La liturgie et l’Église se tiennent mutuellement ou chutent ensemble

Tiré du blog  de l’as­so­cia­tion litur­gi­que amé­ri­cai­ne Adoremus tra­duit par l’Association Pro Liturgia.

Il est dif­fi­ci­le de rester indif­fé­rent à la cri­se ecclé­sia­le que nous con­nais­sons actuel­le­ment. La pei­ne, la con­fu­sion, les que­stions sont en cha­cun d’entre nous, même si elles se pré­sen­tent de façons variées sui­vant les per­son­nes. Comme le fai­sait remar­quer le car­di­nal Ratzinger, l’Eglise est « une entre­pri­se tou­jours en cours de réfor­me », c’est-à-dire tou­jours à puri­fier. Mais la cri­se actuel­le s’avère com­ple­xe et la réfor­me doit être menée en con­sé­quen­ce. Dans ce con­tex­te dif­fi­ci­le, il est néces­sai­re de par­ler — une fois enco­re — de la litur­gie.

Beaucoup de fidè­les pen­sent peut être que le sujet ne méri­te pas qu’on s’y attar­de : ce n’est pas quand la mai­son est en feu qu’on doit s’interroger sur la façon de dispo­ser et net­toyer le mobi­lier ; il faut d’abord… sau­ver les meu­bles ! Devrions-nous pas­ser notre temps et gaspil­ler notre éner­gie à par­ler de litur­gie alors qu’il y a tant d’autres pro­blè­mes impor­tan­ts à résou­dre, tant de déci­sions à pren­dre, de chan­ge­men­ts à met­tre en œuvre ? La « bel­le et bon­ne litur­gie » n’est-elle pas un luxe, quel­que cho­se dont on pour­rait s’occuper une fois le vrai tra­vail accom­pli ? Qui, aujourd’hui, peut pen­ser que le soin de la litur­gie est une prio­ri­té alors qu’il y a tant d’autres cho­ses pres­san­tes à fai­re dans une chan­cel­le­rie épi­sco­pa­le, dans une parois­se ou dans un sémi­nai­re?

Joseph Ratzinger a un point de vue radi­ca­le­ment dif­fé­rent. Il y a quel­ques années, dans la pré­fa­ce qu’il avait fai­te pour l’édition en rus­se de ses écri­ts sur la litur­gie, il notait : « La cau­se la plus pro­fon­de de la cri­se qui a bou­le­ver­sé l’Eglise rési­de dans l’obscurcissement de la prio­ri­té de Dieu dans la litur­gie. » Et il expli­quait : « L’existence de l’Eglise dépend de la célé­bra­tion cor­rec­te de la litur­gie ; l’Eglise est en dan­ger lor­sque la pri­mau­té de Dieu n’apparaît plus dans la litur­gie ni, par con­sé­quent, dans la vie. » Il est impor­tant de remar­quer un adjec­tif uti­li­sé dans cet­te phra­se : Joseph Ratzinger n’écrit pas sim­ple­ment que l’Eglise vit de la célé­bra­tion de la litur­gie ; il pré­ci­se qu’elle vit de la célé­bra­tion « cor­rec­te » de la litur­gie. Pour le dire de façon plus sim­ple, il ne s’agit pas d’avoir des prê­tres qui sachent « dire la mes­se » ; il faut sur­tout les prê­tres qui sachent la célé­brer « cor­rec­te­ment ». Et Joseph Ratzinger insi­stait : « L’Eglise se tient avec la litur­gie ou tom­be avec la litur­gie. Par con­sé­quent, la célé­bra­tion “cor­rec­te” de la litur­gie sacrée est au cen­tre de tout renou­veau de l’Eglise. » Tout renou­veau, ce renou­veau que nous dési­rons, a son cen­tre dans la célé­bra­tion « cor­rec­te » de la litur­gie. Essayons de com­pren­dre pour­quoi.

