Dieu dans l’Église en crise: un remède contre la dictature des bons sentiments

« Dieu est Dieu, loin des repré­sen­ta­tions sen­ti­men­ta­li­stes et com­pas­sion­nel­les qui Le défi­gu­rent actuel­le­ment.  La sor­tie de cri­se pour l’Église pas­se­ra par le retour à la trans­cen­dan­ce et au mystè­re,  par le renon­ce­ment à la déma­go­gie pour la théo­lo­gie! »

C’est la gran­de idée du P. Augustin Pic, doc­teur en théo­lo­gie, domi­ni­cain et pro­fes­seur à l’université d’Angers dans cet ouvra­ge ori­gi­nal, ardu mais sti­mu­lant, qui vient de sor­tir aux édi­tions du Cerf.

À l’occasion de la sor­tie de pres­se de son livre, l’auteur a accep­té de répon­dre aux que­stions de notre rédac­tion.

 

Qui êtes-vous, mon Père ?

Je suis domi­ni­cain au cou­vent de Tours, j’enseigne la théo­lo­gie, l’histoire de la phi­lo­so­phie et le latin à l’université catho­li­que d’Angers.  Je suis éga­le­ment auxi­liai­re en parois­se à Laval.

Dans votre cha­pi­tre intro­duc­tif, sur la cri­se de l’Eglise et sur la con­cep­tion erro­née de Dieu qui en est l’aspect le plus inquié­tant et que vous sou­met­tez à une cri­ti­que radi­ca­le, vous dites que tout le mon­de n’est pas appe­lé au même degré de sen­si­bi­li­té à ce qui se joue.  Alors, à qui s’adresse en pre­mier lieu cet ouvra­ge ?

Dieu, tout de même, appel­le cha­cun à un degré mini­mal de juge­ment et de réac­ti­vi­té. On le voit chez nom­bre de nos con­tem­po­rains sans cul­tu­re éla­bo­rée, dans des for­mu­les com­me c’e­st le mon­de à l’en­vers, on mar­che sur la tête ou on nous chan­ge la reli­gion, qui font sou­ri­re à bon droit mais disent un res­sen­ti qui n’est point sans justes­se. Quoi qu’il en soit, je m’a­dres­se à tous ceux, pasteurs, fidè­les et gens de bon­ne volon­té, qui aiment à réflé­chir sur les ouvra­ges de fond, com­me est celui-ci je l’espère. Plus ces ouvrages-là ont de lec­teurs d’origines et de niveaux divers, mieux se por­te la rela­tion foi, rai­son et vie. Mais j’écris en pre­mier lieu, on s’en aper­ce­vra dès le deu­xiè­me cha­pi­tre, pour les espri­ts un peu ver­sés en théo­lo­gie.

Pourquoi ce livre ?

Parce que j’ai cru néces­sai­re de remon­ter, pour la cor­ri­ger, à l’idée même qu’on se fait, et qu’on veut don­ner, de Dieu, de Son amour et de Sa misé­ri­cor­de, idée sur laquel­le on appuie un rela­ti­vi­sme con­fes­sion­nel et une per­mis­si­vi­té mora­le qui sem­blent aujourd’hui majo­ri­tai­res en mon­de catho­li­que, sur­tout depuis qu’on les voit tolé­rés, sinon pro­mus, même en haut lieu.

Face, en effet, à une indif­fé­ren­ce crois­san­te envers l’Église, quand ce n’est point la fran­che hosti­li­té, gran­de est la ten­ta­tion de prê­cher Dieu com­me on pen­se que le mon­de actuel vou­drait qu’il fût. Ce sont alors la révi­sion laxi­ste de la mora­le, com­me je viens de dire, non sans rela­ti­vi­sa­tion ou néga­tion de la loi natu­rel­le, et le pri­mat de la con­scien­ce indi­vi­duel­le. Tout sem­ble per­mis : de l’amour divin incon­di­tion­nel sans lequel rien n’existerait pui­sque c’est l’amour qui a tout créé sans y être obli­gé, on pas­se à on ne sait quel amour sans con­di­tions, où la loi divi­ne tend à n’être plus qu’indication et sti­mu­lant qui lais­sent libre, voi­re à dispa­raî­tre com­me loi.

