La véritable histoire des moines en Occident

Ils voulaient fuir le monde mais ils l’ont transformé malgré eux

Vie, action mira­cu­leu­se et, peut-être, mort du mona­chi­sme occi­den­tal

Vittorio Messori

Vittorio Messori

Un entretien-fleuve sans tabou avec le célè­bre écri­vain catho­li­que Vittorio Messori sur ce que fut réel­le­ment le mona­chi­sme occi­den­tal au-delà des idées reçues, de la légen­de dorée et des légen­des urbai­nes, débar­ras­sé du mythe et repla­cé dans son con­tex­te histo­ri­que, au cœur des con­tra­dic­tions et des fai­bles­ses de la con­di­tion humai­ne, le fameux “et-et” catho­li­que.

Un entre­tien réa­li­sé par Antonio Margheriti

Cet entre­tien inha­bi­tuel avec Vittorio Messori sur l’hi­stoi­re, l’ac­tua­li­té et le futur du mona­chi­sme a

L'écrivain Antonio Margheriti

L’écrivain Antonio Margheriti

bien fail­li ne pas avoir lieu. J’avais d’ail­leurs com­men­cé à ras­sem­bler de la docu­men­ta­tion dans le but de rédi­ger moi-même un arti­cle.  Pour l’u­ne ou l’au­tre rai­son, rien ne s’e­st pas­sé com­me pré­vu et je me suis retrou­vé à me deman­der de quoi j’al­lais bien pou­voir par­ler.  Je séjour­nais alors dans une cité bal­néai­re de l’extrême-Sud de l’Italie, dans la région de Salente, en bord de la mer. Cette année, l’é­té avait duré moins long­temps que d’ha­bi­tu­de et une série d’o­ra­ges ter­ri­bles se suc­cé­da­ient sur la région et la fou­dre s’a­bat­tait sur la digue, sur la mer et sur la page.  Je les “voyais” pour ain­si dire par­ce que ceux qui me con­nais­sent savent que j’ai une peur pani­que de la fou­dre, une véri­ta­ble pho­bie.  Le plus sou­vent, j’at­tends que l’o­ra­ge se pas­se à l’a­bri, à l’a­bri sous mes cou­ver­tu­res.  Lorsque j’é­tais enfant, la fou­dre était un jour entrée dans ma cham­bre, elle avait fait le tour du lit non sans incen­dier la moi­tié de la mai­son mais par mira­cle per­son­ne n’a­vait été tué.  Depuis lors, j’ai une peur bleue des ora­ges.

Cette fois c’é­tait sur mon ordi­na­teur que la fou­dre était tom­bée, une machi­ne tou­te neu­ve que je venais d’a­che­ter. Un autre dra­me.  J’ai donc du me rabat­tre sur un vieil ordi­na­teur pré­hi­sto­ri­que qui était d’u­ne len­teur extrê­me.  Alors que je discu­tais de tout et de rien par cour­rier élec­tro­ni­que avec Vittorio Messori, je lui fis part de cet inci­dent et de ma pho­bie des ora­ges.

Et voi­ci ce qu’il m’a répon­du:

“Les ora­ges sont si dan­ge­reux qu’ils nous ont, hélas, don­né un cer­tain Martin Luther qui, com­me cha­cun sait, fit le vœu d’en­trer chez les augu­sti­niens après que la fou­dre se soit abat­tue sur l’ar­bre sous lequel il s’a­bri­tait… Ah, si seu­le­ment il y avait en Saxe plus de soleil et moins d’o­ra­ges, com­bien de malheurs n’au­ra­ient pas été évi­tés?”  Il lâcha ensui­te cet­te petit phra­se “il y aurait tant à dire sur le mona­chi­sme que j’é­tu­die depuis plu­sieurs années…”.

Bon sang, mais c’e­st bien sûr, me dis-je, illu­mi­né com­me Luther par une sou­dai­ne intui­tion: “Est-ce que ça ne vau­drait pas la pei­ne d’en discu­ter un peu et de rédi­ger un petit entre­tien uni­que en son gen­re?”. Il accep­ta rapi­de­ment et me fixa un rendez-vous télé­pho­ni­que quel­ques heu­res plus tard.  C’est alors qu’un ora­ge qua­si tro­pi­cal écla­ta bru­sque­ment.  Je lui fit par­ve­nir ce petit mes­sa­ge, fri­go­ri­fié et trem­blant de peur: “Ici ora­ge, si pas fini pour notre rendez-vous, par­tie remi­se: très  dan­ge­reux de télé­pho­ner à cau­se de la fou­dre.”  A l’heu­re dite, et deux fois d’af­fi­lée (le tout s’e­st dérou­lé au cours de deux lon­gues con­ver­sa­tions télé­pho­ni­ques), c’e­st… le beau temps qui a écla­té.  A pei­ne avais-je rac­cro­ché que les ora­ges reve­na­ient de plus bel­le.  Et voi­ci donc le magni­fi­que entre­tien qui en a résul­té.  Il faut cepen­dant que je pré­ci­se une peti­te cho­se: je m’é­tais sou­ve­nu d’u­ne priè­re de mon enfan­ce que les pay­sans répé­ta­ient quand l’o­ra­ge arri­vait et que je n’ai pu m’em­pê­cher de psal­mo­dier: “Sainte Elisabeth, protège-nous de la fou­dre et des éclairs.”  Je dois bien avouer que ça a fonc­tion­né.  Le hasard?  C’est pos­si­ble, mais je suis catho­li­que, et donc je ne crois donc pas au hasard: je crois à la volon­té de Dieu et à l’in­ter­ces­sion des sain­ts.

Ils n’avaient aucun intérêt pour les classiques

Messori, depuis votre cel­lu­le dans le mona­stè­re de Maguzzano, vous avez entre­pris un véri­ta­ble tra­vail de béné­dic­tin: étu­dier l’hi­stoi­re du mona­chi­sme… et il sem­ble que vous vous soyez vous-même immi­scé dans cet­te histoi­re. Il est par con­tre éton­nant que vous n’ayez enco­re pra­ti­que­ment rien écrit. Auriez-vous décou­vert quel­que cho­se d’i­né­dit au cours de vos tra­vaux?

Moines travaillant au scriptorium, miniature extraite du Livre des Jeux, XIIIè siècle

Moines tra­vail­lant au scrip­to­rium, minia­tu­re extrai­te du Livre des Jeux, XIIIè siè­cle

Beaucoup trop de cho­ses en fait, dont il n’e­st pas for­cé­ment oppor­tun de par­ler. Par exem­ple tout le mon­de pré­tend que les moi­nes aura­ient sau­vé les livres clas­si­ques par amour de la cul­tu­re.  En réa­li­té il n’a­va­ient abso­lu­ment aucun inté­rêt ni pour la cul­tu­re ni pour les clas­si­ques de l’an­ti­qui­té.  C’étaient des gens qui s’é­ta­ient reti­rés der­riè­re leurs murs pour atten­dre la fin du mon­de qu’ils croya­ient immi­nen­te.  S’ils ont bel et bien créé les scrip­to­riums dans lesquels les copi­stes ont effec­ti­ve­ment réa­li­sé un tra­vail ine­sti­ma­ble, c’é­tait pour des rai­sons plu­tôt pra­ti­ques que cul­tu­rel­les: étant don­né qu’ils accueil­la­ient un grand nom­bre de très jeu­nes postu­lan­ts qui deva­ient appren­dre le latin, ils leur fai­sa­ient reco­pier ces tex­tes anciens pour s’e­xer­cer, com­me des manuels sco­lai­res.  Ce n’e­st pas un hasard s’ils nous ont éga­le­ment tran­smis des tex­tes fort peu con­ve­na­bles pour un moi­ne com­me cer­tains apho­ri­smes extrê­me­ment vul­gai­res mais néan­moins remar­qua­bles par l’é­lo­quen­ce de leur ter­mi­no­lo­gie lati­ne: étant don­né que les dic­tion­nai­res n’e­xi­sta­ient pas enco­re, il était pour eux vital de répan­dre jusque dans les mona­stè­res voi­sins la con­nais­san­ce du plus grand nom­bre pos­si­ble de mots et de gram­mai­re lati­ne.  Je le répè­te: cet­te pre­miè­re géné­ra­tion de moi­nes n’a­vait abso­lu­ment aucun inté­rêt pour le mon­de, un mon­de qui selon eux était sur le point de dispa­raî­tre.

Au fond, leur voca­tion a été essen­tiel­le­ment escha­to­lo­gi­que: leur vie n’a­vait pour seu­le fonc­tion que de les mener à l’au­tre vie, la seu­le qui comp­tât vrai­ment.

Comment? Mais alors, tous ces incu­na­bles, ces par­che­mins, ces codex …

Je le répè­te, même si ça doit bri­ser votre idéal roman­ti­que sur la biblio­phi­lie du mona­chi­sme: ce n’e­st qu’à par­tir de la Renaissance que cet­te chas­se aux par­che­mins anti­ques a com­men­cé. Tout le Moyen-Âge s’en moquait éper­du­ment, sauf dans les mona­stè­res où ils n’ont cepen­dant été pré­ser­vés que dans un but pra­ti­que et non pas cul­tu­rel.

Mais ils ava­ient des biblio­thè­ques entiè­res de livres “pro­fa­nes”, laï­ques dirions-nous aujour­d’­hui, de véri­ta­bles “monu­men­ts de scien­ce” com­me disait Umberto Eco… S’il ne s’a­gis­sait que d’ap­pren­dre le latin, quel­ques dou­zai­nes de livres aura­ient suf­fit.

Vous savez, les mona­stè­res béné­dic­tins éta­ient non seu­le­ment con­strui­ts dans des lieux iso­lés mais si pos­si­ble à gran­de hau­teur afin de les iso­ler du mon­de et éga­le­ment des autres mona­stè­res. Chaque mona­stè­re deve­nait un mon­de en lui-même, d’où la néces­si­té d’ê­tre auto­no­me et auto­suf­fi­sant, d’y créer une éco­le, d’y éta­blir un scrip­to­rium… qui était un peu l’é­di­teur de livres sco­lai­res de l’é­po­que.

