Les attentes du concile contredites par l’histoire.  Les pourquoi de l’éclipse de la foi chrétienne

(S.M.) Pourquoi les atten­tes d’un grand con­ci­le tel que Vatican II qui pré­ten­dait vou­loir « s’ouvrir au mon­de », ont-elles été aus­si radi­ca­le­ment con­tre­di­tes par ce qui s’est pas­sé ensui­te, avec la vague de déchri­stia­ni­sa­tion qui a sub­mer­gé les socié­tés occi­den­ta­les ?

C’est la que­stion à laquel­le répond le pro­fes­seur Roberto Pertici, dans cet­te cap­ti­van­te deu­xiè­me par­tie de son ana­ly­se du con­ci­le et de l’après-concile dans le con­tex­te de l’histoire du mon­de de ces der­niè­res décen­nies.

Le pro­fes­seur Pertici ensei­gne l’histoire con­tem­po­rai­ne à l’université de Bergame et est spé­cia­li­sé dans les rap­ports entre l’État et l’Église.

La pre­miè­re par­tie de son ana­ly­se se trou­ve sur cet­te page de Settimo Cielo du 31 août der­nier :

> Historiciser Vatican II

Et voi­ci donc la sui­te, qui ne man­que pas de pistes de réfle­xion.  Avec en arrière-plan, une socié­té tou­jours davan­ta­ge post­chré­tien­ne qui sem­ble don­ner rai­son à la que­stion de Jésus : « Le Fils de l’homme, quand il vien­dra, trouvera-t-il la foi sur la ter­re ? » (Luc 18, 8).

(Photo : une égli­se du XVe siè­cle à Zwolle, en Hollande, tran­sfor­mée en Biblio Café)

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

L’après-concile et les « grands bonds en avant » de la modernité

de Roberto Pertici

1. Une révolution non prévue

Dans mon der­nier arti­cle sur Settimo Cielo, j’ai cher­ché à pré­sen­ter, quoi­que de maniè­re très som­mai­re, la moder­ni­té avec laquel­le l’Église a cher­ché à com­po­ser au con­ci­le Vatican II.  Elle l’a fait, écrivais-je alors, sur base des « grands réci­ts idéo­lo­gi­ques du XIXe siè­cle » sor­tis vic­to­rieux de la Seconde Guerre mon­dia­le : le récit libéral-démocrate et le récit mar­xi­ste.

J’ai sou­li­gné le grand opti­mi­sme qui avait entou­ré les tra­vaux con­ci­liai­res et leur con­clu­sion.  Jean XXIII et Paul VI, ain­si que la majo­ri­té des évê­ques, espé­ra­ient que l’attitude dia­lo­ga­le et la recher­che de la ren­con­tre avec le mon­de dans tou­tes ses arti­cu­la­tions aura­ient rou­vert un dia­lo­gue qui avait fini par fai­re défaut.  On pen­sait alors que si l’Église se mon­trait davan­ta­ge « mère » qu’« ensei­gnan­te », qu’elle exhor­tait sans con­dam­ner, qu’elle n’excluait per­son­ne, alors le mon­de con­tem­po­rain serait volon­tiers reve­nu vers elle avec con­fian­ce.

À pei­ne soi­xan­te ans se sont écou­lés et il n’est pas dif­fi­ci­le de con­sta­ter que ce n’est pas ain­si que les cho­ses se sont pas­sées.  En effet, à par­tir des années du con­ci­le, un pro­ces­sus de déchri­stia­ni­sa­tion des socié­tés occi­den­ta­les s’est amor­cé, sur­tout en Europe, pour les tran­sfor­mer en socié­tés post­chré­tien­nes.  Pourquoi ?  Cette que­stion est natu­rel­le­ment gigan­te­sque : je tâche­rai de l’aborder de maniè­re très sché­ma­ti­que afin d’en fai­re émer­ger cer­tai­nes réfle­xions.

J’ai écrit inten­tion­nel­le­ment « à par­tir des années du con­ci­le » et non pas « à cau­se du con­ci­le » par­ce qu’en la matiè­re, il con­vient d’éviter le sophi­sme « post hoc, ergo prop­ter hoc ».  Non pas que le con­ci­le – com­me je tâche­rai de le mon­trer – n’y ait joué aucun rôle, mais ce pro­ces­sus se serait dérou­lé de tou­te maniè­re, sous des for­mes et à un ryth­me dif­fé­rent qui sont dif­fi­ci­les à ima­gi­ner, et cela même si le con­ci­le n’avait pas eu lieu ou s’il avait pris une autre tour­nu­re.  Parce que – et c’est là le nœud du pro­blè­me –pen­dant les années où le con­ci­le se dérou­lait, la moder­ni­té fai­sait juste­ment un grand bond en avant, créant une situa­tion entiè­re­ment nou­vel­le à bien des égards par rap­port à cel­le que l’assemblée des évê­ques avait exa­mi­née et sur laquel­le ils éta­ient en train de pren­dre posi­tion.

Au cours de la secon­de moi­tié des années soi­xan­te, de grands chan­ge­men­ts cul­tu­rels ont com­men­cé à appa­raî­tre sous l’influence du déve­lop­pe­ment socio-économique effré­né en mar­che depuis 1950 et qui allait se pour­sui­vre jusqu’en 1973 avec le début de la cri­se pétro­liè­re.  L’historien anglais Eric J. Hobsbawm qua­li­fie cet­te pério­de de 25 ans de « Golden Age », l’économiste fra­nçais Jean Fourastié – je l’ai déjà rap­pe­lé – de « tren­te glo­rieu­ses » (pour lui, elles com­me­nça­ient en 1945).  Pour 80 % de l’humanité – affir­mait Hobsbawm – le Moyen-Âge s’est ache­vé d’un seul coup pen­dant les années cin­quan­te, ou plu­tôt on s’est ren­du comp­te qu’il s’était ache­vé au cours de la décen­nie sui­van­te.  Il s’agissait d’un phé­no­mè­ne mon­dial : on a assi­sté à une pha­se de crois­san­ce même à l’intérieur du bloc sovié­ti­que et dans ce qu’on appe­lait à l’époque le « tiers-monde », avec une aug­men­ta­tion spec­ta­cu­lai­re de la popu­la­tion et de l’espérance de vie.

