Cardinal Sarah : Le chant grégorien, du silence de l’âme unie à Jésus au silence de Dieu dans sa gloire

Les 22 et 23 sep­tem­bre der­niers, à l’occasion de l’Assemblée Générale de l’asso­cia­tion Pro Liturgia (asso­cia­tion fon­dée en 1988 qui mili­te pour l’application exac­tes des déci­sions du Concile Vatican II) dans l’Ain, Son Éminence le Cardinal Robert Sarah a adres­sé aux mem­bres un mes­sa­ge de recon­nais­san­ce et d’en­cou­ra­ge­ment. À cet­te occa­sion le Cardinal a déve­lop­pé un élé­ment essen­tiel du chant gré­go­rien et qui peut sem­bler para­do­xal : le silen­ce sacré. Afin de fai­re pro­fi­ter nos lec­teurs de cet­te réfle­xion nous vous publions le tex­te com­plet ci-dessous :

Chers amis de l’asso­cia­tion Pro Liturgia,

Je suis heu­reux de vous adres­ser ce mes­sa­ge d’encouragement et de recon­nais­san­ce à l’occasion de votre Assemblée Générale. En vous assu­rant de ma priè­re aux inten­tions qui vous sont chè­res, je pro­fi­te volon­tiers de cet­te oppor­tu­ni­té pour expri­mer ma pro­fon­de gra­ti­tu­de à votre pré­si­dent, M. Denis Crouan et, par son entre­mi­se, à cha­cun d’entre vous pour votre déter­mi­na­tion, mal­gré les obsta­cles qui jalon­nent votre enga­ge­ment, à défen­dre et à pro­mou­voir la litur­gie en lan­gue lati­ne de la for­me ordi­nai­re du Rite romain. Cette défen­se ne doit pas être menée avec des armes de guer­re, ou avec la hai­ne et la colè­re dans le cœur, mais au con­trai­re « revê­tons la cui­ras­se de la foi et de la cha­ri­té, avec le casque de l’espérance du salut » . Que Dieu bénis­se vos efforts si méri­tan­ts et qu’il les ren­de tou­jours plus fruc­tueux !

Je vou­drais que nous réflé­chis­sions ensem­ble sur l’un des élé­men­ts essen­tiels du chant gré­go­rien, à savoir le silen­ce sacré. Cela peut para­î­tre para­do­xal, mais nous allons voir que si le chant gré­go­rien, que vous défen­dez et pro­mou­vez avec ardeur, est si impor­tant, c’est en rai­son de sa capa­ci­té irrem­plaça­ble de nous intro­dui­re dans le silen­ce de la con­tem­pla­tion, de l’écoute et de l’adoration du Dieu vivant. Du silen­ce de l’âme unie à Jésus au silen­ce de Dieu dans sa gloi­re : tel est le titre de ce bref mes­sa­ge qui vous appor­te mon ami­tié et mon sou­tien. En effet, nous allons voir que le chant gré­go­rien et sa paru­re visi­ble et splen­di­de, le manu­scrit enlu­mi­né du livre litur­gi­que, naît du silen­ce et con­duit au silen­ce.

