Deux peuples, deux États. Voilà l’avenir d’Israël et de la Palestine dont pratiquement tout le monde parle, y compris les organes officiels du Saint-Siège, de la Secrétairerie d’État au Saint-Siège.
Mais ils sont très peu à croire vraiment en cette formule, même au sommet de l’Église. À la mi-novembre 2002 déjà « La Civiltà Cattolica », la revue des jésuites de Rome qui n’est publiée qu’avec l’accord des plus hautes autorités vaticanes, avait intitulé un de ses articles : « Ripensare la ripartizione della Palestina ? » tout en appelant de ses voeux qu’en lieu et place d’une division en deux États, « chaque jour plus improbable », l’heure pourrait être venue d’une « égalité entre Israéliens et Palestiniens » au sein d’un État unique.
Et aujourd’hui que la guerre causée par la catastrophe du 7 octobre éloigne encore davantage aussi bien l’idéologie sioniste que ces « Accords d’Abraham » avec les État arabes qui comportaient en réalité une zone d’ombre sur la question palestinienne toujours ouverte, « La Civiltà Cattolica » propose à nouveau « de nouveaux horizons et une nouvelle vision » sur l’avenir d‘Israël.
« Israele, dove vai ? », tel est le titre de l’article qui ouvre le dernier numéro de la revue. Et la réponse est que pour trouver le bon chemin, il faut prendre en compte « quatre périphéries importantes » de la société israélienne, qui « se battent déjà pour que leurs propres points de vue et objectifs trouvent un écho dans le débat public ».
La notion de « périphérie » est particulièrement chère au Pape François. Mais ici, elle n’a rien de rhétorique ni de populiste. L’auteur de l’article n’écrit jamais rien qui ne soit rigoureusement documenté. Il s’agit de David Neuhaus, né à Johannesburg d’une famille juive ayant émigré d’Allemagne vers l’Afrique du Sud dans les années Trente, converti grâce à la rencontre avec des moines russes, baptisé à vingt ans dans l’Église catholique, devenu jésuite, et principalement actif aux États-Unis puis en Égypte, mais qui est toujours demeuré Juif et citoyen d’Israël, vicaire du patriarcat latin de Jérusalem pour les catholiques israéliens de langue hébraïque entre 2009 et 2017 et professeur à l’Institut biblique de Jérusalem, il est en outre le correspondant en Israël de « La Civiltà Cattolica ».
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Dans son dernier article, le P. Neuhaus analyse avant tout la crise dans laquelle Israël se trouve aujourd’hui, qu’il décrit comme étant « la pire crise depuis sa fondation », celle-ci a éclaté au plus fort de la radicalisation de la tension entre « hébraïsme et démocratie », c’est-à-dire « entre deux visions de l’État : d’un côté un État juif, entendu comme une patrie pour tous les Juifs du monde ; de l’autre un État démocratique, entendu comme le pays de tous ses citoyens, Juifs et non-Juifs, principalement Arabes ». Une tension au sein de laquelle, avant même le 7 octobre, « la menace palestinienne semblait appartenir au passé ».
Le 7 octobre n’a donc pas seulement sonné le glas de cette dernière illusion, mais elle a fait ressurgir « la terrible question de savoir si l’État d’Israël était vraiment ce refuge sûr susceptible de protéger de la violence les Juifs en fuite dans un monde où ils étaient devenus une minorité marginalisée et bien souvent persécutée ».
Mais qu’est-ce qui a bien pu conduire à cet état de crise ? Neuhaus répond que « les principaux protagonistes sont issus des élites sionistes ashkénazes qui dominent l’histoire d’Israël depuis 1948 ».
« Le terme ‘ashkénaze’ – explique-t-il – vient du mot hébreu médiéval qui signifiait ‘Allemagne’ et fait référence aux Juifs originaires d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, où le sionisme politique moderne s’est développé à la fin du XIXe siècle ».
Et aujourd’hui, aussi bien les membres du cabinet de guerre de Benyamin Netanyahou que les principaux généraux de l’armée israélienne, tout comme l’écrasante majorité des juges de la Cour suprême, « sont tous issus des élites ashkénazes » et « partagent le même monde conceptuel, focalisé sur un État juif pour un peuple juif ».
