Le devoir d’avorter

faiseusedangeNe croyons pas que l’avortement soit un phé­no­mè­ne récent : la loi sur la dépé­na­li­sa­tion n’a fait que rati­fier une ten­dan­ce qui se ren­for­ce non pas depuis des années mais des décen­nies, par­ti­cu­liè­re­ment dans les régions rura­les du Sud de l’Italie à cau­se des gros­ses­ses « irre­spon­sa­bles » – c’est le cas de le dire – à répé­ti­tion, non dési­rées mais sur­ve­nues par pure con­cu­pi­scen­ce : nos bra­ves grand-mères d’aujourd’hui, ces ména­gè­res de pro­vin­ce que nous con­si­dé­rons aujourd’hui com­me les piliers iné­bran­la­bles du foyer dome­sti­que, com­bien d’avortements clan­de­stins n’ont-elles pas réa­li­sés, allant par­fois jusqu’à s’ôter le pain de la bou­che pour payer une de ces fai­seu­ses d’anges qui vena­ient pra­ti­quer à domi­ci­le ?

Lorsque ma mère tom­ba encein­te de moi, l’avortement était à la der­niè­re mode et il régnait à cau­se du fémi­ni­sme galo­pant un cer­tain enthou­sia­sme autour de cet­te pra­ti­que qui était pré­sen­tée non plus com­me hon­teu­se et secrè­te mais dont il était bon de fai­re éta­la­ge com­me signe d’affranchissement avant-gardiste…  com­me si elle n’avait pas exi­sté depuis des siè­cles !

A l’époque, com­me autre­fois, on n’éprouvait pas de cul­pa­bi­li­té et l’on ne per­ce­vait pas non plus ce que l’avortement était réel­le­ment du point de vue moral et reli­gieux.  Il y avait la hon­te socia­le, cer­tes, mais qui n’était qu’une sim­ple con­ven­tion sans dimen­sion mora­le : l’avortement n’était pas con­si­dé­ré com­me un cri­me, une aber­ra­tion ou un homi­ci­de, non ; il ne s’agissait que d’une con­tra­rié­té socia­le par­ce qu’il ren­voyait à la « bestia­li­té » sexuel­le et à l’incontinence qui en éta­ient la cau­se.  L’immoralité ne rési­dait que dans le fait d’avoir été mise encein­te dans des cir­con­stan­ces inap­pro­priées : c’est « l’avant » qui comp­tait plus que le pen­dant et que l’après.

Lorsque ma mère tom­ba encein­te de moi sans l’avoir dési­ré, elle avait déjà qua­ran­te ans et j’étais le dernier-né d’une fra­trie.  Elle en fut à moi­tié trau­ma­ti­sée et à moi­tié hon­teu­se de cet­te mater­ni­té tar­di­ve et non sou­hai­tée.  Il ne tar­da pas à se for­mer autour d’elle une cour bêlan­te d’harpies « à la page », de voi­si­nes, de don­neu­ses de bons con­seils et d’amies infir­miè­res qui lui con­seil­lè­rent d’avorter à tout prix : tu es vieil­le, lui disaient-elles, il y a trop de risques que le bébé soit « mon­go­lien ».  Parole d’infirmière.

Somme tou­te, l’avortement était à l’époque un devoir de san­té publi­que et de sélec­tion de l’espèce.  On en fai­sait la pro­mo­tion par le pié­ti­sme et la ter­reur : j’aurais pu naî­tre estro­pié, anor­mal, avec trois doig­ts, retar­dé ou tout par­ti­cu­liè­re­ment « mon­go­lien ».  Pourquoi rui­ner l’espèce humai­ne ?  Dire que pen­dant un cer­tain temps, ma mère se lais­sa empor­ter par la pani­que et pas­sa des jour­nées entiè­res à pleu­rer, cer­tai­ne que je nai­trais mala­de…  et qu’elle pen­sa même don­ner rai­son à son amie infir­miè­re.  Ce fut mon père qui la rame­na sèche­ment à la rai­son en un instant.