La con­sti­tu­tion con­ci­liai­re « Gaudium et spes » signa­le que quel­que cho­se d’énorme est en train de se pro­dui­re.  La par­tie intro­duc­ti­ve, inti­tu­lée « La con­di­tion humai­ne dans le mon­de d’aujourd’hui », le dit d’ailleurs en tou­tes let­tres : « Le gen­re humain vit aujourd’hui un âge nou­veau de son histoi­re, carac­té­ri­sé par des chan­ge­men­ts pro­fonds et rapi­des qui s’étendent peu à peu à l’ensemble du glo­be. Provoqués par l’homme, par son intel­li­gen­ce et son acti­vi­té créa­tri­ce, ils rejail­lis­sent sur l’homme lui-même, sur ses juge­men­ts, sur ses désirs, indi­vi­duels et col­lec­tifs, sur ses maniè­res de pen­ser et d’agir, tant à l’égard des cho­ses qu’à l’égard de ses sem­bla­bles. À tel point que l’on peut déjà par­ler d’une véri­ta­ble méta­mor­pho­se socia­le et cul­tu­rel­le dont les effe­ts se réper­cu­tent jusque sur la vie reli­gieu­se. »

C’est dans cet­te per­spec­ti­ve qu’il fait reli­re les para­gra­phes inti­tu­lés « Une muta­tion pro­fon­de », « Changement dans l’or­dre social », « Changements psy­cho­lo­gi­ques, moraux, reli­gieux », « Les désé­qui­li­bres du mon­de moder­ne ».  Mais ce docu­ment ne peut ren­dre comp­te plei­ne­ment – et l’historien ne peut l’exiger – de ce qui était en train de se pas­ser.  Limitons-nous à ne citer que quelques-uns de ces pro­ces­sus :

  • la fin du mon­de rural, l’extinction de la clas­se pay­san­ne en Occident et son déclin, même dans les pays sous-développés ;
  • les gran­des migra­tions inter­nes et inter­na­tio­na­les ;
  • l’urbanisation mas­si­ve et la nais­san­ce des méga­lo­po­les ;
  • le déve­lop­pe­ment de l’enseignement secon­dai­re et supé­rieur et l’explosion du nom­bre d’inscrits à l’université ;
  • le rôle nou­veau des fem­mes, issu de la gran­de aug­men­ta­tion de la com­po­san­te fémi­ni­ne dans la popu­la­tion uni­ver­si­tai­re et de l’arrivée des fem­mes mariées sur le mar­ché du tra­vail : aux États-Unis, elles éta­ient 14 % en 1940 et 50 % en 1980.

Autrement dit, tou­te une série de situa­tions dans lesquel­les la pré­sen­ce catho­li­que était tra­di­tion­nel­le­ment hégé­mo­ni­que éta­ient en train de dispa­raî­tre, même si cet­te pré­sen­ce avait déjà été ébran­lée par l’industrialisation qui avait pré­cé­dé et par ses effe­ts socio-culturels.

Ce sont donc les jeu­nes et les fem­mes qui sont les véri­ta­bles acteurs de cet­te révo­lu­tion cul­tu­rel­le.  Les « baby-boomers », dans le nou­veau bien-être que con­nais­sa­ient leurs famil­les, enva­his­sa­ient les lycées et les uni­ver­si­tés jusqu’alors peu­plés par la pro­gé­ni­tu­re des éli­tes et en bou­le­ver­sa­ient les struc­tu­res.  L’instruction de mas­se crée une frac­tu­re cul­tu­rel­le entre paren­ts et enfan­ts : en peu de temps, une distan­ce histo­ri­que énor­me sépa­re les géné­ra­tions nées avant 1925 de cel­les qui sont nées après 1950.  Dans un mon­de qui avait désor­mais lais­sé der­riè­re lui le « modè­le con­ser­va­teur », leur poli­ti­sa­tion ne pou­vait se fai­re qu’à gau­che par­ce qu’ils ne dispo­sa­ient pas d’un autre voca­bu­lai­re et d’une autre for­me d’antagonisme, même si leur mar­xi­sme est en fait per­ver­ti par rap­port à celui de la vul­ga­te com­mu­ni­ste.

C’est au cours de ces même années qu’une nou­vel­le for­me de fémi­ni­sme fait son appa­ri­tion, un fémi­ni­sme bien plus radi­cal que celui de la tra­di­tion socia­li­ste tra­di­tion­nel­le­ment basée sur la reven­di­ca­tion des droi­ts sociaux et poli­ti­ques.

La con­sti­tu­tion pasto­ra­le « Gaudium et spes » ne fait que des allu­sions très vagues et géné­ra­les à l’univers des fem­mes et à celui des jeu­nes alors que ce sont eux les vec­teurs de la tran­sfor­ma­tion.  De vastes mou­ve­men­ts de mas­se font leur appa­ri­tion, avec com­me point com­mun la réap­pa­ri­tion de la « cul­tu­re de la révo­lu­tion » ou de la « pas­sion révo­lu­tion­nai­re » (pour uti­li­ser une expres­sion de François Furet) : autre­ment dit de cet­te idée que la seu­le maniè­re véri­ta­ble­ment déci­si­ve pour fai­re abou­tir le chan­ge­ment poli­ti­que et social serait de rom­pre radi­ca­le­ment avec le pas­sé.  Mais de nom­breux histo­riens s’accordent aujourd’hui pour dire que l’effet le plus dura­ble de ces mou­ve­men­ts est en fait très dif­fé­rent : une « révo­lu­tion indi­vi­dua­li­ste » qui pro­cla­me la supé­rio­ri­té abso­lue du sujet par rap­port à tout lien social de quel­que natu­re que ce soit : fami­lial, natio­nal ou de clas­se.

Hobsbawm obser­ve que le sens le plus impor­tant de ces chan­ge­men­ts fut qu’implicitement ou expli­ci­te­ment, ces der­niers reje­ta­ient l’ordre des rela­tions humai­nes éta­bli par une lon­gue tra­di­tion histo­ri­que et sanc­tion­né par les con­ven­tions et les inter­di­ts sociaux.  C’est pour­quoi la révo­lu­tion cul­tu­rel­le des années soi­xan­te et soixante-dix peut se com­pren­dre com­me le triom­phe de l’individu sur la socié­té ou plu­tôt com­me la rup­tu­re des liens qui, par le pas­sé, unis­sa­ient les hom­mes au tis­su social.  « L’ancien voca­bu­lai­re moral des droi­ts et des devoirs, – écrit Hobsbawm – des obli­ga­tions réci­pro­ques, du péché et de la ver­tu, du sacri­fi­ce, de la con­scien­ce, des récom­pen­ses et des puni­tions, ne pou­vait plus se tra­dui­re dans le nou­veau lan­ga­ge de la gra­ti­fi­ca­tion immé­dia­te des désirs. »  Et il ajou­te : « Les insti­tu­tions les plus dure­ment tou­chées par ce nou­vel indi­vi­dua­li­sme moral ont été en Occident la famil­le tra­di­tion­nel­le et les Églises tra­di­tion­nel­les, qui ont con­nu un effon­dre­ment visi­ble dans le der­nier tiers du siè­cle.  Le ciment qui liait les com­mu­nau­tés de catho­li­ques romains s’est effri­té à une vites­se stu­pé­fian­te. »  Et nous com­me­nçons aujourd’hui à com­pren­dre pour­quoi.