C’est con­tre pareil­les déri­ves que j’essaie de pen­ser le Dieu de la foi. Un Dieu abso­lu, qui exi­ge l’écoute et l’obéissance par­ce qu’Il ne tran­si­ge pas avec son amour. Il y va de nous, pru­nel­le de Ses yeux, tel qu’Il nous veut de tou­te éter­ni­té. Mais allez fai­re enten­dre au citoyen, et même au catho­li­que, de la post-modernité qu’il ne sera vrai­ment lui-même, quoi­que en tout respect de l’originalité de cha­cun (les Saints en sont la pre­u­ve), qu’en se con­for­mant à l’idée éter­nel­le et sou­ve­rai­ne que son Créateur Se fait de lui, idée que le Fils uni­que est venu vivre en notre chair, répan­dant l’Esprit sanc­ti­fi­ca­teur pour la fai­re pren­dre en nous.

Cette vision ne s’oppose-t-elle pas à la misé­ri­cor­de divi­ne ?

Le pro­pre de l’amour divin est de pou­voir être refu­sé par l’homme, créé libre mais à ses risques et périls. Sans cela, sans les notions de véri­té, de péché, de justi­ce, les notions d’amour et de misé­ri­cor­de devien­nent com­me fol­les, pré­sen­tant un Dieu qui accep­te tout et son con­trai­re, en ver­tu d’une sor­te de respect incon­di­tion­nel pour Sa créa­tu­re et pour les aspi­ra­tions qu’elle por­te en elle. Veut-on un exem­ple ? Voici les pro­pos de Mgr Ribadeau-Dumas – un mor­ceau d’anthologie – sur les rela­tions homo­se­xuel­les : « … si Dieu est amour et … si deux per­son­nes s’aiment vrai­ment, alors … je crois qu’il y a vrai­ment quel­que cho­se qui se dit de l’amour de Dieu là-dedans. Que cela soit à par­fai­re, … tou­jours à puri­fier …, que les égoï­smes soient à lais­ser de côté, c’est tou­jours vrai. Mais un amour vrai c’est un amour qui se don­ne, un amour qui par­don­ne, qui va au-delà dans le don par­fait, qui refu­se d’enfermer l’autre dans ce qu’il a com­mis. Un amour qui va jusqu’à don­ner sa vie pour celui-celle qu’on aime … avec ce que cela veut dire de respon­sa­bi­li­té, de con­ver­sion per­ma­nen­te, pour que Dieu pénè­tre, puri­fie tou­jours davan­ta­ge cet amour … » Les per­son­nes aux­quel­les le pré­lat s’adresse peu­vent donc se ras­su­rer: « Les cho­ses pro­gres­sent …, je com­prends votre impa­tien­ce, mais lais­sons le temps au temps ; c’est quand même ras­su­rant les pro­grès qui ont été fait pour se dire qu’il y en a d’autres qui seront fai­ts. Au cœur de l’Eglise, soyez l’amour, pour aimer et, de l’intérieur, faites-la avan­cer dans cet­te recon­nais­san­ce, dans cet amour » (allo­cu­tion aux gens de Devenir Un en Christ. Foi et homo­se­xua­li­té, 7. X. 18. Extrait pris dans Riposte catho­li­que, l’intervention ayant dispa­ru du site du mou­ve­ment). On aura noté que, loin de deman­der aucu­ne con­ver­sion des mœurs, le Dieu de l’an­cien porte-parole de la CEF offre seu­le­ment une puri­fi­ca­tion de la rela­tion homo­se­xuel­le, com­me Il le fait de tou­te rela­tion légi­ti­me entre hom­me et fem­me. Le maria­ge de même sexe excep­té, auquel (à moins que je ne fas­se erreur) est oppo­sé l’auteur (mais après une sor­tie pareil­le, on se deman­de ce qui le retient enco­re), voi­là qui revient à éga­li­ser, pra­ti­que­ment au moins, les deux for­mes d’union. Quant à la repri­se de la for­mu­le thé­ré­sien­ne Au coeur de l’Eglise je serai l’amour pour bénir ce qui eût pro­pre­ment éber­lué la sain­te, je renon­ce à com­men­ter pour évi­ter la colè­re …