La pre­u­ve que les béné­dic­tins ne mani­fe­sta­ient que peu d’in­té­rêt pour la cul­tu­re clas­si­que et s’en méfia­ient même, c’e­st qu’u­ne bon­ne par­tie des abbayes ont été con­strui­tes sur l’em­pla­ce­ment de tem­ples païens après avoir pris soin de les raser jusqu’aux fon­da­tions. L’abbaye de Maguzzano où je me trou­ve actuel­le­ment a été con­strui­te sur un pro­mon­toi­re et il suf­fit de creu­ser un mètre dans le sol pour exhu­mer des vesti­ges du pré­cé­dent édi­fi­ce con­sa­cré à Mars.  Il y avait sur la plus hau­te et la plus maje­stueu­se col­li­ne du Mont-Cassin, la rei­ne de tou­tes les abbayes,  plu­sieurs tem­ples dédiés à Apollon: si Benoît lui-même a juste­ment choi­si cet endroit pour y poser les fon­da­tions de l’Ordre béné­dic­tin et y con­strui­re des tem­ples chré­tiens, imaginez-vous quel pou­vait être leur inté­rêt pour cet­te cul­tu­re clas­si­que qu’ils enfouis­sa­ient…  Les pre­miers béné­dic­tins cher­cha­ient juste­ment des endroi­ts où se trou­va­ient des tem­ples païens par­ti­cu­liè­re­ment iso­lés pour s’y instal­ler et les fai­re dispa­raî­tre une fois pour tou­tes.

Personne ne pou­vait sor­tir du mona­stè­re ou le chan­ger, me semble-t-il: les moi­nes éta­ient enter­rés vivan­ts, un peu com­me ces tem­ples païens…

Effectivement, dans les trois vœux qu’ils pro­no­nça­ient, il y avait celui de “sta­bi­li­té”: une fois instal­lés dans un mona­stè­re, ils ne pou­va­ient plus en sor­tir. Tout ceci pour sou­li­gner le man­que abso­lu de curio­si­té pour le mon­de qui se trou­vait au-delà des murs qui encer­cla­ient leur tom­beau.  Imaginez-vous com­bien ils pou­va­ient se moquer de l’an­ti­qui­té.

Ils s’i­so­la­ient de ce mon­de qui ne les inté­res­sait plus, d’un mon­de avec lequel ils vou­la­ient avoir le moins de rap­ports pos­si­ble et qui, du reste, n’en valait pas la pei­ne pui­squ’ils viva­ient dans l’at­ten­te de la parou­sie qui en aurait pré­ci­pi­té la fin.

“Labora” mais pas trop

Vous pré­ten­dez que ces moi­nes n’a­va­ient aucun inté­rêt à pré­ser­ver la cul­tu­re clas­si­que, que les tex­tes grecs et latins n’é­ta­ient pour eux que des “cahiers d’e­xer­ci­ce” pour appren­dre un latin par­fait et que ces moi­nes n’at­ten­da­ient qu’u­ne cho­se seu­le: la parou­sie. Et pour­tant, ils ont tout de même déve­lop­pé la phar­ma­co­pée, ils ont créé une véri­ta­ble tra­di­tion culi­nai­re et inven­té de nou­vel­les bois­sons que nous retrou­vons enco­re aujour­d’­hui sur nos tables: n’ou­blions pas que ce sont les moi­nes qui ont inven­té la biè­re, le célè­bre par­me­san et enco­re bien d’au­tres cho­ses.  C’est me semble-t-il Cosmacini, l’hi­sto­rien de la méde­ci­ne, qui racon­te qu’ils furent les pre­miers à créer un véri­ta­ble systè­me “hospi­ta­lier” au sein de leurs hôtel­le­ries, une sor­te de croi­se­ment entre une auber­ge et un mona­stè­re.  Entretemps, ils ont con­struit des abbayes de plus en plus impo­san­tes dans tout l’Occident.  Et enfin, il y a leur célè­bre devi­se “ora et labo­ra”.  Ca me sem­ble beau­coup pour des gens qui ne fai­sa­ient qu’at­ten­dre la fin des temps.

Procédons dans l’or­dre.

Le célè­bre ora et labo­ra n’e­st que le fruit d’un énor­me malen­ten­du.  Benoît n’a jamais for­mu­lé une tel­le devi­se et si elle s’e­st répan­due c’e­st par­ce qu’el­le son­nait bien et qu’el­le fai­sait plu­tôt bon­ne impres­sion.  Si on vou­lait vrai­ment ima­gi­ner une devi­se pour les béné­dic­tins, ce serait plu­tôt ora, lege et… labo­ra.  Le labo­ra vient en der­nier.

Quel rôle le tra­vail a‑t-il dans la règle béné­dic­ti­ne?

Moine aux champs, enluminure du XIIè

Moine aux champs, enlu­mi­nu­re du XIIè

 

Certainement pas celui que nous lui don­nons aujour­d’­hui: il ne ser­vait ni à “s’en­no­blir”, ni à chan­ger le mon­de ou à réa­li­ser de gran­des œuvres. Rien de tout cela.  Saint Benoît disait clai­re­ment que le tra­vail, pour le béné­dic­tin, n’e­st rien d’au­tre qu’u­ne façon d’oc­cu­per le temps entre deux momen­ts au chœur, entre une priè­re et l’au­tre.  Le tra­vail n’é­tait qu’u­ne façon d’oc­cu­per ce temps libre qui génè­re l’oi­si­ve­té si pro­pi­ce aux mau­vai­ses pen­sées qui à leur tour mènent aux mau­vai­ses actions.  L’oisiveté est un dan­ger moral et donc il est bon de la rem­pla­cer par le tra­vail.  Il s’a­gis­sait d’ail­leurs de menus tra­vaux, pre­sque de bri­co­la­ges.  N’oublions pas que vers l’an mil, les cister­ciens ont fait séces­sion des béné­dic­tins pré­ci­sé­ment par­ce qu’ils ne par­ta­gea­ient pas cet­te idée que le tra­vail n’é­tait qu’un pré­tex­te: ils ont con­ti­nué à sui­vre la règle béné­dic­ti­ne et sont restés béné­dic­tins mais ils se sont vrai­ment mis à tra­vail­ler dur de leurs mains pour gagner leur pain lit­té­ra­le­ment à la sueur de leur front, se levant cha­que matin leur bêche sur l’é­pau­le pour tra­vail­ler la ter­re qui les nour­ris­sait.  Pour les béné­dic­tins en revan­che, le tra­vail restait une espè­ce de… hob­by com­me on dirait aujour­d’­hui.

En quel­que sor­te, on pour­rait dire c’é­tait les pay­sans qui se trou­va­ient sur les ter­res abba­tia­les qui fai­sa­ient tout le bou­lot ?

Exactement. Quant à cet­te histoi­re d’ ”hôpi­taux”, je n’ai pas lu Cosmacini mais un détail me vient à l’e­sprit.  Il ne fait aucun dou­te aujour­d’­hui que les béné­dic­tins clas­si­ques des pre­miers siè­cles dispo­sa­ient de plu­sieurs dro­gui­stes et d’her­bo­ri­stes étant don­né que le mona­stè­re était une cita­del­le auto­no­me entou­rée de hau­tes murail­les infran­chis­sa­bles mais ceux-ci éta­ient sur­tout desti­nés à l’u­sa­ge des moi­nes.  Que par ail­leurs cer­tains pay­sans du lieu aient pu en béné­fi­cier n’y chan­ge rien.  Ils resta­ient, com­me ils le disa­ient ad usum nostra­rum pro­prium.  Chaque mona­stè­re avait son moi­ne her­bo­ri­ste, un métier qui ne man­quait pas de frap­per l’i­ma­gi­nai­re des gens sim­ples.  Ici même à Maguzzano qui jouit d’un cli­mat par­ti­cu­liè­re­ment clé­ment, il y avait un her­bo­ri­ste de gran­de renom­mée.  Il exe­rçait éga­le­ment pour l’abbaye-mère de Polirone qui héber­gea jusqu’à 300 moi­nes.  Il faut savoir qu’à son apo­gée, Cluny qui était l’ab­baye la plus riche du mon­de, abri­tait près de 1000 moi­nes.