2. La société radicale

Les sta­ti­sti­ques que l’on avait déjà com­men­cé à récol­ter et à étu­dier à l’époque four­nis­sa­ient des don­nées impres­sion­nan­tes.  Limitons-nous à l’Italie : si en 1956, 69 % des Italiens alla­ient régu­liè­re­ment à la mes­se le diman­che, ce pour­cen­ta­ge s’était déjà réduit à 53 % en 1962 pour arri­ver à 40 % en 1968.  Il faut ajou­ter à cela le déclin radi­cal des orga­ni­sa­tions catho­li­ques tra­di­tion­nel­les, par­ti­cu­liè­re­ment celui de l’Action Catholique, qui ras­sem­blait enco­re trois mil­lions et demi d’adhérents en 1955 et qui n’en comp­tait plus que 816 000 en 1973 ; la cri­se des voca­tions et l’abandon mas­sif du sacer­do­ce, sur­tout dans les années après 1965 ; la raré­fac­tion ana­lo­gue des voca­tions fémi­ni­nes ; la chu­te des bap­tê­mes et la moin­dre par­ti­ci­pa­tion aux sacre­men­ts.  On assi­ste en fait à une éman­ci­pa­tion géné­ra­li­sée de la socié­té civi­le et de la socié­té reli­gieu­se : même ceux qui restent dans une sphè­re reli­gieu­se ont désor­mais ten­dan­ce à pri­va­ti­ser leur pro­pre foi, à la vivre dans l’intimité, sans lui recon­naî­tre quel­que rôle public que ce soit.

C’est l’émergence de ce que Gianni Baget Bozzo appe­lait la « socié­té radi­ca­le » : un avè­ne­ment – il faut le sou­li­gner – que le con­ci­le n’avait pas anti­ci­pé et qui pose une série de défis iné­di­ts.

Le nou­vel indi­vi­dua­li­sme de mas­se avait peu de cho­ses en com­mun avec celui du libé­ra­li­sme tra­di­tion­nel et de l’utilitarisme clas­si­que.  Il s’agissait d’un indi­vi­dua­li­sme débar­ras­sé du con­cept de ratio­na­li­té et de celui de natu­re, qui s’identifiait plu­tôt à une « cul­tu­re du besoin » qui avait du mal à se recon­naî­tre sujet­te à quel­que nor­me que ce soit.  Dans cet­te cul­tu­re, le sexe, qui est pro­ba­ble­ment le plus com­ple­xe des besoins humains, occu­pait une pla­ce cen­tra­le jusqu’alors incon­nue : l’attitude à son égard allait deve­nir la mesu­re habi­tuel­le pour juger du carac­tè­re plus ou moins « pro­gres­si­ste » des mou­ve­men­ts et des insti­tu­tions.

On assi­stait au déclin du modè­le moral et chré­tien qui avait sur­vé­cu à la sécu­la­ri­sa­tion cul­tu­rel­le et phi­lo­so­phi­que du XVIIIe et du XIXe siè­cle, et que ses prin­ci­paux grands pro­ta­go­ni­stes – sous cer­tains aspec­ts – ava­ient sug­gé­ré de con­ser­ver et de refor­mu­ler dans un mon­de qui ne con­nais­sait plus l’hégémonie du chri­stia­ni­sme.  Le fait de disci­pli­ner la sexua­li­té à tra­vers la famil­le mono­ga­me en était l’un des élé­men­ts fon­da­men­taux : ce der­nier avait en sub­stan­ce sur­vé­cu à la fin du régi­me de « chré­tien­té » et à sa capa­ci­té à influer sur la légi­sla­tion et la vie poli­ti­que, mais il était en train d’entrer ine­xo­ra­ble­ment en cri­se.

On com­prend la por­tée d’un tel défi pour l’Église catho­li­que qui, pour la pre­miè­re fois, a vu vacil­ler ses pro­pres canons éthi­ques au sein du « peu­ple de Dieu » lui-même et du mon­de diver­si­fié de la recher­che théo­lo­gi­que.  La sexua­li­té, la con­tra­cep­tion, les pro­blè­mes du divor­ce et de l’avortement, la con­di­tion homo­se­xuel­le, la fem­me et la que­stion fémi­ni­ste, la situa­tion du prê­tre et le céli­bat ecclé­sia­sti­que sont deve­nus les pro­blè­mes que l’Église a dû affron­ter pen­dant ces années et cel­les qui ont sui­vi, jusqu’à aujourd’hui, face à la con­te­sta­tion publi­que d’une fran­ge de l’épiscopat lui-même et à une inquié­tu­de théo­lo­gi­que sans pré­cé­dent.  Parce que la sécu­la­ri­sa­tion qui se pro­pa­geait pro­dui­sait un abî­me entre les règles de vie et de mora­li­té de l’Église et la réa­li­té de la con­dui­te publi­que et pri­vée de la fin du ving­tiè­me siè­cle.

La fin du régi­me de « chré­tien­té », que de nom­breux catho­li­ques con­ci­liai­res ava­ient sou­hai­tée, était en train de se pro­dui­re d’une maniè­re disrup­ti­ve et impré­vue, qui posait que­stion même à ceux qui l’avaient appe­lée de leurs vœux : com­me par exem­ple au grand histo­rien catho­li­que Pietro Scoppola, qui a ras­sem­blé ses réfle­xions dans un pré­cieux ouvra­ge de 1985 inti­tu­lé de maniè­re sug­ge­sti­ve : « La ‘nou­vel­le chré­tien­té’ per­due ».

3. L’impact du concile

Ces pro­ces­sus ont occu­pé une bon­ne par­tie des années soi­xan­te et soixante-dix, gros­so modo le pon­ti­fi­cat de Paul VI.  Dans le mon­de catho­li­que, une muta­tion ecclé­sia­le allait s’ajouter au chan­ge­ment d’époque qui était en train de tran­sfor­mer la socié­té : entre les deux pro­ces­sus, distinc­ts par leur ori­gi­ne et leur dyna­mi­que, s’est nouée une rela­tion qui a eu un effet démul­ti­pli­ca­teur.  Au sens où la muta­tion ecclé­sia­le est deve­nue l’un des fac­teurs, des sym­bo­les pourrait-on dire, du pro­ces­sus tout entier.  Et à l’inverse, ce der­nier a accé­lé­ré et d’une cer­tai­ne maniè­re ampli­fié la por­tée de celui-ci.