S’il est vrai, pour rester avec la chè­re car­mé­li­te un instant, que l’amour ne se paie que par l’amour, une de ses dimen­sions néces­sai­res est l’obéissance, com­me on le voit dans le fiat de l’Annonciation, Marie ne pou­vant aimer qu’en obéis­sant de tout son être et ne pou­vant obéir que par amour. Programme qui fut de bout en bout celui de sain­te Thérèse.

Votre livre dénon­ce l’impasse qui con­si­ste à pri­vi­lé­gier la cha­ri­té et l’unité à la véri­té et au dog­me, allant jusqu’à les oppo­ser. Vous rap­pe­lez à juste titre que nous ne som­mes pas maî­tres de la misé­ri­cor­de et qu’elle n’appartient qu’à Dieu.  La misé­ri­cor­de est éga­le­ment un man­tra du pon­ti­fi­cat actuel.  Pensez-vous que la cri­se que nous con­nais­sons soit éga­le­ment due une vision faus­se, trop humai­ne, d’une misé­ri­cor­de qui va jusqu’à se fai­re com­pli­ce du péché ?

Oui.  La rai­son pro­fon­de est le sen­ti­ment rare­ment avoué des Catholiques d’avoir histo­ri­que­ment per­du la socié­té com­me glo­ba­li­té et, com­me j’ai dit, l’angoisse de lui prê­cher un Dieu et un salut com­pa­ti­bles avec ses pro­pres aspi­ra­tions et requê­tes. Or, sans tou­jours être faus­ses ou per­ver­ses, celles-ci restent loin – c’est le moins qu’on puis­se dire – de cor­re­spon­dre au des­sein divin, allant même, et plus que sou­vent, direc­te­ment con­tre.

Ce Dieu qu’on tend à prê­cher, mélan­ge de vrai et de faux, est un Dieu dépen­dant de notre bon vou­loir, hum­ble, pre­sque vul­né­ra­ble, igno­rant de nos futurs choix pour ou con­tre Lui, qui croit en nous, espè­re en nous, est fou de nous, nous sup­plie, pleu­re, etc. Je n’invente rien, on trou­ve cela par­tout, expli­ci­te ou impli­ci­te, tota­le­ment ou en par­tie, de la feuil­le dio­cé­sai­ne de tel dio­cè­se à l’énième volu­me de tel­le col­lec­tion théo­lo­gi­que pre­sti­gieu­se …

Qu’entendez-vous, plus pré­ci­sé­ment, au sujet du discours ambiant sur Dieu, par « mélan­ge de vrai et de faux » ?

Précisons, oui : d’une part cer­tains théo­lo­giens main­tien­nent (par­fois du bout des lèvres dans les discours ou des doig­ts sur le cla­vier) que Dieu, en tant que Dieu, ne dépend de rien ni de per­son­ne et demeu­re à tout jamais impas­si­ble, mais sou­tien­nent d’autre part et en même temps que, étant amour, Il ne peut pas ne pas souf­frir (une dimen­sion de l’amour étant la souf­fran­ce pour l’être aimé) et qu’Il est ou Se rend dépen­dant de nous (une autre dimen­sion de l’amour étant le respect d’autrui libre, et donc l’humble atten­te d’une réci­pro­ci­té). Or Celui qui est et Dieu et amour est un seul et le même. On ne sau­rait donc Le pré­sen­ter, sous aucun rap­port, com­me à la fois impas­si­ble et pas­si­ble, indé­pen­dant et dépen­dant. Autrement, on en vient à pro­fes­ser, pure­ment et sim­ple­ment ou en une cer­tai­ne mesu­re, qu’Il ne sera jamais vrai­ment Dieu sans nous. De là à pen­ser qu’Il est prêt pour nous avoir avec Lui, et pour être Lui-même plus plei­ne­ment, à con­sen­tir de notre part à tout et son con­trai­re, il n’est qu’un pas, allè­gre­ment fran­chi par plu­sieurs, clercs ou laïcs, qu’ils soient for­més un peu ou beau­coup, ou ne le soient pas du tout, ne l’ê­tre pas ou l’ê­tre trop peu n’empêchant nul­le­ment cer­tains de par­ler ou d’é­cri­re …

