en italien.

Ce vieux est en plein délire, me dis-je…

« Oui, c’est ça », dis-je d’un ton distrait et hautain en cherchant un moyen de m’en débarrasser mais lui insiste pour me parler.

« Celui qui veut être heureux sait qu’on n’est jamais sûr du lendemain », récite-t-il amusé.

« Si tu veux, ok. Je serai heureux demain, aujourd’hui je n’ai pas le temps, allez salut »

Je me retourne et fais mine de m’en aller en jetant mon mégot de cigarette. Mais lui, imperturbable, continue son soliloque en ma direction.

J’avais à peine fait quelques pas que, haussant la voix, il me foudroya dans le dos en me lançant une affirmation cette fois dans un italien clair, limpide, théâtral, sans bredouillage :

« Nous possédons toutes les langues, toutes les sciences sacrées et profanes, la sagesse et la folie de chaque siècle, nous ne mourons jamais, alors dis-moi quelle est la différence entre moi (cette fois il disait « moi » et plus « nous ») et ton Dieu inutile ? Où est-il ton Dieu, ici ? ».

Je m’arrête, interdit, je me retourne et, pétrifié, je le regarde s’amuser follement tel un bouffon à la fête des fous dans un village de campagne du seizième siècle : sautillant sur une jambe et entamant une danse tribale d’ivrogne, il me montre le monde autour de lui: « beau, non ? » me demande-t-il en me montrant le vaudeville qui m’entourait…. « mais ça ne te plaît pas, tu n’aimes pas la foule, elle est laide, la foule, n’est-ce pas ? Elle souille notre belle ville de Rome » et il me rit au nez d’un rire entendu alors que je n’en crois pas mes yeux.  « Nous ne dédaignons pas la laideur, personne peut être sauvé ici ».  Oui, me dis-je, la beauté est salut, elle illumine les hommes et tous ceux qui les entourent et ceux-là sont éteints.  Où donc est Dieu ici, me demandais-je avant cette rencontre.

« Nous sommes également au Vatican. Le Dieu invisible ne s’y trouve pas non plus.  Moi je suis une présence réelle ici.  Tu me vois, non ? »

Je reste coi, médusé, et j’en attrape la chair de poule. En protestant, il me pose cette dernière question sur le ton de la moquerie :

« Pourquoi ne crois-tu pas à ce que tu vois et crois-tu à ce que tu ne vois pas ? Tu vois ?  Tous ici croient en nous qui ne sommes rien mais ils nous voient.  Que celui qui veuille être heureux soit heureux ! »

Sur le moment, je ne comprends pas ce qu’il dit et je me dirige vers les voies tout en essayant de me concentrer et de me remémorer à cette rencontre singulière, pour ne pas dire apocalyptique dont je viens d’être témoin et tout bien considéré, victime. Pourquoi justement à moi, pourquoi me poser cette question : « Crois-tu en Dieu ? »

En le laissant rire de ses insanités, j’entends encore une dernière phrase : « Pourquoi ne me demandes-tu pas mon nom ? Tu ne veux pas le savoir ?  Alors je vais te le dire : Désir !  Héhé, attends.  Allez, fais un vœu !».

Par Antonio Margheriti, d’après un article original en italien traduit et publié avec l’autorisation de l’auteur.

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