Le chant gré­go­rien com­por­te un dou­ble fon­de­ment indis­so­cia­ble : la Sainte Ecriture, qui con­sti­tue la tra­me de la pro­so­die, et la can­til­la­tion. Il est éta­bli que, à l’ombre des cloî­tres et dans la médi­ta­tion silen­cieu­se de la Parole de Dieu, les moi­nes béné­dic­tins ont éla­bo­ré, au fil des siè­cles, et pour les besoins de la priè­re de l’Office Divin chan­té en com­mun, le phra­sé can­til­la­toi­re pour cha­que ver­set de la Bible qu’ils deva­ient pro­cla­mer, à com­men­cer par les Psaumes. Il s’agissait de revê­tir la Parole très sain­te de Dieu, si déli­ca­te et sub­ti­le à l’ouïe et à la vue, cet­te dou­ble por­te de l’âme, du pare­ment très hum­ble d’une mélo­die à la fois dépouil­lée, élé­gan­te et raf­fi­née de carac­tè­re modal qui respec­te le ryth­me de la pro­so­die. L’ouïe, et aus­si la vue, dis-je. En effet, le moi­ne chan­te et il con­tem­ple ce qu’il psal­mo­die : des pre­miers manu­scri­ts médié­vaux aux incu­na­bles des pre­miè­res années de la Renaissance, qui pré­cé­dè­rent l’apparition de l’imprimerie (la Bible de Gutenberg date de 1455), les psau­tiers, les anti­pho­nai­res, puis les lec­tion­nai­res et les évan­gé­liai­res se sont pro­gres­si­ve­ment cou­verts d’ornements et d’enluminures. Les let­tres ornées uti­li­sées pour les titres des ouvra­ges et des divi­sions prin­ci­pa­les reçu­rent les for­mes les plus variées : orne­men­ts gothi­ques, armoi­ries, ini­tia­les en or… Elles repré­sen­ta­ient des per­son­na­ges de l’époque aus­si divers que le labou­reur, l’artisan, le méne­strel, la châ­te­lai­ne filant la lai­ne à l’aide du rouet, mais aus­si des plan­tes, des frui­ts, des ani­maux : oiseaux mul­ti­co­lo­res s’élançant vers le ciel, pois­sons dans l’onde bien­fai­san­te de la riviè­re… La sal­le où se tena­ient les moi­nes copi­stes por­tait le nom de « scrip­to­rium ». Comme le chant gré­go­rien, au cours de sa len­te et patien­te éclo­sion, le tra­vail des copi­stes était le fruit de leur médi­ta­tion silen­cieu­se, car ils deva­ient tra­vail­ler en silen­ce et en lien inti­me avec Dieu ; c’est pour­quoi, pour qu’ils ne fus­sent pas déran­gés, seuls l’abbé, le prieur, le sous-prieur et le biblio­thé­cai­re ava­ient le droit d’entrer dans leur sal­le. C’était le biblio­thé­cai­re qui était char­gé de leur indi­quer ce qu’ils deva­ient trans­cri­re, et de leur four­nir tous les obje­ts dont ils pou­va­ient avoir besoin.

Ainsi, prier, c’est chan­ter, c’est fai­re par­ler les cor­des voca­les de son cœur : une priè­re mona­sti­que qui com­men­ce tou­jours dans l’intimité de la cel­lu­le et se pour­suit jusqu’au sanc­tuai­re de l’abbatiale. Seule la qua­li­té du silen­ce et de la priè­re per­son­nels peu­vent ren­dre subli­me et pro­fon­de la priè­re com­mu­nau­tai­re. C’est donc une priè­re qui devient émi­nem­ment com­mu­nau­tai­re, una­ni­me, pro­non­cée à voix hau­te, à pleins pou­mons, durant huit heu­res par jour : un tra­vail exté­nuant, mais régé­né­ra­teur et sanc­ti­fiant… Cette louan­ge, c’est le chant gré­go­rien qui mon­te depuis l’autel, la pier­re du Saint Sacrifice. La litur­gie catho­li­que se déplo­ie ain­si com­me une dan­se très len­te, com­me cel­le du roi David devant l’Arche, dans tout l’espace inté­rieur de l’église abba­tia­le, entre les colon­nes, tout au long de la nef. Elle per­met au chant cet­te déam­bu­la­tion pro­ces­sion­nel­le, cet­te ron­de maje­stueu­se autour de l’autel… Devant l’autel du Saint-Sacrifice, à la fin de l’office des vigi­les ou des com­plies, avant de rega­gner sa cel­lu­le où règne un silen­ce abso­lu, le moi­ne demeu­re seul et, age­nouil­lé, près de sa stal­le, la main par­fois posée sur la misé­ri­cor­de, il con­tem­ple la Croix. En effet, le chant gré­go­rien qui se don­ne à voir dans les enlu­mi­nu­res, est bien cet­te litur­gie céle­ste, qui est la même que cel­le qui est repré­sen­tée, figu­rée, accom­plie et actua­li­sée ici-bas dans la litur­gie mona­sti­que, véri­ta­ble anti­ci­pa­tion de la pré­sen­ce réel­le, visi­ble, tan­gi­ble, sub­stan­tiel­le, de la Réalité invi­si­ble par excel­len­ce, cel­le de l’Agneau immo­lé, mais debout. Silence où Dieu se don­ne à voir dans le flam­bo­ie­ment de sa Gloire, à tra­vers le beau déplo­ie­ment de la litur­gie de l’Eglise enco­re en che­min vers son accom­plis­se­ment. En effet, dans nom­bre d’abbatiales, com­me à Sénanque, Bonneval ou Quimperlé, Jésus, cru­ci­fié, est pour­tant sou­ve­rain dans sa cru­ci­fi­xion même. Il est repré­sen­té, non pas mort, mais les yeux ouverts, non pas nu, mais revê­tu du vête­ment royal com­me l’est le Christ Pantocrator dans l’art byzan­tin, embras­sant dans son grand geste de Crucifié res­su­sci­té, l’univers tout entier.