Au cœur du pro­blè­me se trou­ve la prio­ri­té que l’on don­ne à Dieu et, par con­sé­quent, à la foi. Les croyan­ts — et le mon­de en géné­ral — ont besoin de trou­ver les occa­sions d’une vra­ie ren­con­tre avec Dieu. Et cet­te ren­con­tre se pro­duit — ou du moins devrait pou­voir se pro­dui­re — d’abord et avant tout, dans et par la litur­gie sacrée qui, com­me nous l’en­sei­gne le Concile, est la sour­ce et le som­met de la vie de l’Eglise donc de notre vie et de notre mis­sion (Sacrosanctum Concilium, n.10). Aucune autre action, aus­si pres­san­te ou inté­res­san­te puisse- t‑elle être, ne peut sur­pas­ser en effi­ca­ci­té l’action de la litur­gie, ajou­te le Concile (SC, n. 9). Si nous ne ren­con­trons pas Dieu — et Lui seul — dans la litur­gie en rai­son d’une célé­bra­tion incor­rec­te, ban­ca­le au point de deve­nir un obsta­cle pour la foi des croyan­ts, alors l’Eglise tom­be. Remarquons bien que ce qui est « inap­pro­prié » en litur­gie n’est pas l’irrévérence que l’on obser­ve occa­sion­nel­le­ment dans cer­tai­nes célé­bra­tion ou l’inesthétisme de cer­tains gestes ou de cer­tai­nes égli­ses. Est inap­pro­prié ce qui ne rend pas Dieu trans­pa­rent pour tous. Est « inap­pro­prié » en litur­gie ce qui a sa sour­ce dans un man­que de foi qui finit par obscur­cir la Présence divi­ne.

En de rares excep­tions, Benoît XVI a pris la paro­le depuis sa retrai­te au cou­vent « Mater Ecclesiae ». Il est alors tou­jours reve­nu sur cet­te idée : la foi est à la base de tout. En pro­po­sant une ana­ly­se luci­de de la cri­se des abus sexuels, il a rap­pe­lé que ce qui expli­que ces com­por­te­men­ts abjec­ts est en fin de comp­te l’absence de Dieu. Mais Benoît XVI a pour­sui­vi en disant que les cri­ti­ques de son ana­ly­se ne font que con­fir­mer son point de vue : les cau­ses de la cri­se se trou­vent bien dans la mise à l’écart de Dieu dont le nom dispa­raît des étu­des théo­lo­gi­ques et pas­se au second plan tant dans les homé­lies que les mes­ses domi­ni­ca­les.

Dieu doit demeu­rer la prio­ri­té, main­te­nant plus que jamais. Un renou­veau de la foi est urgent pour l’Eglise. Bien sûr, il y a d’autres pro­blè­mes com­ple­xes à gérer, et nous n e pou­vons que remer­cier ceux qui s’engagent pour répon­dre à des cri­ses aux dimen­sions impré­vues, tel­les que la con­fu­sion doc­tri­na­le, les abus sexuels et la cor­rup­tion finan­ciè­re. Mais il faut recon­naî­tre que les solu­tions pro­po­sées à ces cri­ses ne per­met­tent jamais un renou­veau long et dura­ble au sein de l’Eglise. Car le vrai renou­veau ne peut naî­tre que de la foi : de la ren­con­tre réel­le avec le Dieu vivant qui vient à nous d’abord et avant tout dans une « authen­ti­que » célé­bra­tion de la litur­gie. Rien n’e­st plus impor­tant, rien n’e­st donc plus urgent que la litur­gie. « L’Eglise vit de la célé­bra­tion de la litur­gie — nous a rap­pe­lé Benoît XVI — et par con­sé­quent, l’Eglise est en dan­ger dès la pri­mau­té de Dieu n’apparaît plus dans la litur­gie ni, par con­sé­quent, dans la vie. »

Comment s’engager sur cet­te voie d’un renou­veau véri­ta­ble ? Le témoi­gna­ge et les ensei­gne­men­ts de Benoît XVI peu­vent nous offrir aujourd’hui des clés impor­tan­tes. L’exemple qu’il nous a don­né est tou­jours dans nos mémoi­res : durant ses années de pon­ti­fi­cat, il a fait de la célé­bra­tion de la litur­gie une véri­ta­ble prio­ri­té, pro­mou­vant plus de révé­ren­ce, plus de silen­ce, d’adoration, de solen­ni­té, de beau­té, de tra­di­tion et nous lais­sant ain­si un impor­tant ensei­gne­ment de por­tée mysta­go­gi­que. Cet ensei­gne­ment n’appartient pas au pas­sé. Ainsi, sur la base de ses écri­ts, on peut déga­ger trois idées-clés pour un renou­veau litur­gi­que fruc­tueux per­met­tant d’amorcer un redres­se­ment dura­ble de l’Eglise.