En soi, le con­ci­le Vatican II sui­vait une logi­que « réfor­ma­tri­ce » lar­ge­ment répan­due en ce début des années soi­xan­te.  On sait bien que si la recon­struc­tion après la guer­re s’est dérou­lée sous l’égide de gou­ver­ne­men­ts con­ser­va­teurs modé­rés, sou­vent des hom­mes enco­re nés au XIXe siè­cle, le début des années soi­xan­te a été l’heure des « réfor­mi­stes », depuis le pré­si­dent Kennedy, en pas­sant par la démo­cra­tie socia­le au pou­voir dans les pays scan­di­na­ves, la vic­toi­re du tra­vail­li­ste Wilson en Grande-Bretagne en 1964, jusqu’au lent cré­pu­scu­le de l’hégémonie démocrate-chrétienne en Allemagne, qui por­te­ra au pou­voir Willy Brandt en 1969.  En Grèce, c’est la fin de l’ère Karamanlis, hom­me de centre-droit, et en 1963 c’est le démo­cra­te Georgios Papandreou qui accè­de au pou­voir.  En Italie, c’est l’heure du centre-gauche, fina­le­ment « dédoua­né » par l’Église de Jean XXIII.  Bref, un cli­mat géné­ral d’ouverture poli­ti­que et de réfor­mes sem­ble alors s’ouvrir.

Mais on sait aus­si que ce pro­ces­sus réfor­ma­teur s’est enrayé ou à tout le moins n’a pas cor­re­spon­du aux atten­tes quant à elles tou­jours plus éle­vées : pen­sons à la fin tra­gi­que du « ken­ne­di­sme » ou aux dif­fi­cul­tés du pre­mier centre-gauche en Italie.  C’est pour­quoi on assi­ste au para­do­xe que c’est juste­ment dans les pays où l’ouverture poli­ti­que a été la plus gran­de – pen­sons aux États-Unis, à l’Allemagne mais aus­si à l’Italie – que la radi­ca­li­sa­tion des années après 1965 a éga­le­ment été la plus for­te.  La pre­miè­re annon­ce de ces muta­tions étant sans dou­te la révol­te étu­dian­te de Berkeley à la fin de l’année 1964.

À pré­sent, avec la pru­den­ce néces­sai­re qu’il faut gar­der quand on trai­te d’une insti­tu­tion aus­si par­ti­cu­liè­re que l’Église catho­li­que, il n’est pas erro­né d’esquisser une com­pa­rai­son entre ces dyna­mi­ques « mon­dai­nes » et cel­le de l’Église entre le con­ci­le et l’après-concile.  Le déclen­che­ment d’un pro­ces­sus réfor­ma­teur dans une « socié­té fer­mée » (défi­ni­tion tech­ni­que sans juge­ment de valeur), qui a fait de son immu­ta­bi­li­té et de sa « per­fec­tion » (« socie­tas per­fec­ta ») ses trai­ts distinc­tifs et qui se base sur une série de croyan­ces orga­ni­que­ment cohé­ren­tes en impo­sant des com­por­te­men­ts qui soient en cohé­ren­ce avec eux, peut avoir de nom­breux effe­ts.

D’un côté, il peut con­dui­re à pous­ser tou­jours plus loin le niveau de la réfor­me, en affir­mant qu’elle n’est jamais ache­vée, voi­re qu’elle doit être relan­cée en per­ma­nen­ce par­ce que les temps chan­gent en per­ma­nen­ce et, en fin de comp­te, les iné­vi­ta­bles len­teurs de l’histoire peu­vent pous­ser les par­ti­sans de ce chan­ge­ment con­ti­nu d’abord vers la dis­si­den­ce et ensui­te à la défec­tion.  Nous pou­vons qua­li­fier cet­te posi­tion, qui est bien con­nue des spé­cia­li­stes des mou­ve­men­ts révo­lu­tion­nai­res, de révo­lu­tion per­ma­nen­te : dans cet­te per­spec­ti­ve, il faut en per­ma­nen­ce sou­te­nir le « déra­pa­ge » du chan­ge­ment et en sti­mu­ler con­ti­nuel­le­ment le niveau.

Mais on peut éga­le­ment pré­sen­ter une autre réac­tion, que nous pou­vons qua­li­fier de désen­chan­te­ment.  On ne peut pas effec­tuer un « démen­ti » for­mel de la foi crue et vécue par des géné­ra­tions et des géné­ra­tions, redé­fi­nir des croyan­ces et des pra­ti­ques jusqu’alors pré­sen­tées com­me obli­ga­toi­res sans intro­dui­re en même temps un « vul­nus », une bles­su­re irré­pa­ra­ble dans l’autoreprésentation et dans la per­cep­tion publi­que d’une insti­tu­tion.  C’est vrai : les croyan­ces de fond demeu­rent, il ne s’agit que de chan­ge­men­ts pré­sen­tés com­me acces­soi­res, mais pour beau­coup la foi vécue se nour­ris­sait juste­ment de ces mêmes aspec­ts qui se retrou­va­ient à pré­sent mis au pla­card.  Je ne vou­drais pas fai­re une com­pa­rai­son hasar­deu­se, mais à bien y regar­der, le com­mu­ni­sme euro­péen ne s’est jamais remis après la fin du mythe de Staline, par­ce que pour beau­coup, c’est ça le com­mu­ni­sme : « Et main­te­nant, vous venez nous dire – pen­sa­ient et disa­ient de nom­breux mili­tan­ts com­mu­ni­stes des années cin­quan­te – que ceux con­tre qui nous nous som­mes bat­tus pen­dant des décen­nies ava­ient rai­son ! »

Pour ces insti­tu­tions « fer­mées » en voie de chan­ge­ment – et le chan­ge­ment est sou­vent néces­sai­re et iné­luc­ta­ble – le véri­ta­ble pro­blè­me était à un cer­tain moment celui de « met­tre fin à la révo­lu­tion », sous pei­ne de se déna­tu­rer com­plè­te­ment ou de dispa­raî­tre.  Benjamin Constant et son amie Madame de Staël met­ta­ient déjà en gar­de con­tre cela entre 1795 et 1796, à pro­pos de la néces­si­té de pré­ser­ver les résul­ta­ts de la Révolution fra­nçai­se, sans céder aux impos­si­bles réac­tions, mais sans pour autant pour­sui­vre les chan­ge­men­ts con­ti­nuels et les nou­vel­les frac­tu­res.  Une cho­se bien plus faci­le à dire qu’à fai­re dans la mesu­re où la logi­que et la for­ce des évé­ne­men­ts prend sou­vent le des­sus : il suf­fit de pen­ser au résul­tat du réfor­mi­sme de Gorbatchev dans l’URSS des années 1980.

Que les lec­teurs ne s’alarment pas de ces réfé­ren­ces « mon­dai­nes » alors que nous par­lons de l’Église de la fin du XXe siè­cle : par­ce que – si on les uti­li­se avec pru­den­ce – elles peu­vent nous aider à com­pren­dre cer­tai­nes dyna­mi­ques de l’après-concile.