En fait, l’idée d’un Dieu vul­né­ra­ble et dépen­dant est irre­ce­va­ble, sinon en un sens figu­ré qui a son impor­tan­ce (cel­le de la méta­pho­re en mysti­que et en théo­lo­gie, ce qui n’est pas rien) mais sans plus, et dont il faut se gar­der d’abuser. L’amour pater­nel et sau­veur est tout autre cho­se que ce pathos. Je rap­pel­le, au risque de pas­ser pour abrupt, que la per­di­tion de qui meurt impé­ni­tent ne fait rien per­dre à Dieu.

Cela, tou­te­fois, sans nier la con­si­stan­ce du libre arbi­tre humain, cen­tral dans l’hi­stoi­re du salut, et du con­sen­te­ment et de la col­la­bo­ra­tion que Dieu deman­de à cha­cun et à tous. De là les discours de la théo­lo­gie ou de la sim­ple pié­té, et leurs déri­ves pos­si­bles ou fré­quen­tes, sur une dépen­dan­ce de Dieu par rap­port à nous. Pour ne pas ral­lon­ger notre entre­tien, je ren­vo­ie aux pages du livre qui en trai­tent.

Vous dites “impas­si­ble”,  com­ment ne pas com­pren­dre “indif­fé­rent” ?

Impassible appli­qué à Dieu ne signi­fie pas indif­fé­rent, bien au con­trai­re, mais inca­pa­ble par natu­re de subir ou souf­frir. S’il est vrai que l’in­dif­fé­ren­ce en l’hom­me s’ex­pli­que par la crain­te d’en­du­rer les incon­vé­nien­ts de la soli­da­ri­té, il est vrai par contre-coup que l’im­pas­si­bi­li­té par natu­re est pré­ci­sé­ment ce qui per­met à Dieu de s’en­ga­ger à fond pour nous sans rien per­dre de Son par­fait bon­heur, autre nom de l’im­pas­si­bi­li­té.

Soit. Mais que dire, alors, de la Passion du Christ ? Quand il souf­fre com­me hom­me c’e­st Dieu aus­si qui souf­fre pui­squ’il est un seul et le même et que souf­fran­ce impli­que néces­sai­re­ment pas­si­bi­li­té.

Votre que­stion fait tou­cher com­me du doigt au moins deux logi­ques de l’Incarnation, et de la Passion qu’el­le impli­que. En effet, que mon­tre l’as­somp­tion de notre chair par la deu­xiè­me Personne de la Trinité, tout bien con­si­dé­ré ? Elle mon­tre tant le suprê­me inté­rêt que Dieu prend à nous que, plus stu­pé­fiant enco­re en un sens, l’impossibilité de la souf­fran­ce en Lui.

Cela n’est-il pas con­tra­dic­toi­re ?

