Voilà ce qu’ils ne comprennent pas de nous autres, les catholiques: nous ne nous lançons par dans des guerres “intégristes” contre ceci ou cela, non ne luttons pas uniquement pour notre survie. Nous luttons contre la mort. Nous luttons contre la fin du monde.
Une scission des savoirs?
J’ai souvent rappelé que la fracture, par ailleurs artificielle et artificieuse, entre l’ère des Lumières et l’ère qui l’a précédée — les siècles soi-disant obscurantistes selon la légende voltairienne — voire même entre l’avant et l’après Galilée était en fait en une “fracture des savoirs” qui s’affranchissaient de la théologie pour pouvoir vivre en toute autonomie.
Je ne reviendrai pas sur ce point parce que j’ai réalisé aujourd’hui que la théologie est le sommet et la somme de toute connaissance.
Je ne le répéterai pas parce qu’aujourd’hui, je sais que l’Eglise fut un maître non seulement dans le domaine des sciences sacrées mais également dans celui des sciences profanes: tant de grandes découvertes scientifiques, les chefs-d’œuvre de la beauté, les secrets de la mécanique et des techniques, tout ce qu’il y a à connaître des choses visibles et invisibles et tant d’avancées dans le domaine des sciences humaines eurent pour protagonistes des fils consacrés de l’Eglise catholique, des religieux.
Je ne le répéterai pas parce que je sais aujourd’hui que l’Eglise, avec la théologie, n’impose pas de limites aux sciences humaines mais qu’au contraire, elle leur ouvre tout l’univers du possible et même de l’impossible. Si elle impose quelque chose, c’est surtout le principe selon lequel en ce qui concerne la vie sur cette terre et au-delà, rien n’est absurde mais tout est mystère qui se laisse bien souvent révéler.
En réalité, cette science “enfin libérée” par les Lumières repousse l’autre, le mystère, elle se refuse à l’impossible même comme seule possibilité de recherche, de spéculation et d’expérimentation pour s’enfermer dans la cage du rationalisme et du scientisme en bornant soigneusement le champ d’investigation autorisé à l’homme et en établissant que “seul ce qui est visible est réel” et que c’est cela “être rationnel”. Mais en fait, c’est tout simplement du matérialisme. Nous savons aujourd’hui combien ce dogme laïciste est fallacieux, d’autant que les “rationalistes” eux-mêmes n’y ont jamais vraiment cru, sinon de mauvaise foi. Et nous savons combien l’Eglise fut laïque dans sa recherche du savoir et combien elle fut allergique à ce bigotisme qui devint ensuite l’étendard de tous ceux qui firent l’éloge des “conquêtes” de la Révolution française.
Il n’y a pas une époque chrétienne et une époque postchrétienne
Mais c’est d’autre chose dont je voulais vous faire part.
On considère souvent qu’avant les Lumières, le monde et ses secrets, autrement dit toute l’étendue des choses intelligibles et la sagesse séculaire, étaient éminemment chrétiens. Et c’était effectivement le cas.
Après les Lumières, en revanche, ces mêmes choses devinrent immédiatement “laïques”, c’est-à-dire autonomes, immunisées et étrangères au christianisme et le christianisme lui-même disparut de l’horizon des savoirs avant de disparaître carrément de la surface de la terre pour se recroqueviller dans ses chapelles. La Connaissance se retrouva donc orpheline de père et de mère, comme si elle était issue d’une sorte de gouffre obscur. La Raison, telle une divinité païenne, naissait par elle-même, générée par le néant et par le chaos à un moment précis de l’histoire, c’est-à-dire au dix-huitième siècle. Tout le reste n’était qu’obscurité et mort, un cauchemar, un miroir onirique opalescent. La lumière et le soleil brillaient enfin à leur zénith grâce à trois ou quatre marionnettes enfarinées et portant perruque discourant pompeusement à Paris de choses plaisantes et exotiques avec une grande superficialité, atteignant rarement leur but.
Au cours de mes études, j’ai découvert une chose: il n’y a jamais eu d’ère chrétienne et d’ère a‑chrétienne, il n’y a peu eu une époque où le christianisme était tout et une autre où il ne serait plus nulle part.
Il n’existe qu’un seul temps dans lequel l’Eglise n’a jamais cessé d’être la protagoniste, soit qu’elle fut la grande “Maîtresse” ou “L’Ennemi” public numéro un.
Il y eut bien une époque anti-chrétienne mais pas une époque a‑chrétienne
Avant les Lumières, il y eut effectivement une époque totalement chrétienne et, après elles, une époque totalement anti-chrétienne. Et si la première avait pour mission de formuler toute chose en termes chrétiens en se référant au Dieu Créateur, la seconde avait pour ambition de tout reformuler en termes anti-chrétiens par pure opposition avec la vision chrétienne des choses, dans le but de déchristianiser tout ce que le christianisme avait apporté aux sciences et à la connaissance. Mais le point de départ était bien le christianisme et ses catégories et non pas le néant et le chaos: une croix renversée a été plantée sur le christianisme.