4. La révolution permanente

Pour une par­tie du mon­de catho­li­que, au-delà de ses déci­sions tout impor­tan­tes qu’elles soient, le con­ci­le Vatican II a fini par deve­nir un mythe col­lec­tif, un vent d’optimisme con­tre les « pro­phè­tes de malheur », qui ava­ient tou­jours con­dam­né le mon­de moder­ne, char­gé de con­te­sta­tions de la hié­rar­chie « depuis le bas » et d’aspirations à un renou­vel­le­ment géné­ra­li­sé.  La cri­ti­que de l’Église « con­stan­ti­nien­ne », l’opposition à tou­te con­ta­mi­na­tion mon­dai­ne du phé­no­mè­ne reli­gieux et de tout com­pro­mis avec le pou­voir en ont été des thè­mes con­stan­ts : ce nou­veau catho­li­ci­sme post­con­ci­liai­re s’est donc démar­qué de la hié­rar­chie, en ampli­fiant for­te­ment cer­tains thè­mes se trou­vant dans les tex­tes con­ci­liai­res.

À ceux-là, il impor­tait peu que ces mêmes tex­tes n’autorisaient pas des con­clu­sions aus­si radi­ca­les.  Pour eux, le con­ci­le ne comp­tait qu’en tant qu’« évé­ne­ment » dont l’« esprit » per­met­tait les déve­lop­pe­ment les plus auda­cieux.  C’est cela qui a été le déno­mi­na­teur com­mun de la con­te­sta­tion catho­li­que de la secon­de moi­tié des années soi­xan­te dont les péri­pé­ties, en Italie et ail­leurs, sont assez con­nues pour qu’il fail­le les évo­quer ici.  Combien de ces jeu­nes et moins jeu­nes, clercs et laïcs, hom­mes et fem­mes, déçus par la « volte-face » de Paul VI après les cinq pre­miè­res années de son pon­ti­fi­cat, ont aban­don­né les orga­ni­sa­tions catho­li­ques, ont quit­té les parois­ses, ont en fait choi­si d’autres che­mins, sou­vent de natu­re essen­tiel­le­ment poli­ti­que ?  Combien se sont tran­sfor­més en catho­li­ques « dor­man­ts », sans dou­te prê­ts à reve­nir à la com­mu­nion ecclé­sia­le quand l’opportunité se serait pré­sen­tée pour le suc­cès de leurs posi­tions ?

Une par­tie de la dia­spo­ra catho­li­que de ces années-là a ces raci­nes.  Mais il con­vient éga­le­ment de regar­der l’autre par­tie.

5. La logique du désenchantement

De nom­breux élé­men­ts sur le sujet se trou­vent dans un livre publié par le socio­lo­gue Guillaume Cuchet et sor­ti en France en 2018 sous ce titre évo­ca­teur : « Comment notre mon­de a ces­sé d’être chré­tien.  Anatomie d’un effon­dre­ment ».  Se basant sur un grand nom­bre de don­nées et d’enquêtes déjà publiées, Cuchet par­le de l’effondrement de la pra­ti­que reli­gieu­se et du déclin du « sen­ti­ment catho­li­que » même dans la France pro­fon­de à par­tir des années soi­xan­te, avec une accé­lé­ra­tion nota­ble à par­tir de 1965, l’année de clô­tu­re du con­ci­le.  Concernant le fond de son ana­ly­se, on retrou­ve le chan­ge­ment socio-culturel de cet­te décen­nie, à laquel­le j’ai fait allu­sion ci-dessus : mais il y a dans le mon­de catho­li­que un élé­ment déclen­cheur spé­ci­fi­que, pré­ci­sé­ment le con­ci­le.  La que­stion qui se pose alors est de pré­ci­ser ce qui, dans le fait con­ci­liai­re, a pu pro­vo­quer cet­te rup­tu­re de la pra­ti­que reli­gieu­se depuis 1965.  À ce niveau, évi­dem­ment, les énon­cés théo­lo­gi­ques plus ou moins inno­va­teurs ont peu d’impact.  C’est sur d’autres aspec­ts que notre atten­tion doit se por­ter.

Pour nous aider à com­pren­dre, Cuchet cite un tex­te impor­tant de 1976 du cano­ni­ste Ferdinand Boulard, l’un des plus grands socio­lo­gues de la reli­gion de la secon­de moi­tié du dix-neuvième siè­cle, qui avait par­ti­ci­pé au con­ci­le en tant qu’expert.  Boulard expli­quait qu’un fos­sé s’était créé après Vatican II entre les « nou­vel­les nor­mes » reli­gieu­ses qui en ava­ient décou­lé et cel­les du « peu­ple chré­tien tra­di­tion­nel » : cet écart pou­vait expli­quer au moins en par­tie la cri­se qui s’était ouver­te dans la pra­ti­que reli­gieu­se, dans les croyan­ces et dans l’image publi­que de l’Église et du cler­gé.  Dans la reli­gion quo­ti­dien­ne, cer­tains aspec­ts de la réfor­me litur­gi­que qui pou­va­ient appa­raî­tre com­me secon­dai­res mais qui ne l’étaient nul­le­ment sur le plan psy­cho­lo­gi­que et anth­ro­po­lo­gi­que ont joué un rôle essen­tiel : l’abandon du latin, le fait de tutoyer Dieu, la com­mu­nion dans la main, la dispa­ri­tion d’une série de pra­ti­ques obli­ga­toi­res.  Dans le domai­ne des arti­cles de foi, tou­te une série de véri­tés ancien­nes ont fini aux oubliet­tes – à com­men­cer par les « novis­si­mi » : mort, juge­ment, enfer, para­dis –, com­me si les prê­tres eux-mêmes ava­ient ces­sé d’y croi­re ou ne sava­ient plus com­ment en par­ler, après l’avoir pour­tant fait pen­dant des siè­cles de maniè­re dra­ma­ti­que et péremp­toi­re.

Un autre domai­ne dans lequel la con­jonc­tu­re des années soi­xan­te a pu désta­bi­li­ser les fidè­les est celui de l’image de l’Église, de sa struc­tu­re hié­rar­chi­que et du sacer­do­ce.  Il ne faut pas oublier que la cri­se catho­li­que des années 1965–1978 a été d’abord une cri­se du cler­gé et des orga­ni­sa­tions catho­li­ques.  L’abandon de la sou­ta­ne et de l’habit reli­gieux, le silen­ce crois­sant des prê­tres sur les « fins der­niè­res », leur enga­ge­ment poli­ti­que géné­ra­le­ment à gau­che, l’abandon de l’état ecclé­sia­sti­que par un grand nom­bre de prê­tres, de reli­gieux et de reli­gieu­ses, sou­vent sui­vi par leur maria­ge, appa­rais­sait aux yeux de nom­breux fidè­les com­me une véri­ta­ble « tra­hi­son des clercs » (Cuchet reprend ici la célè­bre expres­sion de Julien Benda en l’adaptant), que l’on ne peut com­pa­rer qu’aux « déprê­tri­sa­tions » opé­rées par la Révolution fra­nçai­se (mais qui eurent éga­le­ment lieu en Italie, notam­ment pen­dant le trien­nat jaco­bin de 1796–1799, quoiqu’à plus fai­ble échel­le), avec les effe­ts désta­bi­li­sa­teurs que l’on sait sur la vie reli­gieu­se.

