Qu’elle est belle, la messe du matin !

Antonio Margheriti

Antonio Margheriti

Ce matin, j’ai été pris à l’improviste d’une envie extra­va­gan­te qui m’avait déjà pour­tant effleu­ré l’esprit aupa­ra­vant, com­me l’une de ces nom­breu­ses cho­ses aux­quel­les on pen­se et qu’on ne fait jamais.

Ce matin, à sept heu­res pré­ci­ses, je me suis ren­du com­me cha­que jour au bar du quar­tier pour pren­dre mon café. Il s’agit de celui qui se trou­ve juste der­riè­re l’église de ma parois­se : en m’y ren­dant, j’ai réci­té mes deux pre­miè­res dou­zai­nes du rosai­re à l’aller et au retour.  Cette priè­re me rem­plit de joie et me ras­su­re.  J’ai fait ce que j’avais à fai­re et à pei­ne eu-je fini mon café que le patron du bar me dit quel­que cho­se qui me fit sou­ri­re : « Tu sais pour­quoi je t’aime bien ?  Parce que tu es quelqu’un de fia­ble : en fait, tu es ras­su­rant. »  Ca m’a fait plai­sir qu’il me l’ait dit.  Je suis sor­ti.

Sur le che­min de la mai­son, je suis com­me fou­droyé par une envie : « Et pour­tant, sa Maison est ouver­te, même à cet­te heure-ci ; la mai­son du Père, de cet Ami fidè­le est ouver­te. Elle est ouver­te pour moi et pour­tant je n’y entre jamais. »  Je m’im­mo­bi­li­se tout à coup et, empor­té par un élan  d’anxiété joyeu­se, je fais demi-tour.

Dans le coin cuisine du Père

Qu’elle est dou­ce et bel­le, qu’elle est accueil­lan­te la mai­son du Père au matin, un peu com­me cel­le d’un ami. Je suis un hôte inat­ten­du par­mi les quel­ques habi­tués de la litur­gie du matin et j’ai bien sen­ti la sur­pri­se de Jésus-lui-même qui n’a pas man­qué de me sur­pren­dre à son tour : « je t’ai atten­du cha­que matin ».  Comme il me sem­ble doux et fami­lier ce grand Crucifix à côté de moi, pre­sque vivant com­me, s’il allait d’un moment à l’autre se tour­ner vers moi pour me ren­dre mon regard.  Comme tu étais beau et serein ce matin, pre­sque déten­du, oserais-je dire, sur la croix.

Je regar­de le prê­tre avec une ten­dres­se fra­ter­nel­le, c’est un bra­ve hom­me : il est enco­re un peu engour­di par le som­meil, il cher­che par­fois ses mots, il s’emmêle par­fois un peu les pin­ceaux ; après l’Evangile il oublie le Credo, puis, vite, il s’en rend comp­te et se rat­tra­pe. C’est un hom­me doux, un hom­me de Dieu.

Comme tu étais vivant ce matin, Jésus, dans ce taber­na­cle : je me plais à pen­ser que tu étais en train de m’accueillir dans ton « coin cui­si­ne », com­me lorsqu’on débar­que chez un ami à l’improviste tôt le matin et qu’on le trou­ve en train de pren­dre son petit-déjeuner en pyja­ma dans son coin-cuisine, là où on ne reçoit pas d’habitude, dans une atmo­sphè­re dif­fu­se, inti­me et sin­cè­re. Le matin, on par­le peu, on a envie de paix.  Et je t’ai trou­vé ain­si, Jésus, à l’aube, avec cet­te sur­pri­se de décou­vrir fina­le­ment où se trou­vait ton taber­na­cle dans le déda­le de cet­te égli­se où je ne l’avais jamais trou­vé aupa­ra­vant.  J’avais pour­tant fait le tour de tou­tes les cha­pel­les, de tou­tes les parois, de tou­tes les alcô­ves sans suc­cès.  Tu étais là, caché dans ce « coin cui­si­ne » où tu ne te mon­tres qu’aux inti­mes et par­fois à un pas­sant inat­ten­du.  Voilà la vra­ie sur­pri­se : der­riè­re le maître-autel habi­tuel, il y a pra­ti­que­ment un autre chœur, pre­sque une autre égli­se, un autre autel et au cen­tre, Lui, seul sur son trô­ne, en tête de table.  Tous les voi­sins sont là, ser­rés autour de lui.  Qu’il est beau, Jésus, de se sen­tir inti­me, pro­che de toi dans ton « coin cui­si­ne » alors qu’il fait jour et que l’on sait que ce jour ne sera plus tout à fait com­me les autres.