Mais la société israélienne, ce n’est pas que cela, fait remarquer le P. Neuhaus. Elle est également composée de « larges périphéries qui forment une partie importante de la population ». Et c’est d’elles que pourrait émerger « la créativité dont on a tant besoin aujourd’hui pour aider Israël à apporter des réponses aux questions existentielles internes ou externes ».
Le P. Neuhaus identifie quatre « périphéries importantes » qu’il décrit comme suit :
Les Juifs orientaux
Il s’agit des « mizrahim », les Juifs ayant fui les pays arabes, l’Iran, la Turquie ou l’Asie centrale après 1948, à cause de l’hostilité du monde musulman tout entier envers le nouvel État d’Israël.
« Ils sont souvent considérés comme les soutiens de la droite et comme viscéralement anti-arabes. Or l’hostilité du monde mizrahim envers le sionisme socialiste ne vient pas d’un refus de la démocratie, il a en fait été forgé dans les expériences de discrimination dont ils ont été victimes de la part de l’élite socialiste ashkénaze. Au cours de ces quatre dernières décennies, ils connaissent une renaissance culturelle, à travers laquelle ces Juifs revendiquent leur identité propre et leur tradition propre. Les intellectuels issus de ce milieu parlent d’affinité culturelle entre eux et le monde arabe qui les entoure : une affinité qui pourrait suggérer la possibilité d’un vivre-ensemble, ouvrant un horizon enraciné dans un monde commun et dans le partage d’une géographie et d’une langue qui semblent se perdre des tréfonds de l’histoire ».
« Parmi les exemples les plus marquants d’une telle revendication – poursuit le P. Neuhaus -, il y a la montée du mouvement socio-politique oriental, ultra-orthodoxe, connu comme Shas. Le plus important représentant du Shas dans le gouvernement actuel, le ministre de l’Intérieur Moshe Arbel, a fermement condamné les actions et les sentiments anti-arabes et a insisté sur le fait que le gouvernement devrait promouvoir l’État de droit. L’objectif prioritaire de cette population hétérogène n’est pas la réforme de la justice ni la guerre contre les Palestiniens, mais plutôt la fin de la discrimination persistante et du dénigrement culturel ».
Les Juifs ultra-orthodoxes
Ce sont les « haredim », ils constituent 13,5% de la population juive, dont un tiers sont des « mizrahim », « ils se caractérisent par une méfiance prononcée envers la modernité, la sécularisation en général et le sionisme en particulier ».
En 1948, en échange de leur non-opposition à la fondation de l’État d’Israël, ils avaient obtenu la cession à l’autorité religieuse du contrôle juridique des naissances, des mariages et des sépultures, le respect du calendrier Juif, en particulier du sabbat comme jour de repos, et la renonciation à rédiger une constitution pour le nouvel État, « parce que la constitution du peuple Juif, c’est la Torah ». Après quoi, « ils sont entrés en coalition avec les gouvernements socialistes et ont poursuivi cette habitude avec les sionistes révisionnistes ».
Les ultra-orthodoxes « ont tendance à se méfier des élites dominantes, qu’elles soient de droite ou de gauche, en particulier quand ces dernières considèrent comme acquises les positions occidentales et laïques sur les questions sociales ». Et cela les rapproche de nombreux groupes musulmans traditionnels du Moyen-Orient, « qui s’inquiètent eux aussi de la montée des mouvements en faveur de l’égalité des genres (en particulier quand la pratique religieuse de la séparation des sexes dans l’espace public est violée), des droits des LGBT et des restrictions imposées aux traditions religieuses dans la vie du pays ».
Leur « objectif principal », en fait, est « de préserver la vie juive traditionnelle, en garantissant les financements pour leurs institutions constitutives (écoles, académies d’apprentissage de la Torah et assistance sociale), plutôt que de promouvoir des réformes juridiques ou de promouvoir l’ethnocentrisme juif ».