L’un des ensei­gne­men­ts de Benoît XVI con­cer­ne l’ « équi­li­bre », c’est-à-dire la recher­che d’une véri­ta­ble con­ti­nui­té avec la tra­di­tion. Comme on le sait, la litur­gie est sou­vent une sour­ce de con­tro­ver­ses et de discus­sions d’autant plus pas­sion­nées qu’elles oppo­sent des per­son­nes qui maî­tri­sent mal ou même pas du tout le sujet. C’est pour cet­te rai­son que même les prê­tres et les évê­ques choi­sis­sent soi­gneu­se­ment d’éviter le thè­me de la litur­gie lors de leurs ren­con­tres et de leurs tra­vaux. Mais, ce silen­ce, cet­te fui­te, peuvent-ils con­sti­tuer une répon­se à la que­stion ? Le désir d’éviter les « guer­res litur­gi­ques » est-il une rai­son suf­fi­san­te pour igno­rer ce qui con­sti­tue la sour­ce et le som­met de notre vie et de notre mis­sion ?

Une meil­leu­re appro­che sem­ble se trou­ver dans une com­pré­hen­sion équi­li­brée de la restau­ra­tion litur­gi­que vou­lue par Vatican II et de sa pla­ce dans la vie con­crè­te de l’Eglise. Et pour cela, nous devons bien com­pren­dre ce qu’est la « tra­di­tion » même si l’emploi de ce mot rend cer­tai­nes per­son­nes ner­veu­ses… Benoît XVI nous dit que la tra­di­tion est com­me un fleu­ve : une réa­li­té vivan­te, tou­jours issue d’une sour­ce uni­que et tou­jours en déve­lop­pe­ment. Elle doit rester la même mais sans jamais sta­gner. Le mou­ve­ment litur­gi­que des XIXe et XXe siè­cles, dans sa vision ori­gi­nel­le, avait favo­ri­sé un renou­vel­le­ment néces­sai­re allant dans ce sens et le Concile Vatican II a vu ce renou­vel­le­ment com­me un « évé­ne­ment pneu­ma­ti­que », pro­dui­sant alors dans la con­sti­tu­tion « Sacrosanctum Concilium », un juste équi­li­bre inté­rieur par­mi les dif­fé­ren­ts aspec­ts de la réfor­me litur­gi­que. Pour cet­te rai­son, le Concile Vatican II et les déve­lop­pe­men­ts litur­gi­ques qui l’ont sui­vi ne peu­vent être inter­pré­tés qu’à tra­vers « l’herméneutique de la con­ti­nui­té ». Toute autre inter­pré­ta­tion con­duit iné­vi­ta­ble­ment à des échecs, à des dra­mes. Le Concile a été à l’origine d’un renou­veau litur­gi­que néces­sai­re et équi­li­bré. Mais, ajou­tait le car­di­nal Ratzinger, « dans la mise en œuvre des orien­ta­tions de Vatican II, il était deve­nu faci­le de bri­ser l’équilibre du docu­ment con­ci­liai­re pour con­dui­re la litur­gie dans une direc­tion qu’elle ne devait pas pren­dre. » Alors que les règles litur­gi­ques éta­blies à la sui­te du Concile éta­ient très clai­re­ment obli­ga­toi­res, il est deve­nu évi­dent que dans la pra­ti­que, beau­coup se sont écar­tés de ce que la con­sti­tu­tion sur la litur­gie avait deman­dé. Par con­sé­quent, être aujourd’hui favo­ra­ble à une « réfor­me de la litur­gie » et dire qu’il faut chan­ger nos façons de trai­ter la litur­gie ne signi­fie pas que l’on soit oppo­sé au Concile. En fait, une « réfor­me » est néces­sai­re pour sim­ple­ment reve­nir à ce que le Concile a vrai­ment dit et vou­lu. Aux fidè­les qui se récla­ment du pro­grès en litur­gie, il faut expli­quer que croi­re que le pro­grès s’est gelé dans les pra­ti­ques litur­gi­ques des années 70 est un par­fait non-sens. Le fleu­ve de la tra­di­tion con­ti­nue de cou­ler et un renou­veau per­met­tant de redres­ser son cours doit se fai­re dans les mau­vai­ses pra­ti­ques litur­gi­ques qui sont deve­nues habi­tuel­les dans nom­bre de parois­ses.