Si je me suis per­mis d’évoquer briè­ve­ment la genè­se du chant gré­go­rien et de son sup­port visuel, le manu­scrit enlu­mi­né, c’est pour nous per­met­tre de met­tre en évi­den­ce le cri­tè­re par excel­len­ce du chant litur­gi­que : il jail­lit de la con­tem­pla­tion silen­cieu­se des mystè­res de Jésus sur cet­te ter­re, l’Incarnation et la Rédemption, et con­duit au silen­ce de l’adoration du Dieu vivant, de la Très Sainte Trinité : le Père sié­geant sur son Trône de Gloire, fait de jaspe – d’une cou­leur étin­ce­lan­te et trans­pa­ren­te – et de sar­doi­ne – de cou­leur pour­pre -, envi­ron­né de l’arc-en-ciel de la fidé­li­té de Dieu ; l’Agneau immo­lé nim­bé de la Lumière incréée, Lui qui, seul, est digne de rece­voir la puis­san­ce, la riches­se, la sages­se, la for­ce, l’honneur, la gloi­re, et la louan­ge ; et l’Esprit Saint, sour­ce et fleu­ve d’eau vive jail­lis­sant du Trône et du Cœur de l’Agneau pour la vie éter­nel­le. Ce cri­tè­re, qui, nous l’avons vu, a pré­va­lu dans l’élaboration len­te et pro­gres­si­ve du chant gré­go­rien, est la clef par excel­len­ce qui nous per­met d’accéder à la com­pré­hen­sion pro­fon­de de la pla­ce excep­tion­nel­le et incom­pa­ra­ble que lui attri­bue la Constitution Sacrosanctum Concilium sur la sain­te Liturgie du Concile Vatican II, dans le pas­sa­ge désor­mais célè­bre du numé­ro 116 : « L’Eglise recon­naît dans le chant gré­go­rien le chant pro­pre de la litur­gie romai­ne. C’est donc lui qui, dans les actions litur­gi­ques, tou­tes cho­ses éga­les par ail­leurs, doit occu­per la pre­miè­re pla­ce ». Cette pla­ce émi­nen­te, la pre­miè­re, n’est donc pas seu­le­ment due à une anté­rio­ri­té histo­ri­que, mais sur­tout à la recon­nais­san­ce par l’Eglise de la valeur intrin­sè­que iné­ga­la­ble de ce chant, inspi­ré par l’Esprit Saint, qui con­sti­tue lui-même en quel­que sor­te le modè­le de l’élaboration des autres for­mes de musi­que et de chant litur­gi­ques. D’ailleurs, le même numé­ro 116 de Sacrosanctum Concilium pré­ci­se à ce sujet : «  Les autres gen­res de musi­que sacrée, mais sur­tout la poly­pho­nie, ne sont nul­le­ment exclus de la célé­bra­tion des offi­ces divins, pour­vu qu’ils s’accordent avec l’esprit de l’action litur­gi­que ».