Tout cela pour vous dire que l’on avor­tait éga­le­ment sur base de dia­gno­stics hypo­thé­ti­ques, pre­sque par super­sti­tion : si un enfant risquait de naî­tre « mon­go­lien », autant s’en débar­ras­ser avant.

Le Docteur Perrucci

Si je vous racon­te tout cela, c’est pour évo­quer la mémoi­re d’un hom­me.  Je suis né à l’hôpital de Mesagne, dans le Sud des Pouilles et, à l’époque, le ser­vi­ce mater­ni­té était diri­gé par un cer­tain Professeur Perrucci, un vieux gynécologue-obstétricien qui jouis­sait d’une gran­de répu­ta­tion loca­le.   Il appar­te­nait à cet­te der­niè­re géné­ra­tion de méde­cins huma­ni­stes qui se préoc­cu­pa­ient avant tout de l’homme, ensui­te de son corps et qui n’oubliaient jamais que le corps abri­tait éga­le­ment une âme ; qu’un patient ne se rédui­sait pas à sa mala­die mais qu’il avait éga­le­ment une pen­sée, une con­scien­ce, une digni­té, une per­cep­tion de lui-même, qu’il pou­vait éprou­ver de la dou­leur, de l’espérance et sur­tout qu’il avait le droit de vivre.

Il s’agissait de l’un de ces der­niers méde­cins huma­ni­stes qui pen­sa­ient qu’on devait aller à l’hôpital pour se sau­ver la vie et pour don­ner la vie et pas pour se l’ôter ou pour l’ôter à un autre.  C’était des hom­mes d’un autre temps qui croya­ient fer­me­ment à cha­cu­ne des paro­les du ser­ment d’Hippocrate qu’ils ava­ient pro­non­cé, qui ne se lais­sa­ient pas sédui­re par le pre­mier cou­rant idéo­lo­gi­que venu et qui ne met­ta­ient pas leur déon­to­lo­gie de côté face aux ido­les et à la mort lor­sque la mort en vint à être elle aus­si ido­lâ­trée jusque dans les hôpi­taux com­me remè­de uni­ver­sel à tous les maux, réels et ima­gi­nai­res, pré­sen­ts ou hypo­thé­ti­ques.

Comme tous les hom­mes intè­gres, c’était un hom­me dur.  Dur avec les lâches et les vicieux, avec les fem­mes fai­bles au point d’accepter la cor­rup­tion et avec les hom­mes qui ava­ient encou­ra­gé ou tolé­ré une tel­le déchéan­ce.  Mais il s’attendrissait par-dessus tout devant le sacri­fi­ce de tou­tes ces fem­mes qui don­na­ient la vie, envers et con­tre tout.

C’est de lui que je vou­drais fai­re mémoi­re, même s’il est aujourd’hui tom­bé dans l’oubli au point que je ne sois même pas arri­vé à retrou­ver son pré­nom.  Comme tous ces sain­ts civils et ano­ny­mes qui ne con­naî­tront jamais la gloi­re ni les autels mais qui se sont con­su­més en gar­dant allu­mée la flam­me de la con­scien­ce et de la vie en la mul­ti­pliant et non en l’étouffant par­ce que tel­le était leur mis­sion : le pay­san déracine-t-il l’arbre qui le nour­rit et qu’il devrait soi­gner ?  « Pourquoi devrait-il en être autre­ment pour un méde­cin à qui l’on con­fie juste­ment la vie d’une créa­tu­re humai­ne ?  Les hom­mes sont Dieu », on ne tue pas les divi­ni­tés, pen­sait le bon Docteur Perrucci.