Le Fr. Augustin Pic

Non, car c’est très pré­ci­sé­ment pour pou­voir souf­frir que, par un amour capa­ble pour nous de tout, Lui le tout-autre devien­dra l’un de nous, l’im­pas­si­ble Se fera pas­si­ble. Expliquons davan­ta­ge (sans trai­ter la que­stion en tou­tes ses com­po­san­tes, bien sûr), par­ce que l’on est ici au cœur du Mystère et par­ce que les lec­teurs n’ont pas tous, tant s’en faut, cinq heu­res par jour à con­sa­crer à la théo­lo­gie. Selon saint Thomas, la misé­ri­cor­de plei­ne et entiè­re a tou­jours deux mou­ve­men­ts com­plé­men­tai­res, à savoir arra­cher le misé­ra­ble à la misè­re, c’e­st la misé­ri­cor­de en tant que puis­san­ce qui sau­ve, et fai­re sien­ne la misè­re du misé­ra­ble, ou souf­frir avec lui, c’e­st la misé­ri­cor­de en tant que com­pas­sion (pati cum signi­fiant souf­frir avec).  Comment en effet sup­pri­mer la misè­re d’au­trui sans l’ex­pé­ri­men­ter d’u­ne maniè­re ou d’u­ne autre ? Jusque-là, je pen­se, tout le mon­de admet­tra ; c’e­st lor­squ’on cher­che à dire ce qu’e­st la misé­ri­cor­de en Dieu que sur­git la dif­fi­cul­té. Car for­cés que nous som­mes de Le con­fes­ser com­me à la fois puis­sant et impas­si­ble, il nous est impos­si­ble de ne pas con­clu­re en sim­ple logi­que qu’Il n’e­st misé­ri­cor­de qu’à demi. Or la Révélation, la Tradition et l’ex­pé­rien­ce de tous les Saints sont là pour fai­re con­fes­ser que Dieu ne sau­rait être que misé­ri­cor­de à plein. Donc pour ôter avec Sa puis­san­ce la misè­re que nous méri­tons, Il Se fait com­pas­sion pour l’é­prou­ver avec nous et par là, soit dit en pas­sant, pour aug­men­ter notre amour en retour.
Ce con­cept théo­lo­gi­que d’impassibilité fait donc res­sor­tir à mer­veil­le l’assomption de la chair com­me le som­met de la non-indifférence à notre égard. Et par là don­ne à l’Incarnation tou­te sa gran­deur : elle n’e­st pas la sim­ple mani­fe­sta­tion tem­po­rel­le d’u­ne souf­fran­ce éter­nel­le en Dieu mais l’ac­te libre par lequel Il vient par­ta­ger jusqu’à l’ex­trê­me une con­di­tion d’hom­me qui n’e­st pas la Sienne. S’il fal­lait dire le mysté­rieux rap­port des deux Testaments, on pour­rait résu­mer l’Ancien par Je suis Dieu et non pas hom­me et le Nouveau par Pour vous je me fais hom­me par­ce que Je suis votre Dieu …

Il y aurait, cer­tes, un autre livre à fai­re pour mon­trer, autant qu’il serait pos­si­ble, que Dieu restait libre et capa­ble de sau­ver autre­ment que par l’Incarnation et la com­pas­sion qui va avec. Pour deux rai­sons : la pre­miè­re est qu’Il peut tout et son con­trai­re pour fai­re réus­sir Ses des­seins, la secon­de est qu’Il n’e­st tenu à rien, pas plus à une maniè­re de fai­re qu’à une autre. Bref, le Sauveur eût sau­vé tout aus­si puis­sam­ment sans pren­dre chair qu’en S’étant fait hom­me. Autrement la logi­que du Salut obéi­rait à une néces­si­té qui s’im­po­se­rait à Lui, ce qui est inad­mis­si­ble. Il reste que sau­ver en pre­nant chair est plus beau que tout…

L’idée d’un Dieu souf­frant de tou­te éter­ni­té au cœur de Sa béa­ti­tu­de, n’est jamais, si vous vou­lez le fond de ma pen­sée, que le der­nier argu­ment d’une apo­lo­gé­ti­que prê­te à tout (et qui par­fois s’i­gno­re) pour redon­ner cré­di­bi­li­té au Christianisme. Mon livre rap­pel­le d’ailleurs que la cho­se ne date pas tout à fait d’aujourd’hui.