Le charisme de Marthe et celui de Marie

A pro­pos de l’at­ten­te de la fin du mon­de, j’é­tais en train de lire un magni­fi­que roman de Selma Lagerlöf, la pre­miè­re fem­me à avoir reçu le prix Nobel de lit­té­ra­tu­re. Bien qu’el­le était sué­doi­se et luthé­rien­ne, elle a pour­tant écrit “Les Miracles de l’Antéchrist”, un livre malheu­reu­se­ment tom­bé dans l’ou­bli dont l’hi­stoi­re se dérou­le en Italie et qui est pétri d’u­ne spi­ri­tua­li­té émi­nem­ment catho­li­que.  Le récit com­men­ce dans la Basilique Sainte-Marie d’Aracœli, l’é­gli­se la plus éle­vée de Rome qui était con­fiée aux mona­stè­res béné­dic­tin voi­sins (avant d’ê­tre par la sui­te rem­pla­cés par des fran­ci­scains il me sem­ble). Ceux-ci ava­ient reçu la char­ge de prier et de mon­ter la gar­de en scru­tant les cieux depuis le som­met de la col­li­ne afin de distin­guer avant tout le mon­de les signes de l’a­vè­ne­ment de l’Antéchrist.  Je ne sais pas si cet­te histoi­re est vra­ie…

marthe-et-marie C’est bien pos­si­ble qu’el­le le soit…   Ils ava­ient en fait repris cet­te char­ge des païens pui­sque le Capitole était non seu­le­ment le cœur de l’ad­mi­ni­stra­tion romai­ne mais éga­le­ment de sa reli­gion.  C’est pour cela que l’on avait fini par divi­ni­ser les empe­reurs et que c’e­st là qu’ils régna­ient…  En fait, l’hi­stoi­re des béné­dic­tins est un extraor­di­nai­re exem­ple d’hé­té­ro­ge­nè­se des fins: ceux qui vou­la­ient fuir le mon­de retran­chés dans leurs mona­stè­res fini­rent par le chan­ger.  Sans le mona­chi­sme, l’Occident aurait du atten­dre plu­sieurs siè­cles avant d’at­tein­dre cer­tains niveaux de civi­li­sa­tion.  Il s’a­git d’un rare cas heu­reux d’hé­té­ro­ge­nè­se des fins qui ait abou­ti à un bien alors que la plu­part du temps, ce sont les bon­nes inten­tions qui pro­vo­quent les pires désa­stres.  En tout cas, cela a duré jusqu’à l’in­sti­tu­tion per­ver­se de la Commende où l’on se mit à offrir pour des rai­sons dyna­sti­ques et pure­ment véna­les le titre d’ab­bé com­men­da­tai­re à des laïcs, des peti­ts poten­ta­ts locaux et à des prê­tres sécu­liers qui n’a­va­ient rien à voir avec les com­mu­nau­tés.  Ceux-ci s’en appro­pria­ient les ren­tes sans s’in­té­res­ser le moins du mon­de à la spi­ri­tua­li­té mona­sti­que.

Rien de nou­veau sous le soleil: cha­que fois qu’on prô­ne le rôle des laïcs dans l’é­gli­se, ce n’e­st jamais pour la ser­vir mais bien pour des que­stions de pou­voir et d’in­té­rêt. Personne ne veut ser­vir l’in­sti­tu­tion mais tout le mon­de veut se ser­vir…

Hé oui, en cela ils valent pas mieux que les clercs et sou­vent ils sont en réa­li­té bien pire qu’eux.

A ce sta­de, s’il y avait bien une “fin”, il s’a­gis­sait sur­tout de cel­le du mona­chi­sme béné­dic­tin com­me vous l’af­fir­mez de façon sur­pre­nan­te et elle met­tra du temps à arri­ver: vous sou­te­nez en effet que le véri­ta­ble rôle du mona­chi­sme et donc son pou­voir a per­du sa rai­son d’ê­tre depuis envi­ron mil­le ans. Il s’a­gi­rait donc d’un excel­lent cada­vre poli­ti­que qui aurait con­ti­nué à se décom­po­ser tout au long du mil­lé­nai­re sui­vant.

Parler de cada­vre poli­ti­que me sem­ble exces­sif.  L’Eglise et ses insti­tu­tions vivent dans l’hi­stoi­re et ne peu­vent pas fai­re fi des muta­tions du mon­de même s’ils le fuient.  Il n’en demeu­re pas moins que le mona­stè­re est un pur pro­duit du féo­da­li­sme, l’ab­baye et le systè­me féo­dal se tena­ient mutuel­le­ment de sor­te que l’af­fai­blis­se­ment de l’un a pro­vo­qué celui de l’au­tre.

Que s’est-il pas­sé entre­temps?

Comme les moi­nes éta­ient enfer­més dans leurs mona­stè­res, sou­vent splen­di­des, il n’y eut plus per­son­ne pour évan­gé­li­ser au-dehors. C’étaient quel­ques misé­ra­bles hères fort peu pré­sen­ta­bles et mépri­sés for­mant la socié­té équi­vo­que des prê­tres sécu­liers qui s’en char­gea­ient.  En effet, les prê­tres de parois­se éta­ient de véri­ta­bles parias même au niveau cul­tu­rel.  On peut résu­mer la situa­tion pen­dant le féo­da­li­sme com­me suit: les moi­nes resta­ient enfer­més der­riè­re leurs murail­les à prier pour le peu­ple, point à la ligne.

A un cer­tain moment cepen­dant, tout ce mon­de, au lieu de finir, va se tran­sfor­mer et les cen­tres urbains pren­nent la pla­ce du systè­me féo­dal. Ce qui prend les moi­nes par sur­pri­se…

C’est tout à fait ça.

Comment se fait-il qu’a­lors que le mona­chi­sme histo­ri­que perd du ter­rain, le phé­no­mè­ne des ordres reli­gieux se met à pren­dre de l’am­pleur? Quelle est la dif­fé­ren­ce fon­da­men­ta­le qui leur per­met de rayon­ner alors que les pre­miers décli­nent?  C’est d’au­tant plus curieux que si l’on deman­de à un fidè­le la dif­fé­ren­ce entre un moi­ne et un reli­gieux, bien peu sont capa­bles de répon­dre.

Saint François faisant l'aumône

Saint François fai­sant l’au­mô­ne

La socié­té féo­da­le a fait pla­ce à la socié­té urbai­ne, qui est syno­ny­me de com­mer­ces, d’in­du­stries, de voya­ges et de ren­con­tres: c’e­st une socié­té en mou­ve­ment par oppo­si­tion à l’im­mo­bi­li­sme sta­tion­nai­re qui carac­té­ri­se la féo­da­li­té et c’e­st cela qui va chan­ger le mon­de. Au cours du pre­mier mil­lé­nai­re du chri­stia­ni­sme, il n’e­xi­stait que deux sor­tes de clercs: le cler­gé dio­cé­sain et les moi­nes.  A par­tir du XIIè siè­cle, le frè­re vient s’y ajou­ter.  On pour­rait dire qu’il s’a­git d’u­ne voie inter­mé­diai­re: il ne vit pas cloî­tré com­me le moi­ne mais il par­court le mon­de, c’e­st un reli­gieux en mou­ve­ment, exac­te­ment com­me cet­te nou­vel­le socié­té urbai­ne.  Si le moi­ne vit de ses pro­pres res­sour­ces et de ses ren­tes au sein du mona­stè­re com­me le lui impo­se la règle, le frè­re va deman­der l’au­mô­ne en che­min et très peu d’en­tre eux sont con­sa­crés, même Saint François ne deman­da jamais à être ordon­né prê­tre.  La plu­part d’en­tre eux resta­ient des laïcs de bon­ne volon­té.  Autrement dit, l’Eglise qui est tou­jours refor­man­da s’e­st adap­tée de façon remar­qua­ble à la nou­vel­le cour­se du mon­de, elle accé­lè­re avec le mon­de, tout com­me elle avait pré­cé­dem­ment ralen­ti avec le mon­de.  C’est en cela que se trou­ve la pro­fon­de moder­ni­té de l’Eglise catho­li­que.

Il me sem­ble com­pren­dre que l’ora­te et labo­ra­te fait pla­ce à une sor­te de prae­di­ca­mus et roga­mus.

Nous nous trou­vons face à un autre exem­ple remar­qua­ble de ce et-et instau­ré par Jésus en per­son­ne, celui de Marthe et Marie.  C’est là que se trou­ve la dif­fé­ren­ce prin­ci­pa­le: le mona­chi­sme a fait le choix de Marie et les ordres men­dian­ts celui de Marthe; l’u­ne n’e­st que spé­cu­la­tion et priè­re et l’au­tre n’e­st que zèle et que­stions pra­ti­ques.

Mais est-ce qu’en­sui­te il n’y a pas eu un che­min inter­mé­diai­re, une sor­te de syn­thè­se entre Marthe et Marie, entre les moi­nes et les frè­res?

Si, et elle con­nut son apo­gée au dix-neuvième siè­cle après la révo­lu­tion fra­nçai­se et l’a­ven­tu­re napo­léo­nien­ne avec l’ap­pa­ri­tion d’u­ne myria­de de con­gré­ga­tions reli­gieu­ses dans laquel­le il y avait une pla­ce pour la priè­re mais éga­le­ment pour l’é­tu­de et pour l’a­po­sto­lat. Mais il s’a­git d’un phé­no­mè­ne qui s’é­tait déjà amor­cé après le Concile de Trente, pen­sons par exem­ple aux jésui­tes et aux autres.  Si ça peut vous con­so­ler, on pour­rait dire qu’ils con­sti­tuent une sor­te de syn­thè­se entre le moi­ne et le frè­re, entre Marthe et Marie.

De l’errance à la paresse: l’épopée des ordres mendiants

Aujourd’hui un pape appe­lé François habi­te un lieu appe­lé Sainte-Marthe: quel­le curieu­se coïn­ci­den­ce séman­ti­que…

Je ne tiens pas à me per­dre en rado­ta­ges clé­ri­caux sté­ri­les ! Je vous con­seil­le plu­tôt de fai­re com­me moi: regar­dez pas­ser les cho­ses…

Bien sûr qu’un jour ou l’au­tre, l’au­tre Saint François fini­ra par descen­dre du ciel avec son célè­bre bâton et à distri­buer des coups sur la tête de tous ceux qui, peut-être à com­men­cer par les papes, l’ont fait pas­ser, avec bon­ne ou de mau­vai­se foi, pour ce qu’il n’a jamais été: un éco­lo, un défen­seur des ani­maux, un niais, un paci­fi­ste voi­re un com­mu­ni­ste.

saint-francoisLa gran­de nou­veau­té appor­tée par François d’Assise ne rési­de pas dans ce qui n’e­st rien d’au­tre qu’u­ne instru­men­ta­li­sa­tion du cler­gé et des anti­clé­ri­caux ni dans son austé­ri­té mais plu­tôt dans cet­te sor­te d’er­ran­ce qui con­si­ste à par­cou­rir les rues en se mon­trant “nu” dans sa pau­vre­té évan­gé­li­que, pour prê­cher l’Evangile. Il était impos­si­ble pour un pas­sant de ne pas remar­quer cet­te atti­tu­de iné­di­te, jamais vue et donc cho­quan­te pour l’é­po­que et sa pro­fon­de dif­fé­ren­ce avec l’il­lu­stre retrai­te du moi­ne “invi­si­ble”, enfer­mé dans la beau­té opu­len­te des mona­stè­res.  C’est pré­ci­sé­ment le fait d’al­ler prê­cher en rue qui con­sti­tue sa véri­ta­ble révo­lu­tion et une nou­veau­té abso­lue: per­son­ne n’a­vait jamais vu un béné­dic­tin dra­pé dans son noble habit noir aller annon­cer l’Evangile sur les che­mins, per­son­ne.  Tout com­me per­son­ne ne se sou­ve­nait plus de cet­te injonc­tion divi­ne: “allez annon­cer le Christ par tou­te la ter­re”; per­son­ne ne se sou­ve­nait plus que la pré­di­ca­tion était néces­sai­re, vita­le.  C’est ain­si qu’u­ne nou­vel­le Eglise est née.