Prenons un exem­ple, celui du ryth­me. Il est évi­dent que le ryth­me syn­co­pé qui con­si­ste à démar­rer un son sur un temps fai­ble de la mesu­re ou sur la par­tie fai­ble d’un temps et à le pour­sui­vre sur le temps fort de la mesu­re sui­van­te ou bien sur la par­tie for­te du temps sui­vant, si carac­té­ri­sti­que de la musi­que con­tem­po­rai­ne, sur­tout com­mer­cia­le, depuis l’apparition du jazz, est peu pro­pi­ce à cet­te médi­ta­tion qui, du silen­ce, con­duit à l’adoration du Dieu vivant ; ou alors, si on ne perçoit pas cet­te évi­den­ce, c’est qu’on est sans dou­te déjà atteint par cet­te céci­té et donc aus­si par cet­te sur­di­té qui sont dues à notre immer­sion dans un mon­de pro­fa­ne et sécu­la­ri­sé, sans Dieu et sans foi, satu­ré de brui­ts, d’agitation et de fureur mal con­te­nue. Le ryth­me est donc une sor­te de révé­la­teur d’une réa­li­té indé­nia­ble, celui de la pré­sen­ce ou de l’absence de la con­tem­pla­tion ; en d’autres ter­mes, il est symp­to­ma­ti­que de la maniè­re dont le chant litur­gi­que jail­lit ou pas du silen­ce de la priè­re. En effet, il exi­ste une « gestuel­le du silen­ce », et le ryth­me du chant litur­gi­que con­sti­tue cet­te gestuel­le : le silen­ce com­me con­di­tion de la Parole, cel­le de Dieu, et non pas du ver­bia­ge pro­duit par l’homme livré à lui-même, et donc le silen­ce com­me con­di­tion du chant litur­gi­que authen­ti­que : « Au com­men­ce­ment, Dieu créa le ciel et la ter­re… » : c’est de l’intérieur du silen­ce que Dieu par­le, qu’il crée le ciel et la ter­re par la puis­san­ce de son Verbe. D’ailleurs, la Parole ne prend son impor­tan­ce et sa puis­san­ce pro­pre que lorsqu’elle sort du silen­ce… mais la réci­pro­que est éga­le­ment vra­ie ici : pour que le silen­ce ait sa fécon­di­té et sa puis­san­ce réa­li­sa­tri­ce, il faut que la paro­le s’énonce dans une élo­cu­tion expri­mée. Et saint Ignace d’Antioche ajou­te : «  Mieux vaut se tai­re et être que par­ler sans être », d’où le silen­ce dit « sacré » qui est pre­scrit par l’Eglise dans sa sain­te Liturgie : « On obser­ve­ra aus­si en son temps un silen­ce sacré » , affir­me Sacrosanctum Concilium.

Le chant litur­gi­que est là pour nous fai­re prier et, à notre épo­que, il a pour pre­mier objec­tif, avant même de nous con­dui­re à la médi­ta­tion et à l’adoration, d’apaiser le tumul­te inté­rieur de nos pas­sions, de nos vio­len­ces et de nos divi­sions entre la chair et l’esprit. Le ryth­me est donc un élé­ment très impor­tant, voi­re essen­tiel, de cet apai­se­ment, de cet­te paix inté­rieu­re retrou­vée ou acqui­se avec pei­ne, dans les lar­mes de l’effort, car s’il bri­se le silen­ce de l’âme humai­ne par ses inter­val­les syn­co­pés, assor­tis d’une mélo­die stri­den­te, voi­re discor­dan­te, il se com­por­te com­me un véri­ta­ble agres­seur qui vient à coup de hâches déchi­rer cet­te âme et la lais­ser disper­sée, pan­te­lan­te, en lam­beaux. Telle est la souf­fran­ce qu’expriment tant de fidè­les à la sor­tie de cer­tai­nes Messes par ces mots : « scan­da­le », « malai­se », « souf­fran­ce », « désa­cra­li­sa­tion », « irre­spect »… : oui, il s’agit d’une vra­ie agres­sion, c’est-à-dire d’une intru­sion vio­len­te, d’une effrac­tion de l’âme où Dieu s’entretient avec sa créa­tu­re, com­me un ami avec son ami. Nos con­tem­po­rains qui sont, à juste titre, si sen­si­bles au thè­me des droi­ts de l’homme, devra­ient réflé­chir à cet­te vio­la­tion d’un droit essen­tiel : celui de l’intimité de l’âme et de sa rela­tion uni­que et inef­fa­ble avec son Créateur et Rédempteur. Or, j’affirme que cer­tai­nes for­mes de musi­que et de chant enten­dus dans nos égli­ses vont à l’encontre de ce droit élé­men­tai­re de la ren­con­tre de la per­son­ne humai­ne avec Dieu du fait de la rup­tu­re du silen­ce inté­rieur, que l’on bri­se com­me une digue cède sous la pres­sion d’un tor­rent de boue. C’est pour­quoi, je n’hésite pas à décla­rer avec insi­stan­ce et humi­li­té : je vous en sup­plie, si le chant rompt le silen­ce inté­rieur, celui de l’âme, qu’on y renon­ce pour le moment, et qu’on nous resti­tue d’abord le silen­ce ! Dans ce domai­ne, la respon­sa­bi­li­té des évê­ques, et cel­le des prê­tres, leurs col­la­bo­ra­teurs, en par­ti­cu­lier dans les parois­ses et les aumô­ne­ries, est immen­se et cru­cia­le, tant du point de vue du choix et donc de la sélec­tion des chan­ts litur­gi­ques à par­tir du cri­tè­re que nous avons expo­sé, que de la for­ma­tion des sémi­na­ri­stes, des novi­ces et aus­si, bien évi­dem­ment, des fidè­les. Beaucoup d’entre eux res­sen­tent, et de plus en plus, la néces­si­té d’une for­ma­tion litur­gi­que de qua­li­té, en par­ti­cu­lier des chefs de chœur, de même que les cho­ri­stes et les musi­ciens, ain­si que les mem­bres des équi­pes litur­gi­ques qui sont sou­vent respon­sa­bles du choix des chan­ts litur­gi­ques sous la con­dui­te de leur curé. Tolérer n’importe quel­le musi­que ou chant, con­ti­nuer à abi­mer la litur­gie, c’est démo­lir notre foi, com­me je le rap­pel­le sou­vent : « Lex oran­di, lex cre­den­di ».