Une autre clé impor­tan­te per­met­tant un véri­ta­ble renou­veau de la litur­gie à la lumiè­re des docu­men­ts du Concile est cel­le de la « par­ti­ci­pa­tion acti­ve ». « Sacrosanctum Concilium » a indi­qué que « dans la restau­ra­tion et la pro­mo­tion de la litur­gie sacrée, la par­ti­ci­pa­tion plei­ne et acti­ve de tous les peu­ples est le but à con­si­dé­rer avant tout » (SC 14). Dans son ouvra­ge sur « L’Esprit de la litur­gie », la car­di­nal Ratzinger a déplo­ré le fait que, « malheu­reu­se­ment, le mot a très vite été mal com­pris pour signi­fier quel­que cho­se d’extérieur entraî­nant un acti­vi­sme géné­ra­li­sé, com­me si le plus pos­si­ble de per­son­nes deva­ient fai­re quel­que cho­se le plus sou­vent que pos­si­ble. » Aujourd’hui, dans les parois­ses, la com­pré­hen­sion défor­mée de la notion de « par­ti­ci­pa­tion acti­ve » con­duit à fai­re quel­que cho­se coû­te que coû­te. Or, cet­te maniè­re de com­pren­dre la « par­ti­ci­pa­tion acti­ve » est étroi­te­ment liée à une vision de la litur­gie cen­trée sur nous-mêmes : désor­mais, ce qui impor­te ce sont nos pré­fé­ren­ces, nos opi­nions, nos goû­ts et nos besoins. Le car­di­nal Ratzinger cri­ti­que ce qu’il appel­le « une nou­vel­le appro­che » de la litur­gie dans laquel­le « les con­cep­ts de base sont la créa­ti­vi­té, la liber­té, l’autocélébration des indi­vi­dus et de la com­mu­nau­té loca­le ». Pour lui, cet­te per­spec­ti­ve est basée sur une gra­ve « erreur anth­ro­po­cen­tri­que » con­dui­sant à célé­brer des litur­gies « éla­bo­rées entiè­re­ment pour les hom­mes, pour ne plai­re qu’aux per­son­nes pré­sen­tes et sati­sfai­re leurs deman­des. » Dans ce cas, la litur­gie n’est plus envi­sa­gée pour glo­ri­fier Dieu et sanc­ti­fier son peu­ple, mais pour favo­ri­ser une acti­vi­té humai­ne cen­trée sur la seu­le com­mu­nau­té qui ima­gi­ne ses pro­pres façons de célé­brer sa foi. L’Eucharistie, dans un tel con­tex­te, sera con­si­dé­rée essen­tiel­le­ment com­me un repas com­mu­nau­tai­re, con­vi­vial, fra­ter­nel, et non plus com­me le rituel de renou­vel­le­ment du sacri­fi­ce rédemp­teur du Christ.

Benoît XVI a été très clair sur ce qu’il faut enten­dre par « com­mu­nau­té » dans le con­tex­te litur­gi­que : « l’Eucharistie ne peut pas être décri­te de maniè­re adé­qua­te par le ter­me “repas” com­mu­nau­tai­re ». « Parler de l’Eucharistie en ter­mes de repas com­mu­nau­tai­re con­duit à oublier que le “prix” de ce repas a été la mort du Christ. » Lorsqu’une assem­blée ne voit l’Eucharistie que com­me un repas, elle « se refer­me sur elle-même et perd la con­scien­ce du dyna­mi­sme tri­ni­tai­re qui don­ne à l’Eucharistie sa gran­deur et sa véri­ta­ble natu­re. »