Cuchet rap­pel­le oppor­tu­né­ment un tex­te de Théodore Jouffroy, un autre de ces pen­seurs géniaux du XIXe siè­cle, qui – tout com­me Alexis de Tocqueville, qui était un peu plus jeu­ne que lui – s’interrogeait sur les dyna­mi­ques et sur le destin des reli­gions.  Dans une leçon inti­tu­lée « Du scep­ti­ci­sme actuel » (nous som­mes dans les années 1830), il affir­mait que la muta­tion de l’enseignement offi­ciel pro­pa­geait le scep­ti­ci­sme chez les hum­bles, par­ce qu’ils en dédui­sa­ient que si l’institution s’était « trom­pée » hier, en con­si­dé­rant com­me irré­fu­ta­ble ce qui a en revan­che ces­sé de l’être, alors on ne pou­vait pas être sûr que la cho­se ne se répé­te­rait pas à l’avenir.

Pour Cuchet, Vatican II a sur­tout ouvert la voie à ce qu’il appel­le « une sor­tie col­lec­ti­ve de la cul­tu­re de la pra­ti­que obli­ga­toi­re sous pei­ne de péché mor­tel », pra­ti­que obli­ga­toi­re qui occu­pait une pla­ce cen­tra­le dans l’ancien catho­li­ci­sme.  Cette cul­tu­re, qui a lais­sé des sou­ve­nirs viva­ces chez ceux d’entre nous qui l’ont vécue, était enco­re plus rigi­de au XIXe siè­cle et dans la pre­miè­re moi­tié du XXe qu’auparavant : elle s’incarnait dans les pré­cep­tes de l’Église – la sanc­ti­fi­ca­tion du diman­che et des fêtes, dites juste­ment « de pré­cep­te » ; la con­fes­sion et la com­mu­nion au moins à Pâques ; le jeû­ne et l’abstinence de vian­de le ven­dre­di… – qui éta­ient con­si­dé­rés com­me les prin­ci­paux « devoirs reli­gieux » du chré­tien.  Dans les années qui ont sui­vi le con­ci­le, ces obli­ga­tions cano­ni­ques ont été en par­tie con­ser­vées mais ren­dues tou­jours moins obli­ga­toi­res et par­fois très sérieu­se­ment rela­ti­vi­sées en pra­ti­que.  Eh bien, l’hypothèse de Cuchet est que la fin de l’insistance pasto­ra­le sur le carac­tè­re obli­ga­toi­re de ces pré­cep­tes et la dispa­ri­tion du discours sur les « fins der­niè­res » qui ont eu lieu à la fin du Concile ont joué un rôle fon­da­men­tal dans la rup­tu­re de la pra­ti­que reli­gieu­se, sur­tout chez les enfan­ts et chez les jeu­nes, aux­quels on avait pré­sen­té ces obli­ga­tions com­me étant les fon­de­men­ts de la vie chré­tien­ne.

En effet, cet aban­don de la pra­ti­que reli­gieu­se chez les jeu­nes est pré­ci­sé­ment l’élément qui a déclen­ché la cri­se entre 1965 et mai 1968.  Il était dif­fi­ci­le – pourrait-on ajou­ter – qu’une géné­ra­tion qui était en train de vivre la révo­lu­tion indi­vi­dua­li­ste dont nous venons de par­ler, ait pu enco­re com­pren­dre le lan­ga­ge des obli­ga­tions et des pre­scrip­tions sans les con­si­dé­rer com­me les reli­ques d’une reli­gion for­mel­le et répres­si­ve.  On en a pour pre­u­ve l’impressionnant effon­dre­ment du sacre­ment de la con­fes­sion, dont l’amplitude sta­ti­sti­que est sou­li­gnée par Cuchet : en 1983, à pei­ne un catho­li­que fra­nçais sur cent se con­fes­sait au moins une fois par mois (en 1952, ils éta­ient 15) et 69 % ne se con­fes­sa­ient jamais (en 1952, ils n’étaient que 37 %).  Cette chu­te libre de la con­fes­sion en l’espace de quel­ques années con­sti­tue en soi un fait socio­lo­gi­que et spi­ri­tuel dont les histo­riens n’ont sans dou­te pas enco­re bien appré­cié tou­te la por­tée : par­ce qu’il s’agissait d’une pra­ti­que qui avait pro­fon­dé­ment mode­lé la men­ta­li­té des catho­li­ques sur le long ter­me, tout com­me les for­mes cul­tu­rel­les de la fau­te per­son­nel­le et col­lec­ti­ve.

La con­sti­tu­tion « Gaudium et spes » (49) exhor­tait à instrui­re les jeu­nes de maniè­re appro­priée : « De pré­fé­ren­ce au sein de la famil­le, sur la digni­té de l’amour con­ju­gal, sa fonc­tion, son exer­ci­ce : ain­si for­més à la cha­ste­té, ils pour­ront le moment venu, s’engager dans le maria­ge après des fia­nçail­les vécues dans la digni­té. »  Si le jeu­ne hom­me et la jeu­ne fem­me de la fin des années soi­xan­te, en plei­ne « révo­lu­tion sexuel­le », pou­va­ient enco­re con­fes­ser le fait d’avoir des rela­tions sexuel­les avant le maria­ge et peut-être de recou­rir à des con­tra­cep­tifs, ils ne pou­va­ient plus s’engager solen­nel­le­ment à ne plus com­met­tre ces « péchés », com­me le caté­chi­sme qu’ils ava­ient mémo­ri­sé le leur impo­sait.  Parce qu’ils sava­ient per­ti­nem­ment bien que ça n’aurait pas été le cas.  À la lon­gue, ils ne les aura­ient plus con­fes­sés ou, plus com­mu­né­ment, ils se sera­ient éloi­gnés du con­fes­sion­nal.

J’ai sim­pli­fié l’argumentation com­ple­xe et bien docu­men­tée de Cuchet.  Celle-ci est soli­de­ment liée à la situa­tion en France, où une gran­de par­tie des mas­ses catho­li­ques avait tra­di­tion­nel­le­ment fait par­tie de ceux qui « ont fait bloc », depuis la Restauration et par la sui­te.  Mais elle peut nous four­nir quel­ques indi­ces ain­si que de nom­breu­ses obser­va­tions inté­res­san­tes pour d’autres con­tex­tes natio­naux et donc avoir une por­tée plus lar­ge.