Pour illu­strer ce pro­pos d’une maniè­re posi­ti­ve, pre­nons deux exem­ples de beaux chan­ts litur­gi­ques autres que le chant gré­go­rien en France, votre pays, et sur le con­ti­nent afri­cain. En France, je pen­se aux can­ti­ques en lan­gue bre­ton­ne que j’ai enten­dus à Noël dans des parois­ses dans lesquel­les le rec­teur, en dehors de l’église et tou­jours revê­tu de sa sou­ta­ne, ensei­gne aus­si la dan­se de ses ancê­tres cel­tes aux plus jeu­nes. Nulle ambi­guï­té dans cet­te véri­ta­ble ardeur à tran­smet­tre un patri­moi­ne immé­mo­rial à des enfan­ts trop sou­vent déshé­ri­tés et déra­ci­nés, et donc deve­nus étran­gers à leur pro­pre cul­tu­re. Ce prê­tre du pays van­ne­tais leur mon­tre bien que le ryth­me de la dan­se bre­ton­ne, à trois temps, nul­le­ment lascif, à la dif­fé­ren­ce de la fameu­se val­se vien­noi­se, cor­re­spond au souf­fle du labou­reur her­sant la ter­re, au balan­ce­ment du bétail gagnant la prai­rie après la trai­te, et aus­si à la dou­ce oscil­la­tion de la jeu­ne épou­se por­tant son nouveau-né en lui chan­tant une ber­ceu­se appri­se sur les genoux de sa pro­pre mère ; c’est un ryth­me à trois temps nul­le­ment syn­co­pé, cor­re­spon­dant à la natu­re humai­ne dans ses acti­vi­tés à la fois les plus ordi­nai­res et les plus nobles : le tra­vail des labours et des pâtu­ra­ges, le sevra­ge et l’éducation de l’enfant… car le troi­siè­me pas, celui qui clôt ce ryth­me « ter­nai­re », sor­te de « tri­ni­té » natu­rel­le inscri­te pro­fon­dé­ment dans l’âme de cha­que hom­me, tel un sceau, cor­re­spond au pied s’enfonçant dans la ter­re, dans la glè­be de notre mon­de, et donc dans la réa­li­té d’un humus doté d’une âme immor­tel­le, celui de la per­son­ne créée à l’image de Dieu Trinité. Et c’est ce même ryth­me qui ponc­tue, en la nuit de Noël, les can­ti­ques enton­nés par tout un peu­ple avec une fer­veur sans pareil­le, jusqu’au silen­ce de l’adoration du nouveau-né, Jésus, le Verbe incar­né, dans la crè­che splen­di­de d’une égli­se de Bretagne, où tous les regards des enfan­ts, peti­ts et grands, con­ver­gent… ; « Kanomb Noel ; Ganet eo Jesus hur sal­ver » : « Chantons Noël, il est né Jésus, notre Sauveur ». Oui, tel­le est l’authenticité du ryth­me qui respec­te la natu­re humai­ne, et donc l’âme, dans sa rela­tion silen­cieu­se et aiman­te avec Dieu, son Créateur et Rédempteur.