A la lumiè­re de ces ensei­gne­men­ts, com­ment retrou­ver la gran­deur de l’Eucharistie et la gran­deur de tou­te la vie litur­gi­que de l’Eglise ? L’une des con­tri­bu­tions les plus per­spi­ca­ces de Benoît XVI est son idée du « sacri­fi­ce de la Parole ». Comme nous le savons, nos célé­bra­tions peu­vent par­fois être un peu «ver­beu­ses», com­me si tout devait être expli­qué. Mais il n’e­st pas dif­fi­ci­le de voir que, com­me le dit Joseph Ratzinger, enga­ger une con­ver­sa­tion n’est pas du tout la même cho­se que pro­non­cer un mot. Or, la litur­gie chré­tien­ne est la litur­gie de la Parole, de la « logi­ke latreia », du cul­te selon le Logos. Cela ne signi­fie pas que la litur­gie de la Parole doi­ve être le cen­tre de nos célé­bra­tions, mais que le Christ, le Verbe qui s’est fait chair, est le prin­ci­pal agent de la litur­gie : Il tra­vail­le à tra­vers ses paro­les.
Lors d’une caté­chè­se du mer­cre­di, en 2012, le pape Benoît XVI avait com­men­té la for­mu­le employée par saint Benoît pour expli­quer que quand nous prions, notre esprit doit être en accord avec notre voix. Le pape avait alors expli­qué que dans la vie cou­ran­te, les pen­sées vien­nent en pre­mier, puis arri­vent les mots per­met­tant de for­mu­ler ces pen­sées. Mais, « dans la litur­gie, c’est le con­trai­re qui est vrai : les mots vien­nent en pre­mier. Dieu nous a don­né les mots qu’emploie la litur­gie ; nous devons entrer dans ces mots, dans leur sens et les rece­voir en nous ; et nous devons nous « accor­der » à ces mots. C’est de cet­te façon que nous pou­vons deve­nir des enfan­ts de Dieu. »

Les paro­les de la litur­gie, tirées des Écritures et de la Tradition, doi­vent tou­jours pré­cé­der nos pen­sées, nos sen­ti­men­ts, nos dispo­si­tions : elles sont desti­nées à façon­ner nos façons de croi­re, de prier, de res­sen­tir, d’agir. Plus nous entrons dans ces mots, plus nous ado­rons selon la Parole. Et c’est cela qui nous amè­ne au cœur de la véri­ta­ble « par­ti­ci­pa­tion acti­ve » à la litur­gie : la par­ti­ci­pa­tion à l’action du Christ, qui est un sacri­fi­ce du cœur. Israël com­pre­nait que le sacri­fi­ce agréa­ble à Dieu était un cœur con­trit ; Jésus a tran­sfi­gu­ré les priè­res de la Pâque jui­ve en leur don­nant la por­tée d’ « un cœur qui ouvre la por­te ver­rouil­lée: ce cœur étant son amour. Car Jésus-Christ a don­né à sa mort une dimen­sion ver­ba­le — la priè­re — et, ce fai­sant, a chan­gé le mon­de. »

Plus nous prions avec les paro­les de la litur­gie, qui est la priè­re du Christ, plus nous par­ve­nons à par­ti­ci­per à son sacri­fi­ce. C’est une clé impor­tan­te pour les prê­tres qui célè­brent et pré­si­dent la litur­gie de l’Eglise. Tout prê­tre doit aider le peu­ple des fidè­les à entrer dans les paro­les de la litur­gie et à offrir un sacri­fi­ce du cœur. C’est ce qui enga­ge­ra les fidè­les à « par­ti­ci­per » véri­ta­ble­ment, con­sciem­ment et acti­ve­ment à l’infinie riches­se de la litur­gie sacrée. Redisons-le : les mots de la litur­gie, que ce soit ceux de la litur­gie de la Parole ou ceux des autres tex­tes de la mes­se, doi­vent tou­jours pré­cé­der nos pen­sées, nos sen­ti­men­ts, nos dispo­si­tions afin de façon­ner nos façons d’adorer, de prier, de res­sen­tir et d’agir. Plus nous entrons dans ces mots, plus nous entrons dans un pro­ces­sus d’adoration selon les ensei­gne­men­ts du Verbe de Dieu.

