Le synode d’Allemagne a au moins trois antécédents.  Qui ont tous fini par un schisme

Le « Synodale Weg » en cours en Allemagne se révè­le cha­que jour un peu plus com­me un risque sérieux pour le « che­min » de l’Église catho­li­que non seu­le­ment alle­man­de mais uni­ver­sel­le.

Il suf­fit, pour s’en ren­dre comp­te, de par­cou­rir les docu­men­ts publiés jusqu’ici :

> Sexe, fem­mes et pou­voir.  Les trois défis que l’Allemagne lan­ce à l’Église

Ainsi que de se ren­dre comp­te des inquié­tu­des qu’il pro­vo­que dans le chef d’un Pape pour­tant philo-germanique tel que François :

> François et le schi­sme d’Allemagne. Chronique d’un cau­che­mar

Sur Settimo Cielo, le pro­fes­seur Pietro De Marco a cri­ti­qué de fond en com­ble, à plu­sieurs repri­ses, les fon­de­men­ts théo­lo­gi­ques et ecclé­sio­lo­gi­ques de ces assi­ses :

> Le syno­de de l’Église alle­man­de sous la lou­pe de l’analyste. Une révo­lu­tion qui s’auto-détruit

> Du syno­de d’Allemagne au mona­stè­re de Bose. Anatomie des révo­lu­tions catho­li­ques

Mais une ana­ly­se au niveau histo­ri­que est par­ti­cu­liè­re­ment très éclai­ran­te elle aus­si.  Et c’est ce que nous pro­po­se ici Roberto Pertici, pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’université de Bergame et spé­cia­li­ste des rap­ports entre État et Église.

L’agenda et les objec­tifs du syno­de qui est en train de se dérou­ler en Allemagne a en fait un nom­bre de poin­ts com­muns impres­sion­nant avec les vel­léi­tés réfor­ma­tri­ces de trois cou­ran­ts du catho­li­ci­sme alle­mand du XIXe siè­cle, qui ont tous les trois débou­chés sur un schi­sme.

À une dif­fé­ren­ce près cepen­dant, que sou­li­gne le pro­fes­seur Pertici.  Alors que ces trois cou­rant n’ont reçu qu’un sou­tien limi­té auprès de rares et iso­lés repré­sen­tan­ts de l’épiscopat alle­mand, c’est aujourd’hui la quasi-totalité des évê­ques d’Allemagne qui ont appor­té leur sou­tien aux témé­rai­res réfor­mes syno­da­les.

Ce pro­ces­sus s’accompagne en outre de la volon­té de déta­cher l’Église catho­li­que de sa « roma­ni­té », à tra­vers un pro­ces­sus de « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » déjà lar­ge­ment enta­mé par les pro­te­stan­ts, com­me Pertici lui-même le mon­trait dans une inter­ven­tion sur Settimo Cielo il y a deux ans :

> La réfor­me de Bergoglio, Martin Luther l’a déjà écri­te

Par un con­cours de cir­con­stan­ces, ce der­nier diman­che de Pentecôte, 30 théo­lo­giens catho­li­ques et pro­te­stan­ts alle­mands – par la voix de leur porte-parole Johanna Rahner – ont signé un appel pour que soit levé aus­si bien l’excommunication catho­li­que envers Luther que la qua­li­fi­ca­tion luthé­rien­ne du Pape com­me « Antéchrist ».

> Theologin über Luther-Bannbulle: Aufhebung wäre “öku­me­ni­sches Zeichen”

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L’Église allemande entre « repli national » et primat romain

de Roberto Pertici

Les inter­ven­tions de Sandro Magister et de Pietro De Marco sur le « Synodale Weg » qui est en cours en Allemagne et sur la pos­si­ble déri­ve schi­sma­ti­que de l’Église alle­man­de sont très inté­res­san­tes pour ceux qui cher­chent à com­pren­dre le rap­port entre l’Église catho­li­que et la socié­té con­tem­po­rai­ne.

