La réforme de Bergoglio, Martin Luther l’a déjà écrite

Beaucoup de cho­ses ont déjà été écri­tes pour fai­re le bilan des cinq pre­miè­res années du pon­ti­fi­cat de François et de sa « révo­lu­tion », vra­ie ou ima­gi­nai­re.

Mais cela a rare­ment été fait avec une tel­le acui­té et hau­teur de per­spec­ti­ve que l’analyse que nous publions ci-dessous.

L’auteur, Roberto Pertici, 66 ans, est pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’université de Bergame et a ses prin­ci­paux obje­ts d’études por­tent sur la cul­tu­re ita­lien­ne du dix-neuvième et du ving­tiè­me siè­cle, avec une atten­tion par­ti­cu­liè­re aux rap­ports entre l’Eglise et l’Etat.

L’essai qu’il nous tran­smet est iné­dit et est publié pour la pre­miè­re fois sur Settimo Cielo.

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Est-ce la fin « catholicisme romain » ?

de Roberto Pertici

1. Au sta­de actuel du pon­ti­fi­cat de François, je crois que l’on peut rai­son­na­ble­ment sou­te­nir que celui-ci mar­que le déclin de cet­te réa­li­té histo­ri­que majeu­re que l’on peut défi­nir com­me le « catho­li­ci­sme romain ».

Cela ne signi­fie pas, entendons-nous bien, que l’Eglise catho­li­que serait sur le point dispa­raî­tre mais bien que la maniè­re dont elle s’est histo­ri­que­ment struc­tu­rée et dont elle s’est elle-même repré­sen­tée au cours des der­niers siè­cles tou­che à sa fin.

Il me sem­ble en effet évi­dent qu’il s’agisse là du pro­jet pour­sui­vi par le « brain tru­st » ras­sem­blé autour de François : un pro­jet qui se veut aus­si bien une répon­se radi­ca­le à la cri­se entre l’Eglise et le mon­de moder­ne qu’un nou­veau par­cours œcu­mé­ni­que com­mun avec les autres con­fes­sions chré­tien­nes et plus par­ti­cu­liè­re­ment avec les pro­te­stan­ts.

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2. Par « catho­li­ci­sme romain », j’entends cet­te gran­de con­struc­tion histo­ri­que, théo­lo­gi­que et juri­di­que qui a com­men­cé avec l’hellénisation (pour l’aspect phi­lo­so­phi­que) et la roma­ni­sa­tion (pour l’aspect politico-juridique) du chri­stia­ni­sme pri­mi­tif et qui repo­se sur le pri­mat des suc­ces­seurs de Pierre, tel­le qu’elle a émer­gée de la cri­se de l’antiquité tar­di­ve et tel­le qu’elle a été théo­ri­sée à l’époque gré­go­rien­ne (« Dictatus Papae »).

Au cours des siè­cles qui sui­vi­rent, l’Eglise s’est éga­le­ment dotée d’un droit inter­ne pro­pre, le droit canon, basé sur le modè­le du droit romain. Et cet élé­ment juri­di­que a peu à peu con­tri­bué à don­ner for­me à une orga­ni­sa­tion hié­rar­chi­que com­ple­xe avec des nor­mes inter­nes pré­ci­ses réglant aus­si bien la vie de la « bureau­cra­tie des céli­ba­tai­res » (l’expression est de Carl Schmitt) qui en assu­rent la gestion que cel­le des laïcs qui en font par­tie.

L’autre moment déci­sif de for­ma­tion du « catho­li­ci­sme romain », c’est enfin l’ecclésiologique éla­bo­rée par le Concile de Trente, qui a réaf­fir­mé la cen­tra­li­té de la média­tion ecclé­sia­sti­que en vue du salut, par oppo­si­tion aux thè­ses luthé­rien­nes du « sacer­do­ce uni­ver­sel » fixant ain­si le carac­tè­re hié­rar­chi­que, uni­fié et cen­tra­li­sé de l’Eglise ; son droit de con­trô­ler et, le cas échéant, de con­dam­ner les posi­tions qui con­tra­stent avec la for­mu­la­tion ortho­do­xe de la véri­té de foi ; son rôle dans l’administration des sacre­men­ts.