Mais com­me tous ces hom­mes qui ont accom­pli jusqu’au bout leur devoir à une épo­que idéo­lo­gi­que­ment hosti­le, per­son­ne ne se sou­vien­dra de lui, il n’y aura pas de rue à son nom et on a oublié jusqu’à son nom de bap­tê­me.  Il vit dans le sou­ve­nir de ceux qui ont sui­vi sa leçon éthi­que.  Chez ceux qui, com­me ma mère, en ont gar­dé un sou­ve­nir austè­re mais indé­lé­bi­le.  Même mort (il mou­rut peu après ma nais­san­ce), le Docteur Perrucci m’a ensei­gné com­ment il faut vivre en me don­nant une véri­ta­ble leçon de vie.  Une leçon que je sou­hai­te à pré­sent vous tran­smet­tre.

« Votre porc de mari… »

Je vou­drais racon­ter sa gran­de histoi­re en com­me­nçant par la peti­te à tra­vers les quel­ques sou­ve­nir d’une jeu­ne maman enco­re emplie d’émerveillement et de respect remon­tant à un jour de février d’il y a bien long­temps : cet­te jeu­ne fem­me était ma mère et le nouveau-né c’était moi.

A l’époque, dans les hôpi­taux du Sud , les cham­bres de la mater­ni­té éta­ient gran­des et four­mil­la­ient de mon­de: cha­cu­ne d’entre elles héber­geait une dou­zai­ne de par­tu­rien­tes.  On fai­sait beau­coup d’enfant et on en avor­tait tout autant.  Il y avait cepen­dant ce petit détail « hon­teux » que tous con­nais­sa­ient mais fei­gna­ient alors d’ignorer : on met­tait d’un côté de la cham­bre les mères qui ava­ient don­né le jour à un enfant, c’est là que j’étais avec ma mère.  En face se trou­va­ient cel­les qui ava­ient avor­té, volon­tai­re­ment ou par la volon­té de Dieu.  Tous les visi­teurs qui pas­sa­ient (à l’époque on entrait et on sor­tait faci­le­ment des hôpi­taux) lança­ient un regard fur­tif et décon­cer­té à ces « fem­mes per­dues » com­me s’ils con­tem­pla­ient les cer­cles de l’enfer de Dante : les avor­tées volon­tai­res éprou­va­ient aus­si de la hon­te, non pas à cau­se de la mora­le mais à cau­se du qu’en-dira-t-on, au point qu’elles se cou­cha­ient sou­vent sur le côté avec le drap remon­té jusqu’au visa­ge pour ne pas risquer d’être recon­nues par un voi­sin.  En vain.

faiseusedange2Le jour où je suis né, il y avait là une jeu­ne fil­le qui habi­tait près de chez moi : elle avait été mise encein­te par un cin­quan­te­nai­re marié qui était éga­le­ment l’un de nos voi­sins.  Curieusement, per­son­ne ne s’était ren­du comp­te qu’elle était encein­te.  Il lui avait don­né pour instruc­tion de se débar­ras­ser discrè­te­ment du bébé dans les toi­let­tes après la nais­san­ce.  C’est ce qu’elle fit.  Sauf qu’une hémor­ra­gie se déclen­cha.  On fit venir le méde­cin qui ne tar­da pas à en décou­vrir la cau­se.  Après son hospi­ta­li­sa­tion, on l’envoya en pri­son.  Plusieurs années plus tard elle eut un enfant qu’elle avait dési­ré ; elle était heu­reu­se même si après cet accou­che­ment elle ne pour­rait plus jamais avoir d’enfants.  L’enfant gran­dit en plei­ne san­té jusqu’à un an et demi puis décé­da sou­dai­ne­ment.  Elle regret­ta tou­te sa vie son « pre­mier enfant » mort dans les toi­let­tes.  Tel fut son châ­ti­ment sur ter­re, puisse-t-il lui en épar­gner un autre dans les cieux.

Pour la rituel­le visi­te du matin, le Professeur Perrucci de Mesagne fai­sait son appa­ri­tion sui­vi par une nuée d’assistants.  Il pas­sait au che­vet de cha­cu­ne, l’une après l’autre.