Et pour­tant, tout histo­rien, même sans être spé­cia­li­ste des cir­con­vo­lu­tions de l’histoire reli­gieu­se de l’Allemagne, a com­me l’impression d’un déjà-vu.  Même s’il s’agit de con­te­nus en par­tie nou­veaux, impo­sés par le déve­lop­pe­ment socio-culturel des cin­quan­te der­niè­res années, nous som­mes face à une éniè­me ten­ta­ti­ve de per­son­nes et de cer­cles – aujourd’hui majo­ri­tai­res, à ce qu’il sem­ble – du catho­li­ci­sme alle­mand de for­mer une sor­te d’Église natio­na­le, dans le but de recon­sti­tuer sur le moyen-long ter­me l’unité reli­gieu­se de l’Allemagne et de la recom­po­ser à tra­vers une sub­stan­tiel­le pro­te­stan­ti­sa­tion de leur pro­pre théo­lo­gie, de leur litur­gie et de leur struc­tu­re inter­ne.

Si on n’a pas cet­te aspi­ra­tion natio­na­le en tête – d’autres dira­ient cet­te ten­ta­tion -, on risque alors de tout rédui­re à une sim­ple déri­ve théo­lo­gi­que, à une lut­te entre ortho­do­xie et hété­ro­do­xie, à un con­flit intra-ecclésial : des élé­men­ts qui sont bien pré­sen­ts mais qui ne suf­fi­sent peut-être pas à expli­quer com­plè­te­ment le phé­no­mè­ne que nous avons sous les yeux.

Le catho­li­ci­sme alle­mand a sou­vent oscil­lé entre ce « repli natio­nal » (en pra­ti­que une attrac­tion, par­fois ina­vouée, vers le pro­te­stan­ti­sme avec lequel – il ne faut pas l’oublier – il vit en sym­bio­se) et la recon­nais­san­ce du pri­mat romain : une oscil­la­tion ren­due enco­re plus dou­lou­reu­se et dra­ma­ti­que par le fait que depuis Luther et Ulrich von Hutten, l’identité ger­ma­ni­que s’est juste­ment con­strui­te en oppo­si­tion à la « Babylone » romai­ne.  Est-il pos­si­ble d’être à la fois « bons alle­mands » et des catho­li­ques, c’est-à-dire obéir à un pou­voir loin­tain et haï par tant de com­pa­trio­tes ?  Cette que­stion a tra­ver­sé tous les siè­cles de l’histoire alle­man­de, jusqu’au Kulturkampf de Bismarck et à la poli­ti­que reli­gieu­se du Troisième Reich.

Les pre­miè­res années du XIXe siè­cle, la figu­re la plus émi­nen­te de ce « repli natio­nal » et des thè­ses théologico-éducatives sous-jacentes a été Heinrich Ignaz von Wessenberg (1774–1860), vicai­re géné­ral et admi­ni­stra­teur épi­sco­pal du dio­cè­se de Constance, qui a pro­po­sé et défen­du son pro­gram­me d’une Église natio­na­le alle­man­de rien moins qu’au con­grès de Vienne.  Il était mû par les habi­tuel­les thè­ses anti-romaines de la tra­di­tion « fébro­nien­ne » (réduc­tion des pré­ro­ga­ti­ves papa­les à un sim­ple pri­mat d’honneur et non de juri­dic­tion ; plus gran­de impor­tan­ce don­née au corps épi­sco­pal ; supré­ma­tie du con­ci­le sur le pape ; pro­tec­tion des pré­ro­ga­ti­ves de l’État con­tre les ingé­ren­ces du siè­ge papal) et la polé­mi­que de l’illuminisme catho­li­que con­tre la manie des péle­ri­na­ges, le cul­te des reli­ques et l’autoritarisme des struc­tu­res ecclé­sia­les.