Cette ecclé­sio­lo­gie a été scel­lée dans le dog­me de l’infaillibilité pon­ti­fi­ca­le pro­cla­mé par le con­ci­le de Vatican I, ensui­te mis à l’épreuve quatre-vingt années plus tard par l’affirmation dog­ma­ti­que de l’Assomption au ciel de Marie (1950) qui, avec la pro­cla­ma­tion dog­ma­ti­que pré­cé­den­te de son Immaculée Conception (1854) réaf­fir­me éga­le­ment la cen­tra­li­té du cul­te marial.

Au risque d’être réduc­teur, on ne peut tou­te­fois se limi­ter à ce qui vient d’être dit. Il exi­ste, ou plu­tôt il exi­stait, une façon de « se sen­tir catho­li­que » qui con­si­stait com­mu­né­ment en :

  • une atti­tu­de cul­tu­rel­le qui se base sur un réa­li­sme, à pro­pos de la natu­re humai­ne, par­fois désen­chan­té et dispo­sé à « tout com­pren­dre » com­me pré­mis­se à « tout par­don­ner » ;
  • une spi­ri­tua­li­té non ascé­ti­que tenant comp­te de cer­tains aspec­ts maté­riels de la vie et qui n’est pas dispo­sée à les mépri­ser ;
  • un enga­ge­ment dans la cha­ri­té quo­ti­dien­ne envers les hum­bles et ceux qui sont dans le besoin, sans pour autant les idéa­li­ser ni en fai­re qua­si­ment de nou­vel­les ido­les ;
  • une dispo­si­tion à se repré­sen­ter éga­le­ment dans sa pro­pre magni­fi­cen­ce, sans rester sourd à la rai­son d’être de la beau­té et des arts en tant que témoi­gna­ges d’une beau­té suprê­me vers laquel­le le chré­tien doit ten­dre ;
  • une atten­tion aigüe aux aspi­ra­tions les plus secrè­tes du cœur, de la lut­te inté­rieu­re entre le bien et le mal, de la dia­lec­ti­que entre la « ten­ta­tion » et la répon­se de la con­scien­ce.

On pour­rait donc dire que dans ce que je qua­li­fie de « catho­li­ci­sme romain » trois aspec­ts s’entremêlent, outre bien sûr l’aspect reli­gieux : l’esthétique, le juri­di­que et le poli­ti­que.  Il s’agit d’une vision ration­nel­le du mon­de cou­lée dans une insti­tu­tion visi­ble et com­pac­te qui entre fata­le­ment en con­flit avec l’idée de la repré­sen­ta­tion issue de la moder­ni­té, basée sur l’individualisme et sur une con­cep­tion du pou­voir qui, étant issu de la base, finit par remet­tre en que­stion le prin­ci­pe d’autorité.

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3. Ce con­flit a été con­si­dé­ré de diver­ses maniè­res, sou­vent oppo­sées, par ceux qui l’ont ana­ly­sé. Carl Schmitt con­tem­plait avec admi­ra­tion la « rési­stan­ce » du « catho­li­ci­sme romain », qu’il con­si­dé­rait com­me la der­niè­re for­ce en mesu­re de frei­ner les for­ces anni­hi­la­tri­ces de la moder­ni­té. D’autres l’ont dure­ment cri­ti­qué : selon eux, dans ce com­bat, l’Eglise catho­li­que aurait mis en avant de façon désa­streu­se ses carac­té­ri­sti­ques juridico-hiérarchiques, auto­ri­tai­res et exté­rieu­res.

Au-delà de ces con­si­dé­ra­tions con­tra­dic­toi­res, il est cer­tain qu’au cours des der­niè­res siè­cles, le « catho­li­ci­sme romain » a été con­traint à adop­ter une postu­re défen­si­ve. La nais­san­ce de la socié­té indu­striel­le et le pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion qui s’en sui­vit, avec son cor­tè­ge de muta­tions anth­ro­po­lo­gi­ques d’ailleurs tou­jours en cours, a pro­gres­si­ve­ment con­tri­bué à remet­tre en cau­se sa pré­sen­ce dans la socié­té.  Comme si le « catho­li­ci­sme romain » était « orga­ni­que » (pour le dire avec un voca­bu­lai­re vétéro-marxiste) à une socié­té agrai­re, hié­rar­chi­que, sta­ti­que, basée sur la pénu­rie et sur la peur et qu’il ne trou­vait plus sa rai­son d’être dans une socié­té « flui­de », dyna­mi­que et carac­té­ri­sée par la mobi­li­té socia­le.