Il toi­sait les fem­mes qui dis­si­mu­la­ient leur visa­ge sous le drap, les avor­tées volon­tai­res et il ne les appe­lait pas « mada­me » mais « fem­me » ; il réser­vait « mada­me » pour cel­les qui éta­ient enco­re encein­tes et appe­lait « jolie maman » cel­les qui ava­ient accou­ché.

Il s’adressait donc à l’un de ses assi­stan­ts : « Cette fem­me, là, qu’est-ce qu’elle a ? »

« Avortement volon­tai­re, Professeur ».  D’un geste las de la main, il en chas­sait l’image com­me pour dire « hon­te à toi », « je ne veux rien avoir à fai­re avec toi », « je t’ignore » ; il se tour­nait vers l’assistant qui lui pré­sen­tait le dos­sier médi­cal et le repous­sait en disant « aucu­ne impor­tan­ce ».  Le visa­ge som­bre, il pas­sait au che­vet sui­vant en disant : « Ici nous som­mes à la mater­ni­té, nous don­nons la vie, pas la mort : je suis un obsté­tri­cien, pas un croque-mort, elles n’ont pas besoin de moi ».

« Cette dame, qu’est-ce qu’elle a ? ».  Une dame encein­te.

« Grossesse à risque, Professeur ».  Il ras­su­rait la dame encein­te avec gen­til­les­se, il l’encourageait, l’aidait du mieux qu’il pou­vait.

« Cette femme-là ? ».  « Avortement volon­tai­re, Professeur ».  « Allons, allons, aucu­ne impor­tan­ce ».

« Oooh mais quel­le jolie maman nous avons-là ! ».  Une dame qui venait d’accoucher.  Le visa­ge du Professeur resplen­dis­sait de joie et même de recon­nais­san­ce : il n’avait d’attention que pour la dame qui avait accep­té d’être mère.  Il la cajo­lait, fai­sait affec­tueu­se­ment mine de lui bai­ser la main.  Il don­nait tou­tes les instruc­tions ima­gi­na­bles à ses col­la­bo­ra­teurs pour qu’elle soit assi­stée com­me une rei­ne, il s’assurait que le jeu­ne maman reçoi­ve un repas spé­cial, « recon­sti­tuant » com­me il disait.  A l’époque il y avait une cui­si­ne dans cha­que ser­vi­ce : il appe­lait la cui­si­niè­re et com­man­dait un menu pre­sque nup­tial.  Juste pour elle.  « C’est sa fête, après tout ».

Chevet sui­vant.  « Cette femme-là, qui est-ce ? ».  Il disait fem­me, c’est-à-dire avor­tée volon­tai­re.  Il secouait la tête : « J’ai déjà vu cet­te tête ».  « Combien d’avortements avez-vous fait ? » demandait-il, irri­té.  La fem­me, hon­teu­se, avouait : « C’est le neu­viè­me ».  Le Professeur Perrucci s’emplit sou­dain d’un feu sacré qui ren­dit rou­ge de colè­re et il la répri­man­da devant tout le mon­de : « Dites à votre porc de mari qu’il se trou­ve une vache pour se sou­la­ger !  Dévergondés ! ».

Parfois, il appre­nait qu’une maman avait don­né le jour à un enfant alors qu’elle se trou­vait dans l’indigence la plus abso­lue : il s’agissait sou­vent de filles-mères.  En tou­te discré­tion, il met­tait la main à la poche et l’aidait com­me il pou­vait ; il pre­nait le télé­pho­ne et appe­lait à droi­te et à gau­che des amis éche­vins, des bon­nes sœurs, des prê­tres qu’il con­nais­sait pour qu’ils vien­nent en aide à la mère et à son enfant.

Autrement, disait-il, com­ment les gens pourraient-ils croi­re à la Providence qui con­so­le et qui relè­ve ?

Par Antonio Margheriti, d’après un arti­cle ori­gi­nal en ita­lien tra­duit et publié avec l’autorisation de l’auteur.

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