Dans tou­te l’Église, la ten­dan­ce sem­ble sou­vent pri­vi­lé­gier, voi­re oppo­ser l’unité par rap­port à la véri­té, sur­tout dans un con­tex­te cul­tu­rel géné­ral où la notion de rela­tion l’emporte de loin, jusqu’à erreur et dic­ta­tu­re intel­lec­tuel­le, sur cel­les de sub­stan­ce, de doc­tri­ne, de nor­me, d’exigence, d’impératif et autres.   Au nom de la pasto­ra­le et de l’unité, on justi­fie par­fois la pra­ti­que des rema­ria­ges, de l’euthanasie, de l’avortement et des abus en tous gen­res.  À l’heure où tou­te réfé­ren­ce à la tra­di­tion, à la nor­me ou à la rai­son, qu’elle soit litur­gi­que ou dog­ma­ti­que, est sou­vent con­si­dé­rée com­me une rigi­di­té de cœur et com­me le symp­tô­me d’un esprit fai­ble et fer­mé.  À votre avis, sommes-nous au bord d’une dic­ta­tu­re de la bien-pensance?

Pour com­men­cer par la bien-pensance, je dirai que nous ne som­mes pas au bord mais tout à fait dedans, d’où les con­sta­ts de mon pre­mier cha­pi­tre. Il est vrai que la bien-pensance étant de tous les siè­cles, le nôtre n’a pas moins la sien­ne que les pré­cé­den­ts. L’ennui est que tou­tes ne sont pas tota­le­ment com­pa­ra­bles. Celle de l’ancienne Chrétienté devait peser – une Jeanne d’Arc, un Jean de la Croix pour ne citer qu’eux aura­ient eu long à dire en la matiè­re – mais, sans excu­ser les con­for­mi­smes d’alors si bien rele­vés par les histo­riens sérieux, la Chrétienté restait (par­don pour le pléo­na­sme) chré­tien­ne ; la bien-pensance d’aujourd’hui pèse autant – ai-je besoin de le dire ? – mais à ceci près que son fond … inu­ti­le d’achever.

Et unité-vérité, donc, com­ment se gar­der de les oppo­ser ?

Comment ? En admet­tant une bon­ne fois que l’unité pro­cè­de de la véri­té et non l’inverse. Ou que, si la logi­que uni­té donc véri­té est juste, elle ne l’est que de façon secon­de, le pro­ces­sus le plus impor­tant, à la fois struc­tu­rant et englo­bant, le pro­ces­sus pre­mier, si vous vou­lez, étant et restant véri­té donc uni­té. Le con­grès de Nuremberg fit indu­bi­ta­ble­ment l’unité du peu­ple alle­mand : osera-t-on appe­ler véri­té les hur­le­men­ts du cri­mi­nel qui s’agitait au micro ? Qu’on m’entende bien : je n’assimile pas ici la cri­se et les gens d’aujourd’hui au nazi­sme d’hier, je rela­ti­vi­se seu­le­ment – mais, croyez-le, sans scru­pu­le aucun – un sché­ma logi­que qui ne l’est guè­re : non, tou­te uni­té ne fait pas la véri­té de ce qu’elle énon­ce et pro­meut, et cela dans l’Eglise aus­si bien qu’ailleurs. « Ce qui me frap­pe quand je con­si­dè­re le mon­de catho­li­que », disait Paul VI cité dans mon der­nier cha­pi­tre, « c’est qu’à l’intérieur du catho­li­ci­sme une pen­sée de type non catho­li­que sem­ble par­fois avoir le des­sus, et il se peut que cet­te pen­sée non catho­li­que à l’intérieur du catho­li­ci­sme devien­ne demain la plus for­te. Mais elle ne repré­sen­te­ra jamais la pen­sée de l’Eglise (selon Jean Guitton dans Paul VI secret, p. 168). L’équation est faci­le à fai­re : pen­sée non catho­li­que, c’est l’erreur ; demain la plus for­te c’est l’unité mas­si­ve qu’u­ne erreur peut fort bien créer. On a bien noté que le pro­pos ne vient ni de l’ancien Saint-Office ni de quel­que mem­bre de la mino­ri­té con­ci­liai­re mais bien de Paul VI, le pape du Concile

Belle occa­sion de rap­pe­ler quel­le ten­sion se révè­le entre Que tous soient un et Je ne suis pas venu appor­ter la paix sur ter­re mais la divi­sion. Car ces con­tra­rié­tés de for­mu­les sont dans l’Écriture aus­si impor­tan­tes que les har­mo­nies et sou­vent plus, car il n’est rien de meil­leur pour arra­cher le vieil hom­me à ses con­forts ou, si vous pré­fé­rez, ses bien-pensances. Comme lorsqu’un glai­ve à deux tran­chan­ts vient divi­ser l’âme d’avec elle-même, pour repren­dre le mot subli­me de l’épître aux Hébreux.

