La sœur qui parlait au bon Dieu

soeurLors d’un dépla­ce­ment à Rome, je m’aperçois en véri­fiant le code de l’arrêt que mon bus aura 35 minu­tes de retard.  J’en pro­fi­te donc pour fai­re une hal­te de quel­ques instan­ts dans une égli­se tou­te pro­che de la Via Nomentana où une célé­bra­tion est en cours.  Je ne savais pas que j’allais au-devant d’une ren­con­tre mysti­que au car­re­four de la poé­sie, de la lit­té­ra­tu­re et du mystè­re silen­cieux de Dieu qui façon­ne le destin des hom­mes.

Quelques sœurs assi­stent à la mes­se.  Près de l’entrée, sur une chai­se rou­lan­te, est assi­se une très vieil­le sœur, per­due dans son déli­re mais par­fai­te­ment luci­de, com­me com­blée d’une iro­nie aima­ble et suran­née.  En l’observant, je m’aperçois qu’elle a même ces­sé de par­ler aux hom­mes, de répon­dre au tra­vers des media­to­res Dei, elle répond direc­te­ment à Dieu, elle lui par­le : elle est déjà de l’autre côté.

Je la regar­de et je pen­se à Thérèse d’Avila qui s’agrippait com­me une for­ce­née à ce qu’elle avait sous la main de peur d’être arra­chée de ter­re lors de cer­tai­nes litur­gies où elle flot­tait dans les airs, trans­por­tée.   Pour ne pas détour­ner l’attention des autres de l’Unique, com­me si elle était là, suspen­due dans les airs par on ne sait quel fil invi­si­ble.

J’observe la vieil­le sœur dans sa chai­se avec inten­si­té, elle doit avoir au moins cent ans.

Je l’écoute.  Elle suit la mes­se mais elle répond à  Dieu avec des paro­les qui n’appartiennent pas à la litur­gie, des paro­les magni­fi­ques et plei­nes de bon sens:

Le Prêtre : « Ramène à toi, Père très aimant, tous tes enfan­ts disper­sés ».
La Sœur : « Je suis là, n’oublie pas : je t’attends ».
Le Prêtre : « … ceci est mon corps, livré pour vous ».
La Sœur : « Et ceci, mon Cœur, est le corps que je t’ai offert, il y a déjà 70 ans ».

Je me deman­de com­ment est-il pos­si­ble d’être enco­re aus­si amou­reux à cet âge qui pour tant d’autres est celui de l’égoïsme.  S’agit-il de folie ?  Les psy­cha­na­ly­stes ne prétendent-ils pas que l’amour lui-même est une for­me de névro­se ?  L’amour n’est-il pas la sour­ce de bien des folies ?  Comment peut-on rester « névro­sé » aus­si long­temps ?  Je m’in­ter­ro­ge.

Mon sang se fige dans mes vei­nes lor­sque le prê­tre pro­non­ce : « Nous pro­cla­mons ta mort, Seigneur Jésus, nous célé­brons ta résur­rec­tion, nous atten­dons ta venue dans la gloi­re ».  Tout à coup, la vieil­le sœur lève la tête et me dévi­sa­ge.  Je ne sais pas si elle me répond à moi ou au prê­tre en disant : « Que fait une épou­se amou­reu­se sinon atten­dre l’époux ?  Ensuite vient la joie ».

Je suis un peu embar­ras­sé par ce moment impré­vu et pre­sque sur­réa­li­ste, par ces paro­les plei­nes de méta­pho­res qui me per­cent à jour.  Et elle sou­rit.  Elle sou­rit avec ses yeux d’un bleu désor­mais pas­sé et éteint.  Elle sou­rit, la vieil­le épou­se du Christ.  Et dans son sou­ri­re, je la vois déjà de l’autre côté : l’Epoux arri­ve, il est aux por­tes, en le voyant l’épouse est rem­plie d’une joie nup­tia­le.  Elle fré­mit : enfin, elle ver­ra son visa­ge.  J’ai pro­ba­ble­ment été par­mi les der­niers témoins de cet­te vie vécue com­me « ail­leurs ».

Je sors, pour ne pas per­tur­ber leur inti­mi­té mais je reste un peu secoué par cet­te « vision » et les paro­les du Te Deum me mon­tent aux lèvres: « In te, Domine, spe­ra­vi : non con­fun­dar in aeter­num ».

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