Une der­niè­re clé per­met­tant d’entrer dans le renou­veau litur­gi­que vou­lu par Vatican II est la beau­té. C’est un point un peu com­pli­qué, non seu­le­ment à cau­se de la dif­fi­cul­té à dépas­ser les pré­fé­ren­ces sub­jec­ti­ves en matiè­re de beau­té, mais aus­si par­ce que, par­fois, il sem­ble que cer­tains ont peur que la vra­ie beau­té puis­se avoir tou­te sa pla­ce dans l’Eglise. La médio­cri­té de l’architecture, le misé­ra­bi­li­sme des rituels que l’on voit et de la musi­que que l’on entend dans de très nom­breu­ses parois­ses engen­drent un faux sen­ti­ment de sécu­ri­té dans la mesu­re où ils habi­tuent les fidè­les à la médio­cri­té. Pour nom­bre de clercs, la beau­té sem­ble secon­dai­re, lorsqu’elle n’est pas sim­ple­ment hors de pro­pos ou car­ré­ment per­tur­ba­tri­ce. Quel est le fidè­le qui, après avoir sup­por­té une célé­bra­tion très quel­con­que, ne s’est pas con­so­lé en disant : « Au moins le prê­tre n’a pas modi­fié les paro­les de la con­sé­cra­tion et c’est l’essentiel » ? Mais, est-ce vrai­ment tout ce qui comp­te ? Bien sûr, nous savons que le pain et le vin seront réel­le­ment le corps et le sang du Christ même si les rites de la mes­se ont été bâclés. Après tout, tant que les paro­les de con­sé­cra­tion sont dites vala­ble­ment… Mais quand un croyant se rend à la mes­se et doit, pour gar­der sa foi, lut­ter du début à la fin de la célé­bra­tion pour sup­por­ter ce qu’il voit et entend, il nous faut admi­rer sa per­sé­vé­ran­ce. Et quand un jeu­ne qui va à la mes­se entend de la musi­que de boî­te de nuit et une pré­di­ca­tion d’une extrê­me pla­ti­tu­de, quand rien de ce qu’il entend et voit ne l’inspire ni le sub­ju­gue, alors il ne faut pas être sur­pris que seu­le­ment 7% des bap­ti­sés demeu­rent pra­ti­quan­ts et que par­mi eux, seuls 31% cro­ient enco­re en la Présence réel­le. La solu­tion à cet­te situa­tion ne se trou­ve pas — con­trai­re­ment à ce que disent d’éminents théo­lo­giens — dans les métho­des caté­ché­ti­ques. Car l’effondrement auquel nous assi­stons est d’abord le résul­tat de litur­gies mal célé­brées. La solu­tion au redres­se­ment de l’Eglise est donc, com­me l’a aus­si sou­li­gné Benoît XVI, dans de véri­ta­bles litur­gies accom­plies avec digni­té et dans un con­tex­te de beau­té (qu’il ne faut pas con­fon­dre avec de l’encombrement ou de la lour­deur).

Dans son exhor­ta­tion « Sacramentum Caritatis » de 2007, Benoît XVI écri­vait que « la litur­gie a un lien intrin­sè­que avec la beau­té : elle est “veri­ta­tis splen­dor” ». Parce qu’en Jésus, nous con­tem­plons la Beauté et la Splendeur des ori­gi­nes, [le soin de la beau­té dans la litur­gie] n’est pas seu­le­ment pur esthé­ti­sme, mais la moda­li­té con­crè­te par laquel­le la véri­té de l’amour de Dieu, mani­fe­stée dans le Christ, doit nous fasci­ner et nous empor­ter » (SCar 35). La litur­gie doit donc nous met­tre face à une véri­ta­ble beau­té : « La ren­con­tre avec la beau­té peut deve­nir la mar­que d’une flè­che qui frap­pe nos cœurs et nous ouvre ain­si les yeux.»  Benoît XVI a offert de nom­breu­ses réfle­xions sur dif­fé­ren­ts aspec­ts de la beau­té litur­gi­que que l’on doit retrou­ver dans l’architecture, les rites, les vête­men­ts litur­gi­ques…

Arrêtons-nous un instant sur trois poin­ts qui con­cer­nent la musi­que. Premièrement, la musi­que est néces­sai­re : « Quand l’hom­me entre en con­tact avec Dieu, la sim­ple paro­le ne suf­fit plus. L’expérience de l’amour du divin nous pous­se à chan­ter, com­me le rap­pel­le la célè­bre for­mu­le « can­ta­re aman­tis est » de saint Augustin. »