6. « Terminer la Révolution »

Tout ce « vieux catho­li­ci­sme » qui se trou­vait désor­mais mis de côté était l’un des der­niers restes du « para­dig­me con­ser­va­teur », qui avait donc per­du sa der­niè­re batail­le juste­ment au sein de l’Église, en pro­vo­quant cepen­dant une désaf­fec­tion mas­si­ve dans une par­tie du mon­de catho­li­que.  En même temps, le sty­le et les atti­tu­des de ce « vieux catho­li­ci­sme » éta­ient désor­mais tota­le­ment décon­nec­tés de l’époque qui était en train de chan­ger et du sty­le de vie des jeu­nes géné­ra­tions, même de prê­tres, au point qu’il aurait pu dif­fi­ci­le­ment sur­vi­vre, même si les prê­tres ava­ient été plus nom­breux à tenir bon.

Pour sor­tir de la cri­se qui risquait de désar­ti­cu­ler l’Église, il fal­lait – pour repren­dre l’expression de Madame de Staël – « ter­mi­ner la Révolution ».  Ce fut le rôle histo­ri­que des pon­ti­fi­ca­ts de Jean-Paul II et de son suc­ces­seur immé­diat Benoît XVI : ce qui ne signi­fiait pas opé­rer une « restau­ra­tion » – com­me l’ont pré­ten­du et répé­té cer­tains cri­ti­ques dans et hors de l’Église – mais pré­ser­ver et gérer les frui­ts fon­da­men­taux de Vatican II sans fui­te en avant ni secous­ses ulté­rieu­res.  Donc, Wojtyla et Ratzinger ont bien été des papes « con­ci­liai­res » mais ils ava­ient com­pris que pour con­so­li­der et paci­fier l’Église, il fal­lait d’une cer­tai­ne maniè­re, apai­ser défi­ni­ti­ve­ment les désor­dres de l’après-concile.

7. L’avènement de la post-modernité

Toutefois, on peut fai­re une autre lec­tu­re de leurs pon­ti­fi­ca­ts en les con­si­dé­rant com­me une ten­ta­ti­ve de répon­dre au nou­veau bond en avant que la moder­ni­té était en train de fai­re à par­tir de la fin des années soixante-dix.  On aurait pu croi­re à une auto­cri­ti­que mais il s’agissait en réa­li­té d’un déve­lop­pe­ment : on par­lait sou­vent de post­mo­der­ni­té (selon l’excellent livre de Jean-François Lyotard, « La con­di­tion post­mo­der­ne.  Rapport sur le savoir », sor­ti en 1979), mais l’on pour­rait éga­le­ment par­ler d’« hyper­mo­der­ni­té ».  Les prin­ci­pa­les carac­té­ri­sti­ques de la cul­tu­re du XIXe et du XXe siè­cle, qui éta­ient juste­ment cel­les aux­quel­les Vatican II venait de finir de se con­fron­ter, se voya­ient rédui­tes au rang de « grands réci­ts » qui ava­ient désor­mais per­du leur con­si­stan­ce et leur capa­ci­té à influer sur un mon­de radi­ca­le­ment dif­fé­rent.

Nous pou­vons résu­mer les trai­ts essen­tiels de cet­te nou­vel­le cul­tu­re par la descrip­tion pro­vo­ca­tri­ce qui nous a été four­nie par l’un de ses cri­ti­ques, le phi­lo­so­phe néo-illuministe ita­lien Maurizio Ferraris :

  • La « mise entre guil­le­me­ts » du mon­de, en ver­tu de laquel­le il n’y a plus la véri­té, la réa­li­té, l’objectivité mais seu­le­ment la « véri­té », la « réa­li­té », l’ « objec­ti­vi­té ». Les intel­lec­tuels, qui sont « décon­struc­teurs » par natu­re, le savent bien : ôter ces guil­le­me­ts serait un acte de vio­len­ce inac­cep­ta­ble ou de naï­ve­té enfan­ti­ne.  Nous som­mes immer­gés dans les phé­no­mè­nes, nous n’avons aucun con­tact avec les cho­ses : il faut donc regar­der avec suspi­cion qui­con­que pré­tend pos­sé­der une tel­le véri­té.
  • La révo­lu­tion des désirs : le désir con­sti­tue en soi un élé­ment éman­ci­pa­teur. On sou­li­gne ain­si le rôle poli­ti­que du corps, en éla­bo­rant une cri­ti­que de la mora­le en tant que struc­tu­re répres­si­ve.
  • La dé-objectivation : l’idée qu’ont ce que l’on appel­le com­mu­né­ment l’objectivité, la réa­li­té et la véri­té est une illu­sion ou une arme idéo­lo­gi­que d’un pou­voir sour­noi­se­ment vio­lent. La bana­li­sa­tion de l’aphorisme nie­tzschéen : « il n’y a pas de fai­ts, seu­le­ment des inter­pré­ta­tions » est alors répé­tée dans tous les audi­toi­res des uni­ver­si­tés.

On avait donc atteint le para­do­xe que la Raison avec un grand R, au nom de laquel­le la civi­li­sa­tion moder­ne avait con­duit et gagné tant de batail­les con­tre l’Église, avait été en quel­que sor­te mise de côté et redi­men­sion­née par ceux-là même qui défen­da­ient la moder­ni­té.  La métho­de historico-critique elle-même, qui avait révo­lu­tion­né la cri­ti­que bibli­que et l’histoire des ori­gi­nes chré­tien­nes – allant jusqu’à met­tre sérieu­se­ment en dif­fi­cul­té la cul­tu­re ecclé­sia­sti­que – ne sem­blait plus assu­rer aucu­ne objec­ti­vi­té à l’historiographie, qui risquait de se voir rédui­te à une for­me nar­ra­ti­ve sans aucu­ne pré­ten­tion scien­ti­fi­que.

On se rend bien comp­te des nou­veaux défis que cet­te cul­tu­re émer­gen­te allait poser à l’Église, non plus au nom de la rai­son et de l’histoire, mais de la cri­ti­que du prin­ci­pe de véri­té : par­ce que Paul VI lui-même, au plus fort de son appel au dia­lo­gue, n’avait pas renon­cé à l’existence d’une « véri­té objec­ti­ve » dont le chri­stia­ni­sme est dépo­si­tai­re : « Pour qui aime la véri­té, la discus­sion est tou­jours pos­si­ble. Mais des obsta­cles de carac­tè­re moral accrois­sent énor­mé­ment les dif­fi­cul­tés, par défaut d’u­ne liber­té suf­fi­san­te de juge­ment et d’ac­tion et par sui­te de l’a­bus dia­lec­ti­que de la paro­le, qui ne vise plus à la recher­che et à l’ex­pres­sion de la véri­té objec­ti­ve, mais se trou­ve mise au ser­vi­ce de fins uti­li­tai­res préé­ta­blies. »  (« Ecclesiam suam », 106).