Une pre­miè­re répon­se à cet­te situa­tion de cri­se fut appor­tée par le con­ci­le œcu­mé­ni­que de Vatican II (1962–1965). Dans l’idée du pape Jean XXIII qui l’avait con­vo­qué, il devait ouvrir un « aggior­na­men­to » pasto­ral, c’est-à-dire à regar­der le mon­de moder­ne avec un nou­vel opti­mi­sme, autre­ment dit à fina­le­ment bais­ser sa gar­de : il ne s’agissait plus de pour­sui­vre un duel sécu­lai­re mais bien d’ouvrir un dia­lo­gue et de susci­ter une ren­con­tre.

Ces années-là, le mon­de était secoué par des chan­ge­men­ts extraor­di­nai­res et par un déve­lop­pe­ment éco­no­mi­que sans pré­cé­dent : il s’agissait pro­ba­ble­ment de la plus rapi­de et la plus pro­fon­de révo­lu­tion de la con­di­tion humai­ne dont on ait tra­ce dans tou­te l’histoire (Eric J. Hobsbawm). L’événement con­ci­liai­re con­tri­bua à cet­te muta­tion mais il fut éga­le­ment empor­té par elle : le ryth­me des « aggior­na­men­ti » — notam­ment favo­ri­sé par le tour­bil­lon des tran­sfor­ma­tions envi­ron­ne­men­ta­les et par la con­vic­tion géné­ra­le, chan­tée par Bob Dylan, que « the times they are a‑changin » — finit par échap­per des mains de la hié­rar­chie, ou à tout le moins des mains de ceux qui vou­la­ient entre­pren­dre une réfor­me et non pas une révo­lu­tion.

C’est ain­si qu’entre 1967 et 1968, l’on assi­sta au « tour­nant » de Paul VI qui s’exprima à tra­vers l’analyse inquiè­te qu’il fait des tur­bu­len­ces des années soi­xan­te et ensui­te de la « révo­lu­tion sexuel­le » dans l’encyclique « Humanae vitae » de juil­let 1968. Au milieu des années soixante-dix, ce grand pape avait atteint un tel sta­de de pes­si­mi­sme que, dans une de ses con­ver­sa­tions avec le phi­lo­so­phe Jean Guitton, il se deman­dait et il lui deman­dait, en citant cet inquié­tant pas­sa­ge de l’évangile de Luc : « Quand le Fils de l’Homme revien­dra, trouvera-t-il enco­re la foi sur la ter­re ? ».  Et il ajou­tait : « Ce qui me frap­pe, quand je vois le mon­de catho­li­que, c’est qu’une pen­sée de type non-catholique sem­ble pré­do­mi­ner dans le catho­li­ci­sme, et qu’il se pour­rait bien que demain, cet­te pen­sée non-catholique au sein du catho­li­ci­sme devien­ne la plus for­te ».

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4. Nous savons bien quel­le fut la répon­se des suc­ces­seurs de Paul VI à cet­te situa­tion : con­ju­guer chan­ge­ment et con­ti­nui­té ; effec­tuer – sur cer­tai­nes que­stions – les cor­rec­tions néces­sai­res (souvenons-nous, à ce sujet, de la con­dam­na­tion de la « théo­lo­gie de la libé­ra­tion ») ; cher­cher un dia­lo­gue qui soit en même temps un défi avec la moder­ni­té: sur les thè­mes de la vie, de la ratio­na­li­té de l’homme et de la liber­té reli­gieu­se.

Benoit XVI, dans ce qui fut le véri­ta­ble pro­gram­me de son pon­ti­fi­cat (le discours à la curie romai­ne du 22 décem­bre 2005), réaf­fir­ma ensui­te un prin­ci­pe essen­tiel : les gran­des orien­ta­tions de Vatican II deva­ient être lues et inter­pré­tées à la lumiè­re de la tra­di­tion pré­cé­den­te de l’Eglise, donc éga­le­ment à la lumiè­re de l’ecclésiologie issue du con­ci­le de Trente et de Vatican I. Ne fût-ce que pour la sim­ple rai­son que l’on ne peut pas oppo­ser de démen­ti for­mel à la foi tel­le qu’elle a été crue et vécue par des géné­ra­tions et des géné­ra­tions sans intro­dui­re un « vul­nus » irré­pa­ra­ble dans l’autoreprésentation et dans la per­cep­tion publi­que d’une insti­tu­tion tel­le que l’Eglise catho­li­que.