Deuxièmement, il est indi­spen­sa­ble de pou­voir fai­re une clai­re distinc­tion entre la musi­que sim­ple­ment reli­gieu­se et la musi­que authen­ti­que­ment litur­gi­que. Les deux sty­les sont impor­tan­ts, mais ils sont radi­ca­le­ment dif­fé­ren­ts. La musi­que litur­gi­que, expli­quée par le Concile de Trente, puis par Saint Pie X, puis par le Concile Vatican II et par Saint Jean-Paul II, est con­sti­tuée par le chant gré­go­rien et, à un degré moin­dre, par la poly­pho­nie clas­si­que. Par con­sé­quent, « tou­tes les musi­ques ne peu­vent pas avoir leur pla­ce dans le cul­te chré­tien. Il y a des nor­mes à sui­vre, et ces nor­mes sont dans le Logos. » Dans la musi­que litur­gi­que la prio­ri­té doit être don­née à la Parole sacrée, au Logos : les mélo­dies doi­vent être par­fai­te­ment en har­mo­nie avec les tex­tes de la litur­gie. Elles doi­vent com­me jail­lir du tex­te sacré pour le ser­vir.

Troisièmement — et c’est notre der­nier point — au cours des années qui ont sui­vi le Concile, cer­tains com­po­si­teurs influen­ts ont fait une distinc­tion dra­sti­que entre la musi­que « impé­né­tra­ble » et la musi­que « uti­li­tai­re ». La musi­que « impé­né­tra­ble », ont-ils dit, est le magni­fi­que tré­sor de la tra­di­tion litur­gi­que de l’Église ; mais com­me ses paro­les sont en latin, les fidè­les ne le com­pren­nent pas. Par con­sé­quent, il faut la réser­ver à des con­certs et évi­ter de l’exécuter dans un con­tex­te litur­gi­que où, en fin de comp­te, ne doit être inter­pré­tée que de la musi­que « uti­li­tai­re », c’est-à-dire des chan­ts si sim­ples, que tout le mon­de puis­se être capa­ble de les chan­ter et d’en com­pren­dre les paro­les. Cette idée tota­le­ment faus­se a péné­tré et domi­né la vie des parois­ses du mon­de entier. A ce sujet, le car­di­nal Ratzinger fai­sait remar­quer que « la recher­che de ce qui était uti­le en litur­gie n’a pas ren­du les célé­bra­tions plus lim­pi­des : elle n’a fait que les appau­vrir. » « Une Eglise qui n’utilise que de la musi­que “uti­li­tai­re” — écri­vait Benoît XVI — finit tou­jours par tom­ber dans ce qui, en fait, est inu­ti­le. Une tel­le Eglise devient impro­duc­ti­ve car elle oublie que sa mis­sion est bien plus éle­vée : l’Eglise ne doit pas se con­ten­ter de ce qui est sim­ple­ment agréa­ble et pra­ti­que. A côté des ensei­gne­men­ts des sain­ts, l’art pro­duit par l’Eglise con­sti­tue la seu­le véri­ta­ble « apo­lo­gie » de son histoi­re. L’Eglise a pour mis­sion de tran­sfor­mer, amé­lio­rer, huma­ni­ser le mon­de. Mais com­ment pourrait-elle y par­ve­nir si elle tour­ne le dos à la beau­té qui est si étroi­te­ment liée à l’amour ? L’Eglise doit impé­ra­ti­ve­ment main­te­nir des nor­mes arti­sti­ques éle­vées : elle doit être l’endroit où la beau­té est chez elle. »