La con­fron­ta­tion avec la post­mo­der­ni­té et ses con­clu­sions nihi­li­stes ont été – je le répè­te – carac­té­ri­sti­ques des pon­ti­fi­ca­ts de Jean-Paul II et de Benoît XVI.  Et là enco­re, on assi­ste à un autre para­do­xe : leur magi­stè­re a fini par répé­ter le carac­tè­re abso­lu des prin­ci­pes moraux et le rôle cen­tral de la rai­son, se ran­geant à une atti­tu­de pour ain­si dire « kan­tien­ne » voi­re même à un cer­tain illu­mi­ni­sme.  Dans une impor­tan­te inter­ven­tion en mars 2005, donc quel­ques semai­nes avant son élec­tion au pon­ti­fi­cat, le car­di­nal Ratzinger affir­mait :

« Le chri­stia­ni­sme […] a tou­jours défi­ni les hom­mes, tous les hom­mes sans distinc­tion, créa­tu­res de Dieu et ima­ges de Dieu, en affir­mant com­me un prin­ci­pe, quoi­que dans les limi­tes iné­vi­ta­bles de l’ordre social, leur éga­le digni­té.  […]  En ce sens, l’illuminisme est d’origine chré­tien­ne et ce n’est pas un hasard s’il est juste­ment né dans l’environnement de la foi chré­tien­ne et pas ail­leurs.  Là où le chri­stia­ni­sme, con­tre sa natu­re, était malheu­reu­se­ment deve­nu tra­di­tion et reli­gion d’État. […] Ce sont les Lumières qui ont repro­po­sé ces valeurs ori­gi­na­les du chri­stia­ni­sme et qui ont ren­du à la rai­son sa voix pro­pre.  Le Concile Vatican II, dans la con­sti­tu­tion de l’Église dans le mon­de d’aujourd’hui, a de nou­veau mis en évi­den­ce la rela­tion entre chri­stia­ni­sme et illu­mi­ni­sme, en essa­yant de par­ve­nir à une véri­ta­ble récon­ci­lia­tion entre Église et moder­ni­té.  […] Ceci dit, il faut que les deux par­ties [chri­stia­ni­sme et illu­mi­ni­sme] réflé­chis­sent sur elles-mêmes et soient prê­tes à se cor­ri­ger mutuel­le­ment.  Le chri­stia­ni­sme doit tou­jours se rap­pe­ler qu’il est la reli­gion du ‘logos’.  Celui-ci est foi dans le ‘crea­tor spi­ri­tus’, dans l’esprit créa­teur dont pro­vient tout le réel.  C’est juste­ment cela qui devrait être aujourd’hui sa for­ce phi­lo­so­phi­que, car le pro­blè­me est de savoir si le mon­de est issu de l’irrationel et que la rai­son n’est rien d’autre qu’un ‘sous-produit’, peut-être même nui­si­ble, de son déve­lop­pe­ment, ou si le mon­de est issu de la rai­son, et que celle-ci par voie de con­sé­quen­ce serait son cri­tè­re et son but.  La foi chré­tien­ne pen­che pour cet­te secon­de thè­se, et dispo­se ain­si, d’un point de vue pure­ment phi­lo­so­phi­que, véri­ta­ble­ment de bon­nes car­tes à jouer, mal­gré que la pre­miè­re thè­se soit aujourd’hui con­si­dé­rée com­me étant la seu­le qui soit ‘ration­nel­le’ et moder­ne.  Mais une rai­son issue de l’irrationnel et qui, en fin de comp­te, est elle-même irra­tion­nel­le, ne con­sti­tue pas une solu­tion à nos pro­blè­mes. »

Cette batail­le anti-relativiste s’est glo­ba­le­ment con­clue par un échec, notam­ment par­ce qu’elle bat­tait en brè­che des atti­tu­des et des men­ta­li­tés désor­mais majo­ri­tai­res dans l’univers de la cul­tu­re et des médias, géné­rant une lon­gue série de mani­fe­sta­tions de rejet qui ont ter­ni l’image de Benoît XVI.  Il faut ajou­ter à cela une for­te rési­stan­ce même au sein de l’institution ecclé­sia­sti­que, qui a lais­sé ce pape bien seul à cer­tains momen­ts déci­sifs.  Son pro­jet de cher­cher un dia­lo­gue cri­ti­que avec la post­mo­der­ni­té, qui soit à la fois un défi sur les thè­mes de la vie, de la ratio­na­li­té de l’homme et de la liber­té reli­gieu­se, s’est ache­vé par sa renon­cia­tion au pon­ti­fi­cat.

8. Pour conclure

Dans cer­tai­nes inter­ven­tions pré­cé­den­tes parues elles aus­si sur Settimo Cielo, j’ai cher­ché à pré­sen­ter mes impres­sions en tant qu’observateur sur l’état actuel de l’Église.  Avec François et son entou­ra­ge, celle-ci a recom­men­cé à céder au « déra­pa­ge » de la post-modernité, en cou­rant en tout con­nais­san­ce de cau­se un risque qui pour cer­tains est éga­le­ment une oppor­tu­ni­té, de dépas­ser le « catho­li­ci­sme romain » tel qu’il s’était struc­tu­ré dans les der­nier siè­cles, dans l’espoir d’opérer une incul­tu­ra­tion chré­tien­ne du nou­veau « Zeitgeist » :

> Est-ce la fin du “catho­li­ci­sme romain”? (13 avril 2018)

Dans ce but, l’Église de François a mis de nou­veau en sour­di­ne le discours sur les « fins der­niè­re » pour insi­ster plu­tôt sur des thè­mes plus poli­ti­ques com­me l’écologie, les migra­tions, les nou­vel­les pau­vre­tés, que la post­mo­der­ni­té délè­gue volon­tiers à l’Église, qu’elle con­si­dè­re com­me étant une orga­ni­sa­tion éthi­que par­mi tant d’autres :

> Primat du spi­ri­tuel ou pri­mat de la poli­ti­que? (17 avril 2020)

D’autre part, nous assi­stons à la ten­ta­ti­ve de relan­cer sous une for­me nou­vel­le le « para­dig­me con­ser­va­teur » (com­me le fait par exem­ple l’américain Rod Dreher), avec le risque cal­cu­lé de deve­nir pour long­temps – pour repren­dre l’expression de Tocqueville – « une poi­gnée de fer­ven­ts zéla­teurs au milieu d’une mul­ti­tu­de d’incrédules » :

> Rod Dreher, con­ser­va­teur et chré­tien (11 octo­bre 2018)

Mais, à bien y regar­der, il s’agit d’une con­fron­ta­tion entre deux mino­ri­tés.  Il est dif­fi­ci­le de com­pren­dre dans quel­le mesu­re ces déba­ts et ces pro­blè­mes con­cer­nent le « peu­ple chré­tien » tou­jours plus ténu et plus âgé qui, muni de masques, désin­fec­té et socia­le­ment distan­cié, vient de rece­voir la per­mis­sion de retour­ner à l’église le diman­che.

 

 

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Date de publication: 14/09/2020