Nous savons à quel point cet­te ligne a été pro­vo­qué une levée de bou­cliers non seu­le­ment « extra eccle­siam » où une agres­sion média­ti­que et intel­lec­tuel­le abso­lu­ment iné­di­te s’est abat­tue sur le pape Benoît, mais – avec cet­te maniè­re tou­te nico­dé­mi­te et ces mur­mu­res qui sont l’apanage du mon­de clé­ri­cal – éga­le­ment au sein du corps ecclé­sia­sti­que qui aban­don­na en sub­stan­ce ce pape à lui-même aux momen­ts les plus cri­ti­ques de son pon­ti­fi­cat.  D’où, selon moi, sa renon­cia­tion de février 2013 qui, — par-delà les inter­pré­ta­tions ras­su­ran­tes – con­sti­tue un évé­ne­ment histo­ri­que dont les rai­sons et les impli­ca­tions à long ter­me doi­vent être enco­re lar­ge­ment appro­fon­dies.

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5. Voilà la situa­tion dont a héri­té le pape François. Je me bor­ne­rai à men­tion­ner quel­ques trai­ts bio­gra­phi­ques et cul­tu­rels qui ren­da­ient « ad ini­tio » Jorge Mario Bergoglio en par­tie étran­ger à ce que j’ai appe­lé le « catho­li­ci­sme romain » :

- le carac­tè­re péri­phé­ri­que de sa for­ma­tion, pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans le mon­de latino-américain, qui lui rend dif­fi­ci­le d’incarner l’universalité de l’Eglise, ou à tout le moins le pous­se à la vivre d’une nou­vel­le maniè­re, en met­tant de côté la civi­li­sa­tion euro­péen­ne et nord-américaine ;

- l’appartenance à un ordre tel que la Compagnie de Jésus qui, au cours du siè­cle der­nier, a réa­li­sé l’un des repo­si­tion­ne­men­ts politico-culturels les plus spec­ta­cu­lai­res qu’ait con­nu l’histoire récen­te, en pas­sant d’une posi­tion « réac­tion­nai­re » à une posi­tion « révo­lu­tion­nai­re » à géo­mé­trie varia­ble, fai­sant ain­si pre­u­ve d’une prag­ma­ti­sme digne de réfle­xion à bien des égards ;

- l’extranéité envers l’élément esthé­ti­que pro­pre au « catho­li­ci­sme romain », sa renon­cia­tion osten­ta­toi­re à tou­te mar­que de digni­té de sa char­ge (les appar­te­men­ts pon­ti­fi­caux, la mozet­te rou­ge et les orne­men­ts pon­ti­fi­caux habi­tuels, les voi­tu­res de repré­sen­ta­tion, la rési­den­ce de Castel Gandolfo) et à ce qu’il qua­li­fie d’« habi­tu­des de prin­ce de la Renaissance » (à com­men­cer par le retard sui­vi de son absen­ce à un con­cert de musi­que clas­si­que don­né en son hon­neur au début de son pon­ti­fi­cat).

Je cher­che­rai plu­tôt à sou­li­gner ce qui peut, à mon sens, con­sti­tuer l’élément com­mun des mul­ti­ples tran­sfor­ma­tions que le pape François est en train d’introduire dans la tra­di­tion catho­li­que.

Je le ferai en me basant sur un petit livre d’un émi­nent hom­me d’Eglise, qui est géné­ra­le­ment con­si­dé­ré com­me le théo­lo­gien de réfé­ren­ce du pon­ti­fi­cat actuel et que François citait déjà avec élo­quen­ce lors de son pre­mier Angelus, celui du 17 mars 2013, en décla­rant : « Ces jours-ci, j’ai pu lire le livre d’un car­di­nal – le car­di­nal Kasper, un théo­lo­gien com­pé­tent, un bon théo­lo­gien – sur la misé­ri­cor­de. Et il m’a fait beau­coup de bien, ce livre, mais ne croyez pas que je fas­se de la publi­ci­té pour les livres de mes car­di­naux.  Ce n’est pas ça.  Mais il m’a fait du bien, beau­coup de bien ».