Faut-il voir dans cet­te erran­ce et dans leur dan­ge­reux péri­ple par les che­mins du mon­de la rai­son pour laquel­le les ordres reli­gieux “men­dian­ts” ont pre­sque immé­dia­te­ment engen­dré des héré­ti­ques, en pre­mier lieu les fran­ci­scains et les augu­sti­niens alors que ce ne fut jamais le cas de ces sei­gneurs hau­tains que furent les béné­dic­tins?  Vous qui êtes pas­sion­né des con­stan­tes dans l’hi­stoi­re, vous devriez avoir une répon­se tou­te prê­te…

La con­stan­te est celle-ci: en sub­stan­ce, les reli­gieux finis­sent par deve­nir pares­seux…

… mais alors les moi­nes béné­dic­tins ava­ient rai­son avec leur ora et labo­ra…

Ulrich Zwingli

Ulrich Zwingli

Ecoutez, il n’y a que Zwingli, le réfor­ma­teur suis­se, qui soit deve­nu héré­ti­que alors qu’il était prê­tre sécu­lier. En réa­li­té, il est très rare qu’un prê­tre sécu­lier ait le temps pour ima­gi­ner une héré­sie, ces der­niè­res sont l’œu­vre de per­son­nes qui ont du temps à per­dre, des pares­seux et Zwingli était un let­tré oisif qui n’a­vait rien d’au­tre à fai­re con­trai­re­ment aux autres curés.  Il se fait qu’à un cer­tain moment, même les frè­res nés avec François et Dominique sont deve­nus pares­seux.

 

Mais com­ment se fait-il qu’à un cer­tain moment, ils se lais­sent aller?

Parce qu’ils ne sava­ient plus trop quoi fai­re. Les prê­tres sécu­liers éta­ient très occu­pés dans leurs parois­ses à s’oc­cu­per de leurs ouail­les, les moi­nes de leur côté ava­ient la règle de Saint Benoît qui les tenait occu­pés jour et nuit.

Luther et Catherine de Bore, une ex-bénédictine qu'il a épousée

Luther et sa fem­me, Catherine de Bore, une ex-bénédictine

Les reli­gieux, par con­tre, ava­ient du temps libre. Prenez l’au­gu­sti­nien Luther par exem­ple: à part don­ner quel­ques cours, qu’est-ce qu’il fai­sait de ses jour­nées?  Comme il l’a­voue lui-même, il pas­sait son temps à se mastur­ber et à se cou­per les che­veux en qua­tre sur la bible et sur le sexe des anges.  N’oublions pas – com­me on le voit du reste clai­re­ment avec cer­tains frè­res mineurs dans le Nom de la Rose, par exem­ple Guillaume de Baskerville ou Ubertin de Casale – que ce sont pré­ci­sé­ment les reli­gieux qui rem­plis­sa­ient peu à peu les audi­toi­res des uni­ver­si­tés: les prê­tres sécu­liers n’ont fait leur appa­ri­tion que tout récem­ment dans les facul­tés grâ­ce aux nou­vel­les con­gré­ga­tions et les moi­nes en ont tou­jours été absen­ts.  Les frè­res, en revan­che, ont pre­sque immé­dia­te­ment pris raci­ne sur les bancs à étu­dier jusqu’à l’ex­cès alors qu’ils éta­ient nés pour se dépla­cer et prê­cher en che­min et non pas pour jouer au pro­fes­seur.  Ils se sont peu à peu embour­geoi­sés, vivant des dons que le pau­vre frè­re men­diant récol­tait pour eux qui… alla­ient à l’u­ni­ver­si­té, lisa­ient, discu­ta­ient et se lais­sent aller aux déli­ces de la chair.  L’hérésie est donc une que­stion de sty­le de vie: pour s’a­don­ner à l’hé­ré­sie, il faut en avoir le temps…  il faut éga­le­ment pren­dre du bon temps pour ain­si dire.  Je le répè­te, il faut être com­me Luther qui bri­co­lait une ou deux heu­res par jour avant de pas­ser — en bon Casanova qu’il était deve­nu – la moi­tié de la jour­née à pen­ser au sexe et l’au­tre moi­tié à se lamen­ter sur les affres de la chair ou bien à fan­ta­smer en inven­tant de tou­tes piè­ces des théo­ries extra­va­gan­tes et impro­ba­bles com­me cel­le du “sola fide”…  seu­le la foi sau­ve, les œuvres n’ont aucu­ne impor­tan­ce.

… étant don­né que les “œuvres” lui posa­ient pro­blè­me, il s’en est débar­ras­sé: pro­blè­me réglé.

[rire] Je plai­san­te par­ce que c’e­st le jour­na­li­ste qui vous par­le et c’e­st vous qui devrez écri­re mais en fait, c’e­st vrai­ment com­me ça que les cho­ses se sont pas­sées. Si Luther avait été curé, il n’au­rait pas eu le temps de vati­ci­ner sur cer­tai­nes théo­ries…

… ou s’il était entré chez les béné­dic­tins…

Il y a tou­jours bien une excep­tion qui con­fir­me la règle. Au dix-neuvième siè­cle, l’ab­baye du Mont Cassin, la rei­ne de tou­tes les abbayes, fut le théâ­tre d’u­ne sub­ver­sion qui don­na du fil à retor­dre à Pie IX. Luigi Tosti, un crypto-mazzinien mouil­lé jusqu’au cou dans des acti­vi­tés révo­lu­tion­nai­res s’e­st lais­sé infec­ter par le bacil­le de la poli­ti­que, Renan fit d’ail­leurs son élo­ge, ce qui n’e­st pas un hasard.  Certes, il ne s’a­git pas tout à fait d’hé­ré­sie mais c’é­tait déjà de la con­te­sta­tion, à un poste stra­té­gi­que com­me le sien.  Cependant, vous avez rai­son, aucun grand héré­ti­que n’e­st jamais sor­ti d’un mona­stè­re béné­dic­tin.

Peut-être d’ail­leurs par­ce qu’ils ava­ient tout sim­ple­ment l’in­ter­dic­tion d’en sor­tir.

L’inimitable imitation du Christ

Et pour­tant… com­me les frè­res, les moi­nes eux-mêmes s’a­don­na­ient à la lec­tu­re et ils dispo­sa­ient de vastes biblio­thè­ques… et pour­tant vous poin­tez l’ex­cès de lec­tu­re com­me la sour­ce de nom­breu­ses héré­sies…

Manuscrit de l'Imitatione Christi, Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles

Manuscrit de l’Imitatione Christi, Bibliothèque roya­le de Belgique, Bruxelles

Vous reve­nez sans ces­se aux biblio­thè­ques: c’e­st une obses­sion chez vous. Du reste, je con­nais bien votre amour des livres et je ne comp­te plus les livres que je vous ai offerts pour assou­vir votre manie.  Je vais donc devoir cou­per court à cet­te idée reçue qui a la vie dure: cel­le de la soi-disant biblio­ma­nie des moi­nes.  Si le frè­re peut fré­quen­ter libre­ment la biblio­thè­que — et sou­vent ils dispo­sent de biblio­thè­ques somp­tueu­ses dans leurs cou­ven­ts, com­me les domi­ni­cains —  par­ce qu’il peut aller à l’u­ni­ver­si­té, le moi­ne cloî­tré n’y a pas accès.

Dans le Nom de la Rose, l’in­scrip­tion “Hic sunt lio­nes” figu­re au-dessus de la por­te d’en­trée de la biblio­thè­que, quel­le coïn­ci­den­ce…

De fait, le seul livre que le mona­chi­sme ait jamais pro­duit est l’Imitation de Jésus-Christ qui est cer­tai­ne­ment l’œu­vre d’un moi­ne béné­dic­tin…

Il s’a­git là d’u­ne vexa­ta quæ­stio: j’ai tou­jours pen­sé qu’il s’a­gis­sait d’un augu­sti­nien…

Ecoutez, j’en ai même par­lé à Ratzinger qui avait au départ l’in­ten­tion de deve­nir béné­dic­tin et qui est resté un fin con­nais­seur du mou­ve­ment béné­dic­tin — dont il a par ail­leurs pris le nom en tant que pape. Il m’a dit que “pour quel­qu’un qui con­naît la cul­tu­re mona­sti­que, il est évi­dent que seul un moi­ne aurait pu écri­re un tel livre en le desti­nant à d’au­tres moi­nes et à per­son­ne d’au­tre”.  Nous n’al­lons pas abor­der cet­te que­stion con­tro­ver­sée dont j’ai déjà fait le tour et je me con­ten­te­rai d’a­jou­ter ce que Ratzinger lui-même m’a­vait avoué: que ce livre n’e­st plus adap­té à la spi­ri­tua­li­té des moi­nes d’au­jour­d’­hui com­me il n’é­tait pas plus adap­té à cel­le des laïcs d’au­jour­d’­hui qu’à ceux d’hier.  Vous voyez, ici nous man­quons de cet et-et pro­pre au chri­stia­ni­sme.