Autrement dit, peut-on fai­re de la bon­ne pasto­ra­le avec des bons sen­ti­men­ts? 

Non.

Vous citez des for­mu­les sou­vent invo­quées pour rela­ti­vi­ser la cri­se, tel­le que cel­le de Mgr Rouet qui se deman­de si l’Église n’aurait pas enfin retrou­vé la chan­ce d’un chri­stia­ni­sme fra­gi­le ou d’autres qui pré­ten­dent que les croyan­ts sont moins nom­breux mais plus fer­ven­ts et moins hypo­cri­tes que par le pas­sé, (à croi­re que le jour où il n’y en aura plus, ils seront par­fai­ts).  Est-ce le cas pour vous ?  Ou bien s’agit-il d’une façon de se voi­ler la face devant l’ampleur du désa­stre et de ne pas remet­tre en que­stion les pra­ti­ques pasto­ra­les de ces der­niè­res années ?

Sans igno­rer, je l’e­spè­re, les com­ple­xi­tés d’un réel réfrac­tai­re aux con­clu­sions défi­ni­ti­ves, j’incline au second ter­me de cet­te alter­na­ti­ve. Au sujet des croyan­ts, une cho­se reste tou­te­fois paten­te : l’in­ces­san­te dimi­nu­tion numé­ri­que, sur laquel­le le fameux effet François n’a eu … aucun effet. Quant à les juger moins hypo­cri­tes et plus fer­ven­ts, voi­là qui relè­ve du fan­ta­sme, du nar­cis­si­sme ou de l’idéologie. Ils ne le sont ni plus ni moins pui­sque l’hypocrisie, hélas, et la fer­veur, grâ­ce à Dieu, ne ces­se­ront jamais dans l’Eglise. Des pécheurs, vous en aurez tou­jours, des sain­ts aus­si …

Vous sug­gé­rez dans votre con­clu­sion de répon­dre aux distor­sions actuel­les par le radi­ca­li­sme évan­gé­li­que.  Quelles pistes con­crè­tes vous sem­blent pos­si­bles pour favo­ri­ser un tel retour, dans le con­tex­te actuel où le seul péché mor­tel dans l’Église c’est juste­ment le fon­da­men­ta­li­sme ?

Je n’ai pas grand cho­se à répon­dre à cela, qui, le début du livre le dit bien, n’entre pas com­me tel dans le pro­pos. Je pen­se avant tout à un enra­ci­ne­ment per­son­nel et inti­me — et com­mu­nau­tai­re — dans la divi­ne véri­té (par vie spi­ri­tuel­le inten­si­fiée et par for­ma­tion con­ti­nue) – mais nos gens dans le vent appel­le­ront cela fon­da­men­ta­li­sme – et à une action qui, si elle doit pas­ser par la paro­le et l’écrit par­fois ou sou­vent, doit s’exprimer tou­jours par le com­por­te­ment et l’exemple. Cela par la grâ­ce de la Confirmation (qui fait du Chrétien, com­me le nom l’indique, un con­fir­mé dans la foi, c’est à dire un com­bat­tant) et sou­te­nu par d’autres Chrétiens pareil­le­ment sou­cieux d’honorer Dieu en tout et de col­la­bo­rer au salut d’autrui. Chacun n’est-il pas le fils ou la fil­le d’une Eglise à tout jamais sain­te en dépit des cri­ses ?

Merci, mon Père.

Merci de m’a­voir enten­du et bon­ne lec­tu­re à tous ceux qui liront.

 

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