Le livre de Walter Kasper auquel je vais me réfé­rer s’intitule : « Luther : une per­spec­ti­ve œcu­mé­ni­que » et est la ver­sion retra­vail­lée et aug­men­tée d’une con­fé­ren­ce que le car­di­nal a tenue le 18 jan­vier 2016 à Berlin. Le cha­pi­tre sur lequel je vou­drais atti­rer l’attention est le sixiè­me : « Actualité œcu­mé­ni­que de Martin Luther ».

Tout le cha­pi­tre est con­struit sur une argu­men­ta­tion binai­re selon laquel­le Luther aurait été pous­sé à appro­fon­dir la rup­tu­re avec Rome prin­ci­pa­le­ment à cau­se du refus des papes et des évê­ques de pro­cé­der à une réfor­me. Ce n’est que devant la sur­di­té de Rome – écrit Kasper – que le réfor­ma­teur alle­mand, « sur base de sa com­pré­hen­sion du sacer­do­ce uni­ver­sel, a dû se con­ten­ter d’une solu­tion de secours.  Il a cepen­dant con­ti­nué à se rester con­fiant dans le fait que la véri­té de l’Evangile se serait impo­sée d’elle-même et il a donc lais­sé la por­te fon­da­men­ta­le­ment ouver­te pour une futu­re enten­te pos­si­ble ».

Mais du côté catho­li­que éga­le­ment, au début du sei­ziè­me siè­cle, de nom­breu­ses por­tes resta­ient ouver­tes, la situa­tion était pour ain­si dire flui­de. Kasper écrit : « Il n’y avait pas une ecclé­sio­lo­gie catho­li­que struc­tu­rée de façon har­mo­ni­sée mais uni­que­ment des appro­ches qui tena­ient plus d’une doc­tri­ne sur la hié­rar­chie que d’une ecclé­sio­lo­gie à pro­pre­ment par­ler.  L’élaboration systé­ma­ti­que de l’ecclésiologie ne vien­dra qu’avec la théo­lo­gie contre-réformiste, com­me anti­thè­se à la polé­mi­que de la Réforme con­tre la papau­té.  La papau­té devint ain­si, d’une maniè­re incon­nue jusque-là, l’identité distinc­ti­ve du catho­li­ci­sme.  Les thè­ses et les anti­thè­ses con­fes­sion­nel­les s’influencèrent et se blo­què­rent mutuel­le­ment. »

Il faut donc aujourd’hui pro­cé­der – si l’on s’en tient au rai­son­ne­ment de Kasper – à une à une « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » des con­fes­sions réfor­mées com­me de l’Eglise catho­li­que, mal­gré que cet­te der­niè­re ne se soit jamais con­si­dé­rée com­me une « con­fes­sion » mais com­me l’Eglise uni­ver­sel­le. Il faut reve­nir à une situa­tion sem­bla­ble à cel­le qui pré­va­lait avant que n’éclatent les con­fli­ts reli­gieux du sei­ziè­me siè­cle.

Cependant, tan­dis que dans le camp luthé­rien, cet­te « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » est aujourd’hui lar­ge­ment ache­vée (avec la sécu­la­ri­sa­tion extrê­me de ces socié­tés, ce qui fait que les pro­blè­mes qui éta­ient à la sour­ce des con­tro­ver­ses con­fes­sion­nel­les sont aujourd’hui deve­nus sans impor­tan­ce pour l’écrasante majo­ri­té des chré­tiens « réfor­més »), du côté catho­li­que en revan­che, il reste enco­re beau­coup à fai­re, pré­ci­sé­ment à cau­se de la sur­vi­van­ce des carac­té­ri­sti­ques et des struc­tu­res de ce que j’ai appe­lé le « catho­li­ci­sme romain ». C’est donc sur­tout au mon­de catho­li­que que s’adresse cet­te invi­ta­tion à la « décon­fes­sion­na­li­sa­tion ».  Kasper l’appelle de ses vœux com­me une « redé­cou­ver­te de la catho­li­ci­té ori­gi­nel­le, qui ne se limi­te à un point de vue con­fes­sion­nel ».