Les citoyens Arabes d’Israël
Il s’agit des musulmans, des chrétiens et des druzes qui représentent aujourd’hui environ 20% de la population. Ce sont les descendants des non-Juifs qui sont restés dans les frontières du nouvel État d’Israël après sa fondation en 1948.
Sur papier, « ils jouissent des mêmes droits politiques que tous les citoyens israéliens », mais en pratique « ils sont exclus d’une bonne partie des instances de décision ». Ils se battent pour l’égalité dans le monde du travail, de l’enseignement, de la santé, dans les services publics, mais également – écrit le P. Neuhaus – contre « le racisme endémique issu de l’ethnocentrisme Juif », parce que « beaucoup les considèrent comme des ennemis plutôt que comme des citoyens avec des droits identiques ».
Ce à quoi les citoyens arabes sont les plus sensible, ce sont « les limitations sévères imposées à la démocratie depuis la fondation d’Israël, qui se manifestent dans un État qui ne se conçoit pas comme l’État de tous ses citoyens, mais plutôt comme l’État de certains de ses citoyens Juifs seulement ».
En outre, « alors que les Juifs israéliens ignorent pour la plupart les facteurs qui ont motivé l’attaque du 7 octobre, la majeure partie des citoyens arabes d’Israël éprouve des sentiments d’amitié envers leurs compatriotes palestiniens qui vivent sous l’occupation ».
Les nouveaux migrants de l’ex-Union soviétique
Les juifs qui ont émigré en Israël depuis la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie après la chute du régime communiste forment cette quatrième « périphérie ». Ils sont environ un million, soit 10% de la population. À leur arrivée « ils étaient considérés comme des personnes instruites, très cultivées, et comme de grands travailleurs, en plus de constituer un contrepoids potentiel aussi bien face aux Juifs orientaux que face aux ultra-orthodoxes, ce qui était bien utile pour préserver l’hégémonie ashkénaze et laïque ».
« Mais bien vite – fait remarquer le P. Neuhaus – il est devenu évident que beaucoup d’entre eux ne vivaient pas le judaïsme au sens traditionnel du terme. Après des décennies de domination communiste qui avaient méprisé l’identité ethnique et religieuse, beaucoup avaient une conception très affaiblie du fait d’être juif. Beaucoup s’étaient assimilés et s’étaient mariés, ce qui signifiait que beaucoup d’entre eux n’étaient pas juifs selon la loi religieuse. En outre, des dizaines de milliers de personnes étaient arrivés en Israël avec une ascendance juive très lointaine voire inexistante ».
Par conséquent, « à partir de la fin des années 1990, une nouvelle catégorie a fait son apparition dans la publication annuelle des statistiques sur la population, les ‘autres’, c’est-à-dire ceux qui ne sont ‘ni arabes ni juifs’ ou ‘juifs non-juifs’. Il s‘agit de personnes sans appartenance ethnique ou religieuse ou bien de chrétiens, qui représentent environ 5% de la population israélienne. Aujourd’hui, ils constituent l’énième défi envers l’État et son caractère ».
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Ce n’est pas la première fois que le P. Neuhaus met en lumière les traits originaux de ces composants de la société israélienne. Le 6 mai de l’an dernier, il a publié, toujours dans « La Civiltà Cattolica », un article très long et bien documenté sur la première de ces quatre périphéries qu’il évoque ici, sur son passé et sur son présent, qui s’intitule : « Gli ebrei di cultura araba », que l’on peut lire dans son intégralité sur le site de la revue, ou bien en résumé sur Settimo Cielo.
Et la conclusion était déjà la même à l’époque :
« Rappeler les Juifs du monde arabe et leur histoire rend à des termes tels que ‘juifs’ et ‘arabes’ une signification oubliée, ouvrant de nouveaux horizons vers un avenir qui ne serait pas étranglé par les réalités actuelles de conflit et de spoliation ».
Il fut une époque, en effet, où de nombreux Juifs faisaient également « partie intégrante du monde arabe » et où « un Juif pouvait également être arabe ». Et cela « ouvre la perspective d’un avenir dans lequel les Juifs pourraient vivre aux côtés des Arabes dans une paix juste et dans une égalité réconciliée ».
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.