De fait, on n’a jamais autant parlé — en bien comme en mal — du Dieu de Jésus-Christ que depuis cette époque des Lumières au cours de laquelle la Raison aurait, dit-on, remplacé la superstition.
Nous voyons donc comment l’Eglise tient en fait, que ce soit en bien ou en mal, le rôle central dans l’histoire, qu’il s’agisse de l’histoire chrétienne ou antichrétienne: comme Seigneur de l’histoire ou comme Fantasme de l’histoire, comme “Magistra” ou comme “Meretrix”, dans tous les cas comme sa principale protagoniste. L’objectif de toute idéologie dominante de l’histoire, passée comme à venir, a toujours été et restera toujours celui d’abattre le principal obstacle à son propre triomphe: le christianisme, celui de Rome et les autres. Mais c’est impossible. C’est la raison pour laquelle il n’y a jamais eu que de faux triomphes et des illusions atroces, des désirs renversés en totale contradiction avec les lendemains merveilleux imaginés sans Dieu et contre Dieu, comme si une main invisible réduisait chaque fois en cendres la tentation originelle, celle qui fut toujours celle de Lucifer, celle d’être comme Dieu, d’être “meilleur que Dieu”, de se diviniser en le détrônant.
Christianisme, a‑christianisme, anti-christianisme, post-christianisme. Et le Christ
Nous pouvons résumer les choses ainsi: il n’y a pas eu d’ère chrétienne et d’ère a‑chrétienne, il n’existe qu’une histoire chrétienne et une histoire qui s’est révoltée contre le christianisme mais dont le christianisme, bien loin de nous laisser indifférents, est toujours resté le moteur qui agite les esprits, que ce soit comme exemple ou comme cible. Et comme il n’a pas été possible d’anéantir le christianisme en faisant succéder à l’époque chrétienne une époque a‑chrétienne, c’est-à-dire une époque d’indifférence et d’oubli, on s’est replié en vain sur l’époque anti-chrétienne, avant d’obtenir encore une fois le résultat opposé et échouer à nouveau. Aujourd’hui, nous assistons à un autre expédient, imputable cette fois à la hiérarchie ecclésiale elle-même: une époque post-chrétienne. On peut toujours changer les noms et les formules mais le but est toujours identique: éradiquer et anéantir jusqu’au souvenir du christianisme en Occident. “En faisant toute chose nouvelle”. Tout cela pue le soufre et le déjà-vu, la putréfaction même.
Pour que la fin du monde n’arrive pas
Cette lutte qui dure depuis 300 ans pour effacer le Christ de l’histoire se fait plus vive et active que jamais et atteint aujourd’hui son paroxysme.
On peut déchristianiser le monde tant qu’on veut mais le Christ, scandale pour les juifs et folie pour les païens, est ineffaçable, il demeure gravé au cœur des préoccupations quotidiennes des pays les plus sécularisés. Parce que sans le Christ, il n’y a pas de remède à l’ennui, au vieillissement inéluctable, au tumulte des cœurs, au mal de vivre, et à cette tentation stridente et permanente du cupio dissolvi: le désir de mort et d’anéantissement. De fait, quand le mystère est occulté par l’absurde, on perd la volonté de vivre et l’unique perspective rationnelle qui reste c’est le suicide. Ce n’est pas un hasard si les pays européens, vieux et fatigués, particulièrement ceux d’Europe du Nord, ne parlent plus que d’une chose désormais, comme ultime désespoir: le droit de pouvoir mourir, d’éteindre la vie.
Si vous êtes un tant soit peu attentifs, on ne parle que d’avortement, d’euthanasie, de suicide assisté, de contraception, de refus de la maternité sauf comme une expérience de laboratoire qui n’a plus rien à voir avec la nature et l’humanité. Jusqu’à l’estocade finale: la danse macabre autour du fétiche des “unions” homosexuelles, le symbole de la stérilité, évocatrice de la fin de la perpétuation de la vie et de l’extinction du monde. Cupio dissolvi: le désir de mort et d’annulation.
Voilà ce qu’ils ne comprennent pas de nous autres, les catholiques: nous ne nous lançons par dans des guerres “intégristes” contre ceci ou cela, non ne luttons pas uniquement pour notre survie. Nous luttons contre la mort. Nous luttons contre la fin du monde.
Par Antonio Margheriti, d’après un article original en italien traduit et publié avec l’autorisation de l’auteur.