Pour y par­ve­nir, il est donc néces­sai­re d’achever une fois pour tou­te le dépas­se­ment de l’ecclésiologie tri­den­ti­ne et de cel­le de Vatican I. Selon Kasper, le con­ci­le Vatican II a ouvert la voie mais sa récep­tion a été con­tro­ver­sée et n’a pas été linéai­re.  D’où le rôle du pape actuel : « Le pape François a ouvert une nou­vel­le pha­se de ce pro­ces­sus de récep­tion.  Il met en évi­den­ce l’ecclésiologie du peu­ple de Dieu, le peu­ple de Dieu en che­min, le sens de la foi du peu­ple de Dieu, la struc­tu­re syno­da­le de l’Eglise, et en ce qui con­cer­ne la com­pré­hen­sion de l’unité il a déve­lop­pé une nou­vel­le appro­che inté­res­san­te.  Il décrit l’unité œcu­mé­ni­que non plus avec l’image des cer­cles con­cen­tri­ques autour du cen­tre mais par l’image du polyè­dre, c’est-à-dire d’une réa­li­té à plu­sieurs facet­tes, non pas com­me un ‘puzz­le’ assem­blé de l’extérieur mais com­me un tout et, puisqu’il s’agit d’une pier­re pré­cieu­se, d’un tout qui reflè­te de mil­le feux la lumiè­re qu’il reçoit.  En évo­quant Oscar Cullmann, le pape François reprend le con­cept de la diver­si­té récon­ci­liée ».

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6. Si nous reli­sons briè­ve­ment sous cet­te lumiè­re les com­por­te­men­ts de François qui ont susci­té le plus d’émoi, nous com­pre­nons mieux leur logi­que com­mu­ne :

  • le fait qu’il met­te en évi­den­ce, depuis le jour de son élec­tion, sa char­ge d’évêque de Rome davan­ta­ge que cel­le de pape de l’Eglise uni­ver­sel­le ;
  • sa déstruc­tu­ra­tion de la figu­re cano­ni­que du pon­ti­fe romain (le fameux « qui suis-je pour juger ? ») qui ne n’explique pas seu­le­ment par des rai­sons liées à son carac­tè­re mais par des moti­va­tions plus pro­fon­des, de natu­re théo­lo­gi­que ;
  •  le fait que cer­tains sacre­men­ts par­mi les plus carac­té­ri­sti­ques de la maniè­re de « se sen­tir catho­li­que » (la con­fes­sion auri­cu­lai­re, le maria­ge indis­so­lu­ble, l’eucharistie), soient pra­ti­que­ment vidés de leur sub­stan­ce sous cou­vert de rai­sons pasto­ra­les tel­les que la « misé­ri­cor­de » et l’« accueil » ;
  •  l’exaltation de la « par­rhé­sie » autour de l’Eglise, de la con­fu­sion soi-disant créa­tri­ce, à laquel­le se rat­ta­che une vision de l’Eglise qua­si com­me une fédé­ra­tion d’Eglises loca­les dotées de lar­ges pou­voir disci­pli­nai­res, litur­gi­ques et même doc­tri­naux.

Certains se scan­da­li­sent du fait qu’en Pologne, l’interprétation d’ « Amoris lae­ti­tia » qui fini­ra par entrer en vigueur sera dif­fé­ren­te de cel­le de l’Allemagne ou de l’Argentine au sujet de la com­mu­nion des divorcés-remariés. Mais François pour­rait répon­dre qu’il s’agit de facet­tes diver­ses de ce polyè­dre qu’est l’Eglise catho­li­que à laquel­le pour­ra­ient tôt ou tard s’ajouter – pour­quoi pas – les Eglises réfor­mes post-luthériennes, juste­ment dans cet esprit de « diver­si­té récon­ci­liée ».

Sur cet­te rou­te, il est faci­le de pré­voir que les pro­chai­nes éta­pes con­si­ste­ront en une nou­vel­le con­cep­tion de la caté­chè­se et de la litur­gie dans un sens œcu­mé­ni­que, et là aus­si le che­min que devra par­cou­rir la par­tie catho­li­que sera bien plus exi­geant que celui de la par­tie « pro­te­stan­te », étant don­né les dif­fé­ren­ts poin­ts de départ, tout com­me un affai­blis­se­ment du sacre­ment de l’ordre dans ses aspec­ts les plus « catho­li­ques », c’est-à-dire le céli­bat ecclé­sia­sti­que, après quoi la hié­rar­chie catho­li­que ces­se­ra enfin d’être cet­te « bureau­cra­tie des céli­ba­tai­res » décri­te par Schmitt.