J’en suis per­son­nel­le­ment un fer­vent lec­teur. Disons que tout part d’u­ne néces­si­té: la mort socia­le, une cho­se qui était effec­ti­ve­ment plau­si­ble pour le moi­ne, au moins pour celui d’au­tre­fois mais cer­tai­ne­ment pas pour le laïc par­ce qu’il s’a­git d’u­ne théo­rie sur la fui­te du mon­de.  Vivre la vie ou même dési­rer la vivre est déjà pré­sen­té com­me une for­me de cor­rup­tion…  Jésus-Christ lui-même serait resté cloî­tré dans son ate­lier de char­pen­tier en reno­nçant à tout s’il avait lu sa pro­pre Imitatio.

Il man­que pré­ci­sé­ment l’et-et par­ce que le mon­de est à la fois mau­vais et appe­lé à être sau­vé.  Le Christ s’e­st incar­né dans le mon­de, il l’a embras­sé, il s’e­st assis à table, il a accep­té la con­vi­via­li­té com­me il a ensui­te accep­té l’in­fa­mie et la pas­sion.  Il s’a­git d’un livre extraor­di­nai­re et bou­le­ver­sant que j’ai moi-même lu et relu mais il man­que véri­ta­ble­ment d’é­qui­li­bre, ce livre illu­stre par­fai­te­ment cet ou bien-ou bien qui est ensui­te deve­nu la mar­que de fabri­que des pro­te­stan­ts.

A pro­pos de “mort socia­le”, n’ou­blions pas que le mona­chi­sme occi­den­tal est histo­ri­que­ment né sur une autre dispa­ri­tion (même si ce mou­ve­ment a sur­vé­cu de façon rési­duel­le et anec­do­ti­que), cel­le du mona­chi­sme des Pères du Désert orien­taux qui con­sti­tuent l’un des pages les plus fasci­nan­tes et affa­bu­la­tri­ce de tou­te l’hi­stoi­re chré­tien­ne: qu’est-ce qui expli­que la dispa­ri­tion des moi­nes du désert et des ermi­tes?

Quelqu’un a dit un jour que la reli­gion de l’Egypte ancien­ne était une for­me de “chri­stia­ni­sme infan­ti­le”. Avant tout, il exi­stait déjà une tra­di­tion d’é­ré­mi­ti­sme vieil­le de plu­sieurs mil­liers d’an­nées dans la reli­gion égyp­tien­ne, cel­le des pyra­mi­des.  Comme le disait Renan, le désert por­te tout natu­rel­le­ment à la con­tem­pla­tion, ce dont les égyp­tiens ont lar­ge­ment pro­fi­té. Cet éré­mi­ti­sme s’e­st ensui­te chri­stia­ni­sé avec quel­ques hési­ta­tions puis les ermi­tes se sont mul­ti­pliés prin­ci­pa­le­ment dans la Thébaïde après Constantin.  En effet, après Constantin, le mar­ty­re était deve­nu impos­si­ble et com­me on ne pou­vait plus mou­rir pour sa foi, les ermi­tes ont cher­ché dans la dou­leur “com­ment mou­rir à nous-mêmes en par­tant au désert” com­me ils disa­ient.  Ces ermi­tes ont donc sup­pléé à la dispa­ri­tion du mar­ty­re clas­si­que en s’a­char­nant sur leur pro­pre corps et en s’in­fli­geant les sévi­ces les plus extrê­mes, obte­nant ain­si ce qui leur avait refu­sé par la volon­té de l’em­pe­reur: le souf­fran­ce dans leur chair et enfin le mar­ty­re pour pas­ser du sym­bo­li­que à la pra­ti­que.

L’énigme de la liturgie sans eucharistie

Pour con­ti­nuer sur le sujet de la “fin”, j’ai décou­vert tout à fait par hasard que les béné­dic­tins s’oc­cu­pa­ient aus­si de litur­gie. Ca m’a paru étran­ge.  Qu’est-ce que cet­te atten­tion au rite a à voir avec leur règle qui leur deman­de d’ê­tre des “sei­gneurs au ser­vi­ce du Seigneur” com­me les jésui­tes sont des sol­da­ts, les fran­ci­scains des vaga­bonds et les pas­sio­ni­stes des croque-morts?

Votre que­stion me sur­prend: “j’ai décou­vert par hasard…”, qu’avez-vous donc décou­vert, l’eau chau­de? Qu’ils s’oc­cu­pe­ra­ient “aus­si” de litur­gie?  Excusez-moi mais le béné­dic­tin ne s’oc­cu­pe pas aus­si de litur­gie, le béné­dic­tin est la litur­gie!  Il est une litur­gie per­ma­nen­te, qui ne dort jamais.  Leur jour­née se divi­se en trois par­ties: huit heu­res de chœur (c’est-à-dire de priè­re), huit heu­res de tra­vail et envi­ron huit heu­res de repos.

Pourtant je sais que quand il fal­lait éclair­cir l’u­ne ou l’au­tre que­stion litur­gi­que, on s’a­dres­sait aux béné­dic­tins…

Tout com­me pour une que­stion de casui­sti­que, on s’a­dres­sait aux jésui­tes, une que­stion de tho­mi­sme aux domi­ni­cains et une que­stion péda­go­gi­que aux salé­siens… Comme vous le voyez, on res­sas­se des lieux com­muns.  Par sa règle, le mona­stè­re béné­dic­tin gra­vi­te autour de la litur­gie.  Cependant, je vou­drais vous don­ner une infor­ma­tion qui a tou­jours été évo­quée avec un cer­tain embar­ras et qui demeu­re une énig­me à l’heu­re actuel­le…

Finalement !

Manuscrit de la Règle de Saint Benoît

Manuscrit de la Règle de Saint Benoît

Saint Benoît avait fixé dans les moin­dres détails les con­te­nus et les momen­ts des priè­res quo­ti­dien­nes qui deva­ient se dérou­ler uni­que­ment autour du chœur où l’on chan­tait les psau­mes et les autres priè­res. Par con­tre, il man­que une cho­se essen­tiel­le à ce pro­gram­me minu­tieux: l’eu­cha­ri­stie.  Celle-ci n’e­st jamais citée dans la règle, elle n’e­st pas pré­vue.  La règle énu­mè­re scru­pu­leu­se­ment à quel moment pré­cis il faut chan­ter tel ou tel psau­me, notam­ment par­ce que la règle est très mar­quée par la spi­ri­tua­li­té vété­ro­te­sta­men­tai­re, on pré­ci­se quand et com­ment il faut dire les autres priè­res mais… le diman­che n’y figu­re pas!  Il n’y a pas de mes­se.

A vrai dire, il y a éga­le­ment une autre ano­ma­lie: il est vrai qu’à l’é­po­que la mario­lo­gie n’é­tait pas aus­si déve­lop­pée qu’au­jour­d’­hui mais bon, la dévo­tion à la Vierge date quand même du sixiè­me siè­cle et elle déjà était très pré­sen­te, cepen­dant Benoît ne cite jamais Marie dans sa règle.

Comment se fait-il que l’eu­cha­ri­stie et Marie soient absen­ts de la règle?

Si je vous ai dit que c’é­tait une énig­me, ça veut dire qu’on ne sait pas, je n’en sais rien…

“Fiston, si j’a­vais tou­tes les répon­ses j’en­sei­gne­rais la théo­lo­gie à la Sorbonne” répon­dait Guillaume de Baskerville au jeu­ne Adso de Melk.

Comme vous le savez sans dou­te, Umberto Eco s’e­st inspi­ré du per­son­na­ge de Sherlock Holmes de Doyle…

Un obser­va­teur au regard aigui­sé com­me Guillaume de Baskerville aurait sans nul dou­te émis une hypo­thè­se sur cet­te énig­me?

Bah, il est pro­ba­ble qu’à l’o­ri­gi­ne de l’Ordre béné­dic­tin (com­me plus tard celui des fran­ci­scains), on retrou­ve des com­mu­nau­tés de laïcs, des per­son­nes qui n’é­ta­ient pas con­sa­crées com­me pou­va­ient l’ê­tre les pre­miers moi­nes et donc il est pos­si­ble qu’il y ait eu des abbayes sans prê­tres. Pourquoi pas?  Cependant s’il n’y en avait pas, à mon hum­ble avis… ou à celui de Baskerville… il fal­lait s’en pro­cu­rer!

Triomphe et tragédie du monachisme

J’ai lu quel­que part que là où il y avait des moi­nes, les pay­sans con­tri­bua­ient bien volon­tiers à assu­rer leur sub­si­stan­ce en échan­ge de priè­res qu’ils ne pou­va­ient pas réci­ter eux-mêmes par man­que de for­ma­tion et de temps puisqu’ils pas­sa­ient leurs jour­nées à tra­vail­ler la ter­re.

Il y a eu un peu de cela mais l’inverse s’est éga­le­ment pro­duit : les pay­sans ava­ient sou­vent fort peu d’estime pour la foi et ne se préoc­cu­pa­ient que des cho­ses « con­crè­tes », il se sont rebel­lés con­tre la cupi­di­té de ces moi­nes dont ils tra­vail­la­ient les immen­ses domai­nes pour accueil­lir à bras ouverts le « libé­ra­teur » révo­lu­tion­nai­re fra­nçais qui, en 1796 com­me­nça a expro­prier les mona­stè­res et à en chas­ser les moi­nes. Pour s’en repen­tir ensui­te amè­re­ment lorsqu’ils décou­vri­rent com­bien leurs nou­veaux maî­tres éta­ient durs par rap­port aux mol­las­sons d’avant : les ter­res que les pay­sans tra­vail­la­ient depuis des siè­cles pour le comp­te des moi­nes furent ven­dues à des riches bour­geois et à de peti­ts ari­sto­cra­tes qui s’enrichirent sur leur dos.  Par rap­port à l’administration indif­fé­ren­te des moi­nes – ce n’était pas leur fort – se révé­lè­rent des admi­ni­stra­teurs rapa­ces et vigi­lan­ts qui impo­sè­rent immé­dia­te­ment une mesu­re qui pour l’Eglise était pas­si­ble d’excommunication tant elle avait la répu­ta­tion d’être vexa­toi­re pour les tra­vail­leurs : le méta­ya­ge.  Au lieu du tiers de la récol­te qu’ils don­na­ient aux moi­nes, ils durent en céder la moi­tié à leur nou­veaux patrons.  Quelle iro­nie qu’il ait fal­lut atten­dre la liber­té, éga­li­té et fra­ter­ni­té pour rédui­re pour la pre­miè­re fois ces pay­sans à l’indigence.  Pour leur malheur, ils décou­vri­rent une autre cho­se : il n’était plus aus­si faci­le de cha­par­der, com­me ils le fai­sa­ient aupa­ra­vant, les biens des moi­nes par­ce que leurs nou­veaux maî­tres ava­ient à pré­sent l’œil sur tout et qu’ils le leur aurait fait payer très cher.