Ces pro­pos nous mon­trent une autre façon con­crè­te de pro­mou­voir le renou­veau litur­gi­que : être auda­cieux et viser tou­jours plus haut ; ne jamais se rési­gner au sta­tu quo, à ce qui se fait depuis des décen­nies et qui a instau­ré une médio­cri­té ou une lai­deur que l’on pour­rait qua­li­fier de « tra­di­tion­nel­les » dans nos parois­ses. Nous savons que la médio­cri­té ne pro­duit rien : cela ne fonc­tion­ne pas ! Nous ne devons donc pas avoir peur de pro­mou­voir et d’exiger la beau­té que l’on trou­ve dans la tra­di­tion musi­ca­le de l’Eglise et que le Concile décrit com­me « un tré­sor d’une valeur ine­sti­ma­ble qui sur­pas­se cel­le de tous les autres arts » (SC 112). Ceci est une décla­ra­tion d’une impor­tan­ce capi­ta­le : aucun autre art n’est plus ache­vé que la musi­que véri­ta­ble­ment litur­gi­que dont le chant gré­go­rien con­sti­tue le som­met. C’est dans cet­te musi­que liturgique-là que nous pou­vons trou­ver la beau­té du Christ qui, d’une cer­tai­ne maniè­re « devient lui-même le chef de chœur qui nous ensei­gne le chant nou­veau — le « can­ti­cum novum » — et don­ne à l’Eglise le ton et les mélo­dies par lesquels elle peut louer Dieu de maniè­re appro­priée et se fon­dre dans la litur­gie céle­ste vers laquel­le elle nous entraî­ne. » En par­lant des chré­tiens, Nietzsche avait dit un jour : « Il fau­drait qu’ils chan­tent de plus bel­les com­po­si­tions pour que je puis­se avoir foi en leur Rédempteur ; et ses fidè­les devra­ient avoir l’air d’avoir été rache­tés ! » Il avait rai­son ! La célé­bra­tion de la litur­gie sacrée doit fai­re rayon­ner la pré­sen­ce du Rédempteur et, en même temps, mani­fe­ster notre rédemp­tion.

Le renou­veau de la litur­gie est vrai­ment au cœur du renou­veau de l’Eglise : il est le prin­ci­pal moyen de restau­rer la foi et de don­ner la prio­ri­té à Dieu. La litur­gie sacrée est, en effet, la sour­ce et le som­met de notre vie et de notre mis­sion. Non seu­le­ment par­ce que nous y trou­vons for­ce, con­so­la­tion et grâ­ce, mais aus­si par­ce que nous y rece­vons le par­don de nos péchés. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai en ce qui con­cer­ne l’Eucharistie, com­me nous le disons dans une priè­re con­te­nue dans le plus ancien sacra­men­tai­re romain : « Chaque fois que nous célé­brons le mémo­rial de ton sacri­fi­ce, nous accom­plis­sons l’œuvre de notre rédemp­tion. » Dans l’Eucharistie, nous rece­vons bien plus qu’un sym­pa­thi­que bien-être au cours d’un moment con­vi­vial : nous som­mes rache­tés. Voilà pour­quoi Benoît XVI n’a jamais ces­sé de nous deman­der de nous enga­ger dans un nou­veau mou­ve­ment litur­gi­que, « un mou­ve­ment con­dui­sant vers la juste façon de célé­brer la litur­gie ». La célé­bra­tion authen­ti­que, juste et soi­gnée de la litur­gie est au cœur du renou­veau de l’Eglise. Il n’y a rien de plus impor­tant, ni de plus urgent que nous puis­sions fai­re pour l’Eglise, voi­re pour le mon­de. Comme l’a dit Benoît XVI aux jeu­nes réu­nis à New York, « la litur­gie de l’Eglise est un mini­stè­re d’espérance pour tou­te l’humanité. »

D’après le Père Daniel CARDÓ

Article paru dans la revue Adoremus le 16 jan­vier 2020.
Traduction: Association Pro Liturgia

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Le P.  Daniel Cardó est né à Lima, au Péou, en 1975.  Membre de l’as­so­cia­tion litur­gi­que amé­ri­cai­ne  Adoremus et mem­bre de la socié­té de vie apo­sto­li­que de droit pon­ti­fi­cal Sodalitium Christianae Vitae.  Ordonné prê­tre en 2006, il est atta­ché à la parois­se de Holy Name de Denver depuis 2010.  Il est titu­lai­re d’un Doctoral du Maryvale Institute depuis 2015 et il occu­pe la chai­re Benoit XVI pour les Études litur­gi­ques au sémi­nai­re Saint Jean Vianney de Denver.  Il ensei­gne éga­le­ment à l’Institut Augustine.  Il est l’au­teur de nom­breux ouvra­ges en lan­gue anglai­se dont “The Cross and the Eucharist in Early Christianity: A Theological and Liturgical Investigation” (Cambridge University Press), et “of What Does it Mean to Believe? Faith in the Thought of Joseph Ratzinger” (Emmaus Academic).

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