Voici com­me Franz Schnabel, le grand histo­rien de l’Allemagne du XIXe, résu­me les idées reli­gieu­ses de Wessenberg : sub­sti­tu­tion de la scien­ce scho­la­sti­que par la scien­ce ratio­na­li­ste ; insti­tu­tion de par­le­men­ts ecclé­sia­sti­ques dans les dio­cè­ses ; for­ma­tion du cler­gé selon les scien­ces plus moder­nes ; remi­se en que­stion du céli­bat ecclé­sia­sti­que ; réfor­me de la vie litur­gi­que, fai­sant de la pré­di­ca­tion « la par­tie la plus impor­tan­te du soin des âmes » ; intro­duc­tion de la mes­se en alle­mand et ger­ma­ni­sa­tion du bré­viai­re, du chant et du livre de priè­res ; hosti­li­té envers les péle­ri­na­ges et les ordres men­dian­ts ; réfor­me de l’architecture ecclé­sia­sti­que selon l’usage pro­te­stant ou puri­tain, austè­re et gris quand c’est pos­si­ble (pour le maî­tre autel, on n’admettait que le Christ, en évi­tant les ima­ges des sain­ts, à l’exception des patrons des égli­ses qui deva­ient cepen­dant être dépla­cé sur les autels laté­raux « tant qu’ils resta­ient là »).  Son ordon­nan­ce sur les maria­ges per­met­tait la béné­dic­tion des maria­ges inter­con­fes­sion­nels, à con­di­tion que les enfan­ts mâles sui­vent la con­fes­sion du père et les fil­les cel­le de la mère.

Sans fai­re de rac­cour­cis histo­ri­ques, n’y a‑t-il pas un petit air de famil­le par rap­port aux thè­ses de l’actuel « Synodale Weg » ?

Un autre exem­ple fla­grant de ce « repli natio­nal » fut le schi­sme du prê­tre silé­sien Johannes Ronge au milieu des années 1840, trois décen­nies après le con­grès de Vienne, des décen­nies au cours desquel­les le sen­ti­ment natio­nal alle­mand s’était énor­mé­ment déve­lop­pé et exa­cer­bé alors que l’ultramontanisme domi­nait la poli­ti­que papa­le.

Ronge aus­si avait der­riè­re lui la tra­di­tion « fébro­nien­ne », enco­re viva­ce en Silésie.  En octo­bre 1844, il écri­vait une let­tre ouver­te à l’évêque de Trèves, Mgr Arnoldi, pour dénon­cer l’ostension qu’il avait déci­dée d’une célè­bre reli­que, la « Tunique du Christ » qui avait atti­ré un demi-million de péle­rins.  Ronge accu­sait Arnoldi de mani­pu­ler con­sciem­ment les fidè­les catho­li­ques cré­du­les à tra­vers une « mise en scè­ne non chré­tien­ne », visant à ren­flouer les cais­ses de l’Église et à pro­mou­voir « l’esclavage maté­riel et spi­ri­tuel de l’Allemagne » envers Rome.  Le prê­tre silé­sien s’adressait à deux publics dif­fé­ren­ts, en four­nis­sant à cha­cun un objec­tif bien pré­cis : il invi­tait les ratio­na­li­stes pré­sen­ts dans le cler­gé catho­li­que à s’opposer au con­for­mi­sme théo­lo­gi­que et « les com­pa­trio­tes alle­mands aus­si bien catho­li­ques que pro­te­stan­ts » à dépas­ser la divi­sion con­fes­sion­nel­le de l’Allemagne.  À la sui­te de son excom­mu­ni­ca­tion, en décem­bre 1844, il a annon­cé la fon­da­tion d’une « Église géné­ra­le alle­man­de » sépa­rée (voir à ce sujet : Todd H. Weir, « Secularism and Religion in Nineteenth-Century Germany : The Rise of the Fourth Confession », Cambridge University Press, 2014).

Comme de nom­breux disci­ples de Wessenberg après 1830, Ronge allait lui aus­si radi­ca­li­ser ses posi­tions poli­ti­ques et reli­gieu­ses : il par­ti­ci­pa aux affai­res du par­le­ment du Francfort en 1848–49 avant de s’exiler en Grande-Bretagne, où il devient un cham­pion du « secu­la­ri­sm » et de la libre pen­sée.