On com­prend alors mieux la véri­ta­ble exal­ta­tion du per­son­na­ge et de l’œuvre de Luther qui a eu lieu au som­met de l’Eglise catho­li­que à l’occasion du cinq-centième anni­ver­sai­re de 1517, jusqu’au tim­bre com­mé­mo­ra­tif con­tro­ver­sé qui lui a été dédié par les postes vati­ca­nes, avec lui et Melanchthon aux pieds de Jésus sur la croix.

Personnellement, je ne dou­te pas que Luther soit l’un des géan­ts de l’ « histoi­re uni­ver­sel­le », com­me on se plai­sait à dire autre­fois, mais « est modus in rebus » : par-dessus tout, les insti­tu­tions doi­vent avoir une sor­te de pudeur à se lan­cer dans des retour­ne­men­ts de cet­te enver­gu­re, sous pei­ne de se cou­vrir de ridi­cu­le : ce même ridi­cu­le que le ving­tiè­me siè­cle nous a infli­gé, quand les com­mu­ni­stes réha­bi­li­ta­ient à en chœur et remet­ta­ient au pou­voir les « héré­ti­ques » qu’ils con­dam­na­ient et com­bat­ta­ient avec achar­ne­ment la veil­le enco­re : le fameux « contre-ordre, cama­ra­des ! » des vignet­tes de Giovannino Guareschi.

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7. Si donc hier le « catho­li­ci­sme romain » était con­si­dé­ré com­me un corps étran­ger à la moder­ni­té, une extra­néi­té qu’on ne lui par­don­nait pas, il est nor­mal que son déclin soit aujourd’hui salué avec enthou­sia­sme par le « mon­de moder­ne », c’est-à-dire par les insti­tu­tions poli­ti­ques, média­ti­ques et cul­tu­rel­les et que le pape actuel soit con­si­dé­ré com­me celui qui vient com­bler ce fos­sé entre le som­met de l’Eglise et le mon­de de l’information, des orga­ni­sa­tions et des « think tanks » inter­na­tio­naux, un fos­sé qui s’était ouvert en 1968 avec l’encyclique « Humanae vitae » et qui s’était creu­sé davan­ta­ge au cours des pon­ti­fi­ca­ts sui­van­ts.

Il est donc tout aus­si nor­mal que les grou­pes et des milieux ecclé­sia­sti­ques qui déjà dans les années soi­xan­te appe­la­ient de leurs vœux le dépas­se­ment de l’Eglise tri­den­ti­ne et qui ava­ient lu Vatican II dans cet­te per­spec­ti­ve, sor­tent aujourd’hui au grand jour après avoir vécu dans l’ombre ces qua­ran­te der­niè­res années et se retrou­vent, avec leurs héri­tiers laïcs et ecclé­sia­sti­ques, par­mi les mem­bres de ce « brain tru­st » dont nous par­lions au début.

Quelques inter­ro­ga­tions restent cepen­dant ouver­tes et méri­te­ra­ient des réfle­xions qui sont loin d’être évi­den­tes.

L’opération lan­cée par le pape François et son entou­ra­ge connaîtra-elle un suc­cès dura­ble ou finira-t-elle par ren­con­trer des rési­stan­ces plus impor­tan­tes que cel­les, en défi­ni­ti­ve mar­gi­na­les, qui ont déjà émer­gé au sein de la hié­rar­chie ou de ce qui reste du peu­ple catho­li­que ?

A quel gen­re de nou­vel­le réa­li­té « catho­li­que » donnera-t-elle nais­san­ce dans les socié­tés occi­den­ta­les ?

Et plus géné­ra­le­ment : quel­les con­sé­quen­ces pourrait-il y avoir dans le champ cul­tu­rel, poli­ti­que et reli­gieux pour mon­de occi­den­tal qui, mal­gré qu’il ait atteint un niveau de sécu­la­ri­sa­tion géné­ra­li­sé, repo­se en par­tie sur le « catho­li­ci­sme romain » ?

Mais il est pré­fé­ra­ble que les histo­riens se gar­dent d’émettre des pro­phé­ties et qu’ils se con­ten­tent de com­pren­dre quel­que cho­se, s’ils le peu­vent, aux pro­ces­sus en cours.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 13/04/2018