J’attends avec un esprit de plus en plus léger le bref moment de la con­sé­cra­tion pour le voir se réin­car­ner, plus vivant et puis puis­sant que jamais, tou­jours aus­si inof­fen­sif et inno­cent. Ô agneau immo­lé !  Dans la défai­te, je res­sem­ble à Jésus et quand je m’en rend comp­te, je me sens com­me libé­ré de tout par­ce que j’ai trou­vé enfin ma vra­ie vic­toi­re : la liber­té elle-même.  Alors je ne crains plus aucun mal.  Ça aus­si, je le dis à Jésus.

L’hostie s’élève : « Seigneur, mon ami, reste avec moi quand vient le soir et qu’il fait noir tout autour et au-dedans : si tu restes avec moi, de qui aurais-je crain­te ? ».

Le cali­ce s’élève à son tour : « sang du Christ répands-toi sur ma tête et laves-moi des péchés que tu con­nais bien. »

Je con­tem­ple le grand cru­ci­fix à côté de moi : « La por­te de mon cœur n’est pas clo­se, mon ami, uni­que Messie : elle est un peu dure et rouil­lée par le péché mais ne t’arrête pas, ne fais pas demi-tour, ma voix t’appelle der­riè­re cet­te por­te, je ne me défends pas, je suis com­me assié­gé et bar­ri­ca­dé dans ma mai­son bran­lan­te con­strui­te sur les sables mou­van­ts de mon corps, je t’offre ma vie pri­vée, ma liber­té qui est soli­tu­de et mono­lo­gue : Jésus enfon­ce cet­te vieil­le por­te et il entre. Il m’embrasse com­me un vieil ami retrou­vé.  Et il me sau­ve.  Rien de plus doux qu’un ami qui accourt pour t’aider par­ce qu’un ami ne juge pas nos fau­tes, il pas­se outre, il pen­se avant tout à ce dont on a besoin.  Voilà qui sont nos vrais amis : ceux qui nous sau­vent quand n est en dan­ger de mort.  Pendant ces 36 années de ma vie, tu as tou­jours été mon salut, tu m’as sau­vé de mil­le mésa­ven­tu­res où je m’embourbais sans rien fai­re, tu m’as arra­ché à la mort une cen­tai­ne de fois et tu as bri­sé les mains des enne­mis qui m’enserraient par­ce que tu étais mon ami, l’ami fidè­le : tu le reste­ras jusqu’au der­nier instant si je te le deman­de.  Ouvre cet­te por­te, Jésus, et cares­se mon cœur. ».

La femme voilée

J’observe avec admi­ra­tion et une cer­tai­ne envie les rares per­son­nes qui vont com­mu­nier. Elles en ont, de la chan­ce: « je ne suis pas digne de te rece­voir ».  En effet, et pour­tant je le dési­re.  J’ai faim de toi, Jésus, dans cet­te lon­gue et amè­re pri­va­tion de ta chair vivan­te.  La seu­le cho­se qui me con­so­le, c’est l’espérance de ces paro­les: « Dis seu­le­ment une paro­le et je serais gué­ri ».

Je regar­de ceux qui reçoi­vent l’eucharistie dans la main, tou­jours des fem­mes, plus ou moins âgées, et aus­si ceux qui la reçoi­vent dans la bou­che, sur­tout des hom­mes sauf bien sûr le vieux sacri­stain, si distin­gué, si habi­tué au sacré, si… chrétien-démocrate à l’ancienne. J’observe une de ces fem­mes com­me il y en a dans tou­tes les parois­ses, de cel­les qui ont tra­ver­sé tou­tes les réfor­mes, tou­tes les pra­ti­ques et tou­tes les lois sans s’en ren­dre comp­te : depuis leur plus jeu­ne âge, avant le Concile, elles alla­ient à la mes­se avec leur voi­le blanc – aujourd’hui étant une solen­ni­té, il était blanc et pas noir – aujourd’hui, elles con­ti­nuent, immua­bles, à se jeter à genoux pour rece­voir le corps du Christ : c’est ain­si qu’on a tou­jours fait, c’est ain­si qu’elle fai­sait déjà pen­dant sa jeu­nes­se dévo­te et même si la ter­re ces­sait un jour de tour­ner, elle con­ti­nue­rait à fai­re de même.  Parce que c’est ain­si qu’elle a été for­mée par sa grand-mère, par sa mère, à la « doc­tri­ne » com­me on appe­lait autre­fois le caté­chi­sme, qu’el­le a appris à fai­re com­me vou­lait mon­sieur le curé.  Il fal­lait fai­re « com­me il faut » et c’est ain­si qu’elle con­ti­nue de fai­re.  La péda­go­gie, autre­fois, avait une réel­le impor­tan­ce et comp­tait pour tou­te la vie.