A l’époque de Luther éga­le­ment, les pay­sans éta­ient enthou­sia­stes au départ mais les cho­ses ont mal tour­né par la sui­te, le « réfor­ma­teur » finit même par inci­ter à leur géno­ci­de. Après tout Job aus­si était un pay­san et un éle­veur et ça ne s’est pas très bien pas­sé pour lui non plus.  Staline a éli­mi­né des mil­lions de kou­laks, les pay­sans rus­ses, au lieu de les affran­chir ; sans par­ler de ceux qui subi­rent le com­mu­ni­sme « agrai­re » chi­nois qui signa leur arrêt de mort.  On dirait qu’une ancien­ne malé­dic­tion pla­ne sur les pay­sans.  Est-ce qu’ils n’ont pas enco­re plus que les autres besoin qu’on prie pour eux dans les mona­stè­res ?

Supplice d'un meneur de la guerre des paysans qui fit 100.000 morts en 1526

Supplice d’un meneur de la guer­re des pay­sans qui fit 100.000 morts en 1526

Contrairement à ce que vous vous obsti­nez à croi­re, c’étaient les héri­ta­ges des riches et non pas les pay­sans qui fina­nça­ient les mona­stè­res en échan­ge de priè­res.

Comment croyez-vous que Cluny soit deve­nu si riche et si puis­sant ? Ils ont inven­té le 2 novem­bre, la com­mé­mo­ra­tion de tous les fidè­les défun­ts pour répon­dre aux innom­bra­bles deman­des de suf­fra­ges.  Imaginez-vous que cha­que jour, des sacs entier rem­plis de testa­men­ts en pro­ve­nan­ce de tou­te l’Europe arri­va­ient au mona­stè­re, rédi­gés par des incon­nus qui ava­ient enten­du par­ler de la « sain­te­té » de ces moi­nes et qui leur légua­ient tous leurs biens avant de mou­rir en échan­ge d’un suf­fra­ge per­pé­tuel ou pour un cer­tain nom­bre d’années.  C’est la rai­son pour laquel­le je peux vous affir­mer que les dons en échan­ge de priè­res pour les défun­ts éta­ient plus une affai­re de bour­geois et de nan­tis à l’article de la mort que de pay­sans qui ver­sa­ient déjà – con­tre leur gré – le tiers de leur récol­te aux moi­nes.

Dans l’abbaye de Maguzzano depuis laquel­le vous étu­diez et vous écri­vez, l’histoire a éga­le­ment été quel­que peu mou­ve­men­tée…

Tragique, vous vou­lez dire, et cela con­fir­me une fois enco­re ce que je vous disais. Vers la fin du quin­ziè­me siè­cle, cet­te abbaye était lais­sée à l’abandon.  Grâce à son cli­mat sain, elle fut alors ache­tée com­me mai­son de cam­pa­gne par le « Mont-Cassin du Nord », la richis­si­me et célè­bre abbaye Saint-Benoît de Polirone qui se trou­vait quant à elle dans une zone mal­sai­ne et maré­ca­geu­se et qui, selon la légen­de aurait été fon­dée par la célè­bre Mathilde de Toscane.

Il s’en sui­vit que les pay­sans s’insurgèrent pas moins de trois fois et fini­rent par lyn­cher et tuer le moi­ne cel­lé­rier, celui qui veil­le sur les réser­ves et qui les admi­ni­stre. Il fal­lut fai­re inter­ve­nir les trou­pes de Venise pour apai­ser ces fer­miers pay­sans qui cul­ti­va­ient les ter­res mona­sti­ques depuis des siè­cles et s’en con­si­dé­ra­ient com­me les pro­prié­tai­res légi­ti­mes.  Ils s’estimaient donc dispen­sés de ver­ser aux moi­nes le tiers de leurs récol­tes.  Tout cela pour vous dire que le rap­port entre les moi­nes et les pay­sans était tout sauf idyl­li­que : ces vilains éta­ient des gens qui éta­ient à mil­le lieues de pen­ser à la vie éter­nel­le et qui viva­ient dans une igno­ran­ce extraor­di­nai­re du mon­de.  Ce lopin de ter­re mil­le fois mois­son­né était tou­te leur vie, sans comp­ter que pour sor­tir du ter­ri­toi­re de l’Abbaye, il fal­lait une auto­ri­sa­tion de l’Abbé.

Mais si, com­me vous le dites, les moi­nes éta­ient deve­nus aus­si insi­gni­fian­ts et aus­si peu influen­ts que vous le dites, pareils à d’anciens sei­gneurs enfer­més dans leurs cel­lu­les com­me dans une tour d’ivoire, alors pour­quoi tou­tes les gran­des révo­lu­tions, à com­men­cer par la révo­lu­tion fra­nçai­se s’attaquèrent-elles aux ordres con­tem­pla­tifs jusqu’à les abo­lir ? N’aurait-il pas été plus logi­que de s’acharner con­tre ceux qui dispo­sa­ient d’un réel pou­voir social ? Mysterium Iniquitatis ?  Certains d’entre eux furent per­sé­cu­tés mais pour­quoi viser en prio­ri­té ces moi­nes « inu­ti­les » et leurs cloî­tres?  Ça n’a pas de sens…

Encore une fois, je m’étonne de votre réac­tion, vrai­ment… mira­ri vos ! Mais pour­quoi en effet sinon pour les immen­ses pos­ses­sions fon­ciè­res et immo­bi­liè­res des abbayes sur lesquel­les cha­que révo­lu­tion a tou­jours fait main bas­se ?  En expro­priant une parois­se on ne récol­tait que des bou­tons de culot­te mais en chas­sant les moi­nes d’une gran­de abbaye, on pou­vait con­fi­squer des som­mes astro­no­mi­ques.

Henry VIII se remaria à cinq reprises et il fit exécuter deux de ses épouses.

Henry VIII se rema­ria à cinq repri­ses et il fit exé­cu­ter deux de ses épou­ses.

Souvenez-vous des rai­sons qui ont mené au schi­sme angli­can. Henri VIII était un débau­ché notoi­re et dan­ge­reux…  sur­tout pour les vic­ti­mes de ses cou­che­ries qui pas­sè­rent sou­vent du lit à l’échafaud en tran­si­tant par le trô­ne.  C’était aus­si un poli­ti­cien cyni­que et luci­de et il se trou­vait face à un gros pro­blè­me : la puis­san­te nobles­se de Grande Bretagne lui fai­sait la guer­re et le trô­ne chan­ce­lait.  Il com­pris alors qu’il devait leur pas­ser un peu de pom­ma­de et leur offrir un os à ron­ger pour les cal­mer.  Un os, mais lequel ?  Le plus natu­rel­le­ment du mon­de, ce furent les abbayes et leurs dépen­dan­ces qui lui vin­rent à l’esprit, il suf­fi­sait de les expro­prier.  Les abbayes éta­ient nom­breu­ses et très éten­dues en Grande Bretagne pui­sque dans les fai­ts, le pays avait été chri­stia­ni­sé par les béné­dic­tins.  Comment s’y est-il pris ?  En pré­tex­tant une dispu­te théo­lo­gi­que, com­me d’habitude, et en s’autoproclamant pape de l’Eglise anglai­se.  Une fois les béné­dic­tins chas­sés, il ne restait plus qu’à répar­tir le butin entre les nobles qui se cal­mè­rent instan­ta­né­ment et le trô­ne ces­sa de vacil­ler.  Comme vous le voyez, c’est une vieil­le histoi­re qui s’est répé­tée à main­tes repri­ses.

C’est un peu ce qui s’est pas­sé en Allemagne, après tout : des que­stions d’argent, de pro­prié­tés, de prin­ces qui con­voi­ta­ient les biens d’autrui – et tant pis si c’est tou­jours ceux des moi­nes –, des pré­tex­tes théo­lo­gi­ques pour don­ner des appa­ren­ces de respec­ta­bi­li­té à des moti­va­tions fort peu hono­ra­bles… et il est éga­le­ment que­stion de fem­mes, tant que nous par­lons d’Henri, qui était impa­tient de pou­voir s’en débar­ras­ser, tout com­me Luther qui s’impatientait de pou­voir en pren­dre une pour apai­ser ses ardeurs libi­di­neu­ses.

Qu’a fait Luther sinon rem­pla­cer les évê­ques par des prin­ces ? Par ail­leurs, en Suède, pré­ci­sé­ment là où le pape Bergoglio vient d’aller fêter Luther, des évé­ne­men­ts ter­ri­bles eurent lieu pour des rai­sons sem­bla­bles à cel­les que nous venons de citer: le sou­ve­rain impo­sa le luthé­ria­ni­sme en fai­sant cou­ler à flo­ts le sang des pay­sans récal­ci­tran­ts sur fond d’histoires d’argent et d’abbayes expro­priées.  Par ail­leurs, Suède, le catho­li­ci­sme venait à pei­ne d’arriver, il était enco­re jeu­ne, pas enco­re cor­rom­pu et les fidè­les éta­ient par con­sé­quent fer­ven­ts, les gens éta­ient heu­reux d’être catho­li­ques.