Il en est de même, sur le con­ti­nent afri­cain, de la litur­gie des moi­nes de l’Abbaye séné­ga­lai­se de Keur Moussa, fon­dée par Solesmes en 1962 ou, dans mon pays natal, la Guinée, des béné­dic­tins du mona­stè­re Saint-Joseph de Séguéya, issu lui-même de Keur Moussa en 2003, dont le chant est accom­pa­gné par ce mer­veil­leux instru­ment à cor­des pin­cées, la kora, qui est le luth afri­cain, et aus­si le bala­fon, appe­lé éga­le­ment bala­ni qui est une sor­te de xylo­pho­ne com­por­tant géné­ra­le­ment entre sei­ze et vingt-sept notes pro­dui­tes par des lames de bois que l’on per­cu­te avec des baguet­tes. Depuis des siè­cles, la kora est l’apanage sacré des grio­ts, ces musi­ciens mes­sa­gers, con­teurs et poè­tes, histo­riens et chro­ni­queurs, dépo­si­tai­res de la mémoi­re cul­tu­rel­le de l’Afrique et de sa tra­di­tion ora­le. Le pay­san afri­cain tra­vail­le en chan­tant selon un ryth­me ter­nai­re qui, nous l’avons vu, est natu­rel, avec ce troi­siè­me pas, celui qui cor­re­spond au pied s’enfonçant dans la glè­be et la pous­siè­re de notre ter­re. Or, le Père Luc Bayle, moi­ne de Keur Moussa, et suc­ces­seur du Frère Michel Meugniot dans la direc­tion de l’atelier, où il fut respon­sa­ble de la fabri­ca­tion des koras jusqu’en 2007, dit que « la kora n’est pas au pre­mier plan de la litur­gie. Elle est com­me une vague qui por­te la voix, faci­li­te le chant, rend la rela­tion à Dieu plus pro­fon­de ». Et il est vrai que la kora, avec son ryth­me ter­nai­re, qui pro­duit un léger balan­ce­ment, rend vivan­ts les psau­mes, per­met d’exprimer la joie ou la tri­stes­se, don­ne envie de chan­ter, de louer… des sons d’une pure­té cri­stal­li­ne, d’une légè­re­té dia­pha­ne, qui abou­tis­sent au silen­ce de l’adoration. Merveille de la créa­tion ! Splendide varié­té dans l’unité en Dieu des cul­tu­res que l’Evangile a su péné­trer pour les tran­sfi­gu­rer en un chant aux mil­le voix pour la Gloire de l’Eternel ! Oui, de la Bretagne à la Guinée, il n’y a qu’un pas que seul le Christ peut nous fai­re fran­chir pour que nous puis­sions entrer dans cet­te com­mu­nion infran­gi­ble et lumi­neu­se, cel­le de l’Eglise catho­li­que, une demeu­re aux mul­ti­ples visa­ges, qui n’a rien à voir avec cet assem­bla­ge arti­fi­ciel, ce mag­ma infor­me mon­dia­li­sé et domi­né par l’argent et le pou­voir, qui est celui du nivel­le­ment si carac­té­ri­sti­que du mon­de pro­fa­ne et sécu­la­ri­sé.

En con­clu­sion, souvenons-nous de la ren­con­tre entre Jésus et Zachée. Le Seigneur ne ces­se de nous dire au plus pro­fond de notre âme cet­te paro­le qu’il adres­sa à cet hom­me de peti­te tail­le juché sur un syco­mo­re : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeu­rer dans ta mai­son » (Lc 19, 5). Cette « descen­te », évo­quée par Jésus, n’est-elle pas l’expression de son désir de nous rejoin­dre dans l’intimité de notre âme pour nous libé­rer de tou­tes les sco­ries de nos péchés, c’est-à-dire de nos refus d’aimer Dieu et notre pro­chain ? Or c’est dans le silen­ce que nous pou­vons accueil­lir Dieu et fai­re ain­si l’expérience inef­fa­ble du Ciel sur ter­re. Oui, ce Ciel, nous le por­tons dans notre âme. Et notre chant, uni à celui des anges et des sain­ts, jail­lit de ce silen­ce sacré qui nous fait entrer dans la com­mu­nion avec la Très Sainte Trinité.

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