Je regar­de cet­te jeu­ne fil­le aux cuis­ses vigou­reu­ses sous une jupe assez cour­te. Elle a les che­veux cou­pés au car­ré, des trai­ts fémi­nins mais forts, une grâ­ce des années ’30 et quel­que cho­se de l’Emmanuelle des années ’70.  Une bel­le fil­le.  Elle prend l’hostie en mains, la gar­de un peu avec elle, s’arrête devant l’autel un instant et la con­som­me.  La scè­ne ne me plaît pas trop.

Tout en regar­dant, je me mets à par­ler à Jésus, com­me lorsqu’on est plon­gé dans ses pen­sées et que l’on se sur­prend à pour­sui­vre une con­ver­sa­tion déjà ache­vée. « Non Seigneur, ce n’est pas toi qui as besoin de mon ami­tié !  C’est moi qui ai besoin de la tien­ne : c’est pour cela que je suis entré ici, à cet­te heure-ci ».  Je pen­sais à ce que j’avais dit aupa­ra­vant.  « Parce que quand tu n’es pas là, je me perds.  Prends-moi par la main, mon Dieu et emmène-moi avec toi, à ta maniè­re. »  Je me mis à repen­ser aux paro­les d’un chant litur­gi­que que j’adorais quand j’étais enfant de chœur, même si on la chan­tait aux enter­re­men­ts :

« Un jour on m’a pro­po­sé un autre « voya­ge ». Mon cœur me disait « ne pars pas ».  Ce jour-là je m’en suis allé tout tri­ste et je ne trou­ve plus le che­min du retour…  Prends-moi par la main, mon Dieu, guide-moi dans le mon­de selon tes voies.  Longue et dif­fi­ci­le est la rou­te mais avec toi dans mon cœur je ne crains rien. »

Je por­te tou­jours ces paro­les dans mon cœur, je ne les ai jamais oubliées, même quand j’avais per­du la foi, et je ne les oublie pas aujourd’hui que je la retrou­ve, peu à peu, pas à pas, et l’amitié retrou­vée avec lui est tou­jours une décou­ver­te et une véri­ta­ble aven­tu­re.

La Madeleine

En me retour­nant vers le Crucifix à côté de moi, je restai pétri­fié : la fil­le d’avant, cel­le avec la jupe cour­te et les cuis­ses vigou­reu­ses que j’avais jugée avec médi­san­ce était en train d’enlacer les pieds du Christ. Les yeux fer­més dans une inti­mi­té pro­fon­de exta­ti­que, elle était en train d’embrasser les pieds de mon Ami, les pieds du Messie. C’était Marie-Madeleine ! Marie-Madeleine était là et je ne m’en étais pas ren­du comp­te… pau­vre de moi !  Je l’avais jugée com­me tous l’avaient jugée, mis à part Jésus.  Elle se con­fie tota­le­ment, trans­por­tée par son amour pour Lui.  Et elle embras­se enco­re ses pieds les yeux fer­més com­me on le fait avec la per­son­ne qu’on aime puis, len­te­ment, elle se relè­ve en lais­sant glis­ser sa main dans une cares­se le long de ses jam­bes mar­ty­ri­sées.

Cette scè­ne trou­blan­te m’a bou­le­ver­sé et, sans crier gare, sans même m’en ren­dre comp­te, je m’é­tais mis à pleu­rer à chau­des lar­mes sans pou­voir m’arrêter. J’avais peur que quelqu’un ne me sur­pren­ne et pour­tant j’étais heu­reux.

En m’en allant, j’ai fait cet­te pro­mes­se : « Mon ami qui es là-haut sur la croix, ici-bas dans le taber­na­cle, toi qui es avec moi, je repas­se­rai chez toi le matin. Merci pour ton hospi­ta­li­té, pour la com­pa­gnie, pour les gen­til­les sur­pri­ses et pour les lar­mes ».  Ces lar­mes qui peu­vent, à elles seu­les, ren­dre saint, com­me l’écrivait Cioran.

J’aspire au désert et au renon­ce­ment, ardem­ment : je n’ai d’autre désir que sa com­pa­gnie. Qui est tout.

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