Pourtant, au-delà des moti­va­tions éco­no­mi­ques, leur pré­ten­due « inu­ti­li­té » n’en est pas moins mani­fe­ste. Si vous ouvrez l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au mot « mona­chi­sme », vous remar­que­rez que le moi­ne était con­si­dé­ré com­me le « poids mort par excel­len­ce » de la socié­té, un para­si­te.  Par ail­leurs, si du point de vue reli­gieux il est pré­cieux que des gens con­sa­crent leur vie à prier, une fois que l’on sort de cet­te per­spec­ti­ve reli­gieu­se, des gens qui pas­sent leur temps à mar­mon­ner dans leurs mona­stè­res ne sont qu’une ban­de de bons-à-rien et com­me tout ce qui est inu­ti­le est dan­ge­reux, il faut les éli­mi­ner.  C’est en cela que le pré­ju­gé idéo­lo­gi­que épou­sa par­fai­te­ment l’avidité éco­no­mi­que.

La triste histoire des enfants-moines

Je croyais que la pré­sen­ce endé­mi­que de l’homosexualité au sein des ordres béné­dic­tins, ou de ce qu’il en reste, était plu­tôt récen­te, il suf­fit de pen­ser au cas emblé­ma­ti­que du Mont-Cassin. Mais vous fai­tes par­tie de ceux qui pen­sent qu’il s’agit d’une vieil­le histoi­re, voi­re d’un pro­blè­me histo­ri­que.  A pre­miè­re vue, j’ai l’impression que les ordre smen­dian­ts sont moins suje­ts à ce gen­re de pro­blè­me.

Il ne fait aucun dou­te que nom­bre de ces moi­nes éta­ient des per­vers et que la sodo­mie figu­rait éga­le­ment au tableau de leur nom­breux vices, pro­ba­ble­ment dans des pro­por­tions bien supé­rieu­res à ce que l’on retrou­vait dans d’au­tres milieux.

Allons, ce n’est pro­ba­ble­ment qu’une légen­de urbai­ne, enco­re faut-il voir si tout cela est vrai…

J’ai pris soin de m’en assu­rer et j’ai con­sa­cré une bon­ne par­tie de ma vie à étu­dier ce phé­no­mè­ne : c’est bien vrai, et com­ment ! Tout com­me il est vrai qu’il y avait éga­le­ment des sain­ts hom­mes qui, com­me tou­jours, n’ont jamais été en majo­ri­té, bien au con­trai­re.

moine-enfantAppelons un chat un chat : il y avait autre­fois dans la Règle une très mau­vai­se habi­tu­de qui ne sera fina­le­ment abo­lie que par le Concile de Trente, cel­le des enfan­ts obla­ts, les enfants-moines. A l’époque, les paren­ts ava­ient le droit de con­fier au mona­stè­re les enfan­ts de 6 ou 7 ans maxi­mum pour qu’ils devien­nent moi­nes, avec les tor­tu­res que l’on peut faci­le­ment ima­gi­ner.  Les abus pri­rent une tel­le ampleur et firent tant de bruit que le Concile de Trente dut con­sa­crer une ses­sion entiè­re sur ce thè­me, tout ça pour dire la gra­vi­té et l’am­pleur du pro­blè­me.  C’est ain­si que le Concile impo­sa cet­te règle, qui est tou­jours en vigueur de nos jours, qui inter­dit d’en­trer dans un mona­stè­re avant 16 ans, à par­tir desquels il faut enco­re fai­re un an de novi­ciat avant de déci­der de retour­ner dans le mon­de ou de rester.  Cette règle impo­sait dans tous les cas de tou­jours s’assurer que le can­di­dat puis­se expri­mer clai­re­ment et libre­ment son choix.

Ca m’a tou­jours per­tur­bé et en quel­que sor­te écœu­ré de savoir que dans pro­ba­ble­ment trop d’abbayes, la majo­ri­té des moi­nes n’avaient pas choi­si cet­te vie et qu’ils la subis­sa­ient depuis leur enfan­ce. Il est évi­dent que s’il y avait autant de voca­tions qui n’avaient rien d’authentique et que la cha­ste­té et l’enfermement qu’on leur impo­sait était inju­ste et insup­por­ta­ble, la pré­sen­ce d’enfants pou­vait fai­re remon­ter à la sur­fa­ce d’in­nom­ma­bles pas­sions jamais assou­vies et nous savons que la pédé­ra­stie était très cou­ran­te dans cer­tai­nes abbayes.  Mais le Concile de Trente était aus­si la pre­u­ve qu’à l’époque l’Eglise n’avait pas peur de pren­dre le tau­reau par les cor­nes plu­tôt que de fai­re des leçons de mora­le et de se livrer à des mea cul­pa hasar­deux.

Mais enfin, je m’étonne que dans une règle qui régis­sait de façon si minu­tieu­se le temps, la vie et même le corps des moi­nes, Saint Benoît n’ait pas anti­ci­pé la pos­si­bi­li­té de ce gen­re d’abus.

Il l’avait pour­tant anti­ci­pé, et com­ment ! Comme Benoît avait vécu dans le mon­de avant de deve­nir ermi­te, il savait bien ce qui se pas­sait dans les milieux où le sexe était offi­ciel­le­ment inter­dit en pré­sen­ce de jeu­nes éphè­bes qui évo­qua­ient les jeu­nes fil­les.  C’est la rai­son pour laquel­le la Règle inter­di­sait aux moi­nes d’avoir des cham­bres sépa­rées.  Les mythi­ques cel­lu­les des béné­dic­tins sont une inven­tion tar­di­ve du quin­ziè­me siè­cle, si pas du sei­ziè­me.  Seul l’Abbé dispo­sait de sa pro­pre cham­bre.  La règle exi­geait que les moi­nes soit répar­tis dans des dor­toirs dans lesquels une lumiè­re devait bril­ler tou­te la nuit et où les lits éta­ient alter­nés entre les vieil­lards et les jeu­nes moi­nes.  Benoît était quelqu’un qui con­nais­sait la vie…

Le nom de la rose

Parlons fran­che­ment, le mona­chi­sme béné­dic­tin dépeint par Umberto Eco dans Le Nom de la Rose et, en forçant le trait, dans le film tiré du livre res­sem­ble un peu à celui que vous décri­vez mis à part les cri­mes qui ne font que ser­vir le suspen­se?  Les véri­ta­bles béné­dic­tins ressemblent-ils à ceux d’Umberto Eco ?  Même si, com­me il l’a lui-même avoué, il a écrit ce récit pous­sé par le besoin “de tuer un moi­ne”…  Qui sait pour­quoi…

Ce qui est mis en scè­ne dans Le Nom de la Rose est un mona­chi­sme sur le déclin, un mona­chi­sme per­ver­ti.  Ce n’e­st d’ail­leurs pas un hasard si l’hom­me “moder­ne”, le détec­ti­ve scep­ti­que est…  fran­ci­scain.

Quand je suis allé l’in­ter­viewer plus tard, à la sor­tie du Pendule de Foucault, Eco m’a dit des cho­ses ter­ri­bles sur ce film, il m’a dit qu’il avait tra­hi son livre et qu’il ne vou­lait plus en enten­dre par­ler.

A vrai dire, un cri­ti­que lit­té­rai­re de renom et répu­té par son impar­tia­li­té, Pietro Citati disait que lor­squ’il a vu l’a­ma­teu­ri­sme avec lequel Erco décri­vait une égli­se abba­tia­le béné­dic­ti­ne, il avait été cho­qué au point que le livre lui était tom­bé des mains après une cin­quan­te de pages. Il affir­mait d’ail­leurs que “on ne peut cer­tai­ne­ment pas qua­li­fier Umberto Eco de roman­cier”.

le-nom-de-la-rose-1Ecoutez, j’ai diri­gé pen­dant des années le sup­plé­ment cul­tu­rel de La Stampa et je peux dire que d’u­ne cer­tai­ne façon, j’ai con­nu tous les intel­lec­tuels et tous les écri­vains. Citati était cer­tai­ne­ment vert de jalou­sie…  de ne pas avoir lui-même autant de lec­teurs qu’Eco.  Si vous lisez mon essai Inchiesta sul cri­stia­ne­si­mo, vous trou­ve­rez mon entre­tien avec Citati et je peux vous affir­mer que j’ai été éton­né par sa pré­pa­ra­tion — si bien que l’en­tre­tien est allé en pro­fon­deur – mais je ne con­nais aucun intel­lec­tuel qui ne soit jaloux du suc­cès d’un autre intel­lec­tuel.  Après avoir ain­si ren­du hom­ma­ge à Citati, j’a­jou­te qu’il ne peut pas affir­mer des cho­ses pareil­les.  Eco savait bien mieux que Citati à quoi res­sem­blait un abbaye et une égli­se par­ce qu’il est né dans une famil­le très catho­li­que, il est une créa­tu­re des fran­ci­scains d’Alexandrie, et qu’il a rédi­gé son mémoi­re de fin d’é­tu­des sur Saint Thomas.  Je puis vous assu­rer que tou­tes les fois où je l’ai ren­con­tré, je n’ai jamais pu le pren­dre en défaut sur un sujet reli­gieux et que je n’ai jamais rele­vé une seu­le erreur de sa part, même sur des que­stions sacrées com­ple­xe.

Toujours dans votre essai Inchiesta sul cri­stia­ne­si­mo, vous avez inter­ro­gé à ce sujet le médié­vi­ste Marco Tangheroni et il a démon­té le film avec fureur, jusque dans les moin­dres détails, même s’il est vrai qu’il n’a rien dit de mal sur le livre.

Vous voyez bien que Tangheroni était d’ac­cord avec moi pui­squ’il n’a for­mu­lé aucu­ne cri­ti­que sur le livre. Pour le dire fran­che­ment, j’ai moi-même lu le livre avec une cer­tai­ne légè­re­té par­ce que j’é­tais bien con­scient du venin qu’Eco avait vou­lu y met­tre et j’en suis resté fasci­né, ce livre me fasci­ne enco­re au point que je le feuil­let­te sou­vent.  L’énigme pour moi c’e­st com­ment un tel livre, sur un tel sujet, situé dans une épo­que pareil­le, un livre aus­si volu­mi­neux et rédi­gé avec un sty­le aus­si savant – pen­sez que cer­tai­nes pages sont entiè­re­ment écri­tes en latin clas­si­que – ait pu deve­nir un best-seller mon­dial…

Mais est-ce que ce n’e­st pas, plu­tôt que le dia­ble, tout sim­ple­ment le film qui a fait con­naî­tre le livre?

Balivernes. A la sor­tie du film, le livre était déjà un best-seller mon­dial depuis bel­le luret­te.  Si même moi, qui maî­tri­sait bien le con­tex­te, j’ai du ralen­tir sur cer­tai­nes pages afin d’en com­pren­dre les allu­sions sub­ti­les, imaginez-vous les autres.  C’est un bel exem­ple d’un livre qui s’e­st bien ven­du mais qui a été peu lu, et qui en tou­te objec­ti­vi­té, n’e­st pas à la por­tée du pre­mier venu.  Gardez à l’e­sprit qu’Umberto Eco était tout à fait con­scient de cela et qu’il m’a con­fié un jour ne vou­loir l’im­pri­mer qu’en pri­vé pour un cer­cle restreint d’a­mis et de con­nais­seurs; il a été le pre­mier éton­né du suc­cès de ce livre.  Au début, il vou­lait que l’hi­stoi­re se dérou­le au trei­ziè­me siè­cle puis, afin de pou­voir y fai­re entrer cer­tains per­son­na­ges, il opta plu­tôt pour le qua­tor­ziè­me siè­cle, une pério­de pen­dant laquel­le  le mona­chi­sme était depuis un siè­cle en train de céder sous les assau­ts des nou­veaux ordres reli­gieux.

Monsieur Messori, est-ce que vous n’ê­tez pas en train de fai­re l’é­lo­ge d’un “enne­mi” mor­tel?

Si vous le pre­nez com­me ça et que vous vou­lez jouer à être plus catho­li­que que le pape, on ne peut que déplo­rer le venin qu’Eco distil­le au fil des pages de son chef d’œu­vre, ce qui n’en­lè­ve rien au fait qu’il demeu­re tout de même un empoi­son­neur d’un raf­fi­ne­ment exquis.

Il faut recon­naî­tre qu’il est doux de mou­rir au con­tact de sa déli­cieu­se bave veni­meu­se… C’est un livre qui déga­ge un char­me par­ti­cu­lier et sini­stre.  Y a‑t-il rien de plus dia­bo­li­que?

Le monachisme ne mourra jamais

Le moi­ne Gregorio Penco a écrit une bel­le histoi­re du mona­chi­sme avec un titre évo­ca­teur qui pour moi résu­mé bien la gran­dio­se histoi­re du mona­chi­sme: Monachisme. Ils fui­rent le mon­de.  Ils sau­vè­rent la civi­li­sa­tion.  Ils gar­dè­rent le mystè­re.  On remar­que­ra que le titre est entiè­re­ment au pas­sé, et même au pas­sé sim­ple.

On con­sta­te aujour­d’­hui que cer­tai­nes com­mu­nau­tés béné­dic­ti­nes sem­blent à nou­veau atti­rées par la rigueur d’au­tre­fois: s’agit-il seu­le­ment d’un phé­no­mè­ne mar­gi­nal? Est-ce que le mona­chi­sme a un ave­nir ou est-il con­dam­né à dispa­raî­tre en même temps que les ordres reli­gieux?  Sera-t-il rem­pla­cé par quel­que cho­se d’au­tre com­me cela s’e­st pas­sé à de nom­breu­ses repri­ses pen­dant les deux mil­le ans d’hi­stoi­re de l’Eglise?  Si par­mi les “jeu­nes” il y a bien un nou­vel engoue­ment pour le sacré et pour les voca­tions, for­ce est de con­sta­ter que lor­squ’il s’a­git de voca­tions “extrê­mes” et tota­les, les sémi­nai­res sont bien en pei­ne de trou­ver des can­di­da­ts.  Il sem­ble que cet­te deman­de de radi­ca­li­té ne trou­ve aucu­ne répon­se sinon en sens oppo­sé: “bri­sez les digues”. 

Messori, en quel­ques mots, avons-nous jusqu’i­ci par­lé seu­le­ment du pas­sé et de l’hi­stoi­re ou bien aus­si du pré­sent et peut-être aus­si du futur? Le mona­chi­sme en tant que puis­san­ce poli­ti­que a dispa­ru depuis un mil­lé­nai­re mais a‑t-il éga­le­ment dispa­ru en tant que cha­ri­sme? A quel point la situa­tion est-elle som­bre?

Le mona­chi­sme ne pour­ra jamais dispa­raî­tre par­ce qu’il y aura tou­jours un petit grou­pe de chré­tiens — com­me du reste ce fut tou­jours été le cas -, des hom­mes et des fem­mes qui se sen­ti­ront appe­lés à la vie con­tem­pla­ti­ve, une vie tota­le­ment con­sa­crée à la priè­re et à la médi­ta­tion. Au fond, c’e­st l’et-et de Marthe et Marie, les Marie sont moins nom­breu­ses mais il y en aura tou­jours.

Vous dites sou­vent que le cloî­tre est le cœur caché de l’Eglise. Est-ce tou­jours le cas?

Il faut distin­guer plu­sieurs cho­ses. L’institution mona­sti­que, c’est-à-dire la voca­tion à vivre cloî­tré dans le silen­ce et la priè­re a tou­jours exi­sté au sein du chri­stia­ni­sme et plus par­ti­cu­liè­re­ment du catho­li­ci­sme et elle exi­ste­ra tou­jours.  C’est une voca­tion de niche, très mino­ri­tai­re et le malheur c’é­tait juste­ment quand le mona­chi­sme triom­phant vou­lait rem­plir à tout prix les mona­stè­res, y com­pris avec ces enfants-moines dont nous avons déjà par­lé.

moine-reflexion-500x321Enzo Bianchi — qui s’e­st auto­pro­cla­mé abbé alors qu’il n’e­st même pas dia­cre, c’e­st un sim­ple laïc com­me vous et moi… mais qui va ren­dre visi­te au pape dans une cou­le d’ab­bé — Bianchi, donc m’a un jour dit que “nous som­mes en train de reve­nir à une situa­tion sem­bla­ble à cel­le du pre­mier mil­lé­nai­re où il n’y avait que les moi­nes et les prê­tres sécu­liers, rien d’au­tre”.  Pour une fois, je don­ne rai­son à Bianchi, je crois qu’il en sera ain­si à l’a­ve­nir, seu­les reste­ront les voca­tions à la vie con­tem­pla­ti­ve et les voca­tions pre­sby­té­ra­les à la vie acti­ve.

N’oublions pas de tenir comp­te d’u­ne don­née impor­tan­te: dans l’ef­fon­dre­ment géné­ra­li­sé qui a sui­vi le Concile, la chu­te des voca­tions mona­sti­ques a été très infé­rieu­re à cel­le des con­gré­ga­tions de vie acti­ve. Pour ne don­ner qu’un exem­ple: à l’is­sue du Concile, en 1965 il y avait 1600 jésui­tes en Italie, aujour­d’­hui ils ne sont plus que 480, ils ont per­du plus de deux tiers de leurs effec­tifs et ceux qui restent sont âgés, ce qui signi­fie que d’i­ci 20 ans, il n’y aura plus de jésui­tes en Italie.

Deo gra­tias?

Je ne dit pas ça pour vous fai­re plai­sir mais pour vous fai­re com­pren­dre quel­le a été l’am­pleur de la chu­te des con­gré­ga­tions reli­gieu­ses. En ce qui con­cer­ne les béné­dic­tins, ils éta­ient envi­ron 1200 dans le mon­de entier en 1965 et aujour­d’­hui ils sont enco­re plus ou moins 1000, ils n’en ont per­du que 200: face à la chu­te des insti­tu­ts de vie acti­ve, on peut dire que les con­tem­pla­tifs s’en sor­tent plu­tôt bien.

Pour l’en­cy­clo­pé­die de Diderot et d’Alembert, les con­tem­pla­tifs con­ti­nuent à être des para­si­tes sociaux mais si on y pen­se, une voca­tion authen­ti­que à con­sa­crer sa vie à prier pour ceux qui ne prient pas ou qui ne prient pas assez pour l’u­ne ou l’au­tre rai­son bien légi­ti­me, pour nous tous qui vivons dans le mon­de, en som­me, ces hom­mes et ces fem­mes sont un tré­sor ine­sti­ma­ble enfoui dans une île déser­te quel­que part au beau milieu du mon­de. Et ça a un sens social très pro­fond.  Combien d’ef­froya­bles châ­ti­men­ts ce mon­de ont-ils été évi­tés grâ­ce à la priè­re cachée et au sacri­fi­ce silen­cieux de ces “para­si­tes” ?  Nous l’i­gno­rons pour l’in­stant mais nous fini­rons par le décou­vrir un jour dans l’au­tre mon­de.  Non, le mona­chi­sme n’e­st pas mort.  Il ne peut pas mou­rir.  Il ne mour­ra jamais.

Deo gra­tias !

Un entre­tien de Vittorio Messori réa­li­sé par Antonio Margheriti en novem­bre 2016, tra­duit de l’i­ta­lien et publié avec l’au­to­ri­sa­tion de l’au­teur.  Tous droi­ts réser­vés.

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