Plus tard, en, 1871, l’Église con­nut un schi­sme de pro­fes­seurs et d’intellectuels – même s’il y eut aus­si l’adhésion d’un illu­stre pré­lat et histo­rien com­me Ignaz von Döllinger -, celui des Altkatholiken, les vieux-catholiques, en oppo­si­tion à la pro­cla­ma­tion du dog­me de l’infaillibilité pon­ti­fi­ca­le voté par le con­ci­le Vatican I le 18 juil­let 1870.  Selon un de leurs chefs, le grand cano­ni­ste Johann Friedrich von Schulte, ce dog­me chan­geait la natu­re de l’Église et sa con­sti­tu­tion apo­sto­li­que et con­sti­tuait une mena­ce pour les États par­ce qu’elle aurait don­né au Saint-Siège d’énormes pos­si­bi­li­tés d’intervention dans leur vie inter­ne, en exi­geant l’obéissance aveu­gle de leur épi­sco­pal, du cler­gé et des fidè­les.  Ce dan­ger se pro­fi­lait sur­tout pour le nou­vel empi­re ger­ma­ni­que fon­dé le 18 jan­vier 1871, qui com­por­tait une for­te pré­sen­ce catho­li­que, par­ti­cu­liè­re­ment influen­te dans cer­tains États, ain­si qu’un nou­veau par­ti catho­li­que, le Zentrum, qui risquait de deve­nir le fer de lan­ce du Vatican dans la poli­ti­que alle­man­de.

C’étaient donc des préoc­cu­pa­tions dog­ma­ti­ques et reli­gieu­ses et des préoc­cu­pa­tions natio­na­les et anti-romaines qui coe­xi­sta­ient chez Schulte et les Altkatholiken, dans l’illusion de trou­ver un appui auprès de l’épiscopat alle­mand qui, en revan­che – à de très rares excep­tions près – s’était ral­lié à la majo­ri­té infail­li­bi­li­ste.  Les Altkatholiken cher­chè­rent alors un inter­lo­cu­teur au som­met du nou­veau Reich, en par­ti­cu­lier auprès de Bismarck, et il on sait que cel­le allian­ce con­sti­tua l’une des bases du Kulturkampf qui sui­vit.

Ces trois ten­ta­ti­ves se heur­tè­rent à une con­dam­na­tion fer­me du Saint-Siège, avec pro­cès cano­ni­ques et excom­mu­ni­ca­tions à la clé, et furent peu sui­vies par le cler­gé et par le laï­cat, même si la sec­te de Ronge, cel­le des Deutschekatholiken, sur­vé­cut quel­ques décen­nies et que l’Église vieille-catholique exi­ste enco­re aujourd’hui.  Sans – je le répè­te – exa­gé­rer avec les paral­lè­les histo­ri­ques, il sem­ble en revan­che que le « che­min syno­dal » entre­pris aujourd’hui (qui aurait cer­tai­ne­ment éton­né un Wessenberg par sa radi­ca­li­té et peut-être éga­le­ment le pre­mier Ronge et Döllinger) ait séduit la hié­rar­chie alle­man­de dans sa quasi-totalité.

Je crois que la phi­lo­so­phie qui sous-tend l’actuel « Synodale Weg » ait été défi­nie il y a des années par un émi­nent hom­me d’Église alle­mand, le car­di­nal Walter Kasper.   J’ai déjà eu l’occasion de men­tion­ner aux lec­teurs de Settimo Cielo l’une de ses con­fé­ren­ces sur Luther qui s’est tenue le 18 jan­vier 2016 (W. Kasper, “Martin Lutero. Una pro­spet­ti­va ecu­me­ni­ca”, Brescia, Queriniana, 2016) et la pro­po­si­tion qu’il fai­sait d’une “décon­fes­sion­na­li­sa­tion” des con­fes­sions pro­te­stan­tes aus­si bien que de l’Église catho­li­que : une sor­te de retour au « sta­tut quo » avant que n’éclatent les con­fli­ts reli­gieux du XVIe siè­cle.  Étant don­né qu’une tel­le « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » avait déjà lar­ge­ment eu lieu côté luthé­rien, ce serait à pré­sent au tour du mon­de catho­li­que d’avancer avec plus de cou­ra­ge dans cet­te direc­tion : Kasper par­le d’une « redé­cou­ver­te de la catho­li­ci­té ori­gi­nel­le, qui ne se restreint pas à un point de vue con­fes­sion­nel ».  Il est clair que les pro­po­si­tions de Kasper s’adressent à l’Église uni­ver­sel­le mais leurs raci­nes alle­man­des sont tout aus­si évi­den­tes.

Le « che­min syno­dal » pro­po­sé par la hié­rar­chie catho­li­que alle­man­de vise juste­ment à cet­te « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » et donc éga­le­ment à une ren­con­tre avec les autres com­po­san­tes du chri­stia­ni­sme alle­mand.  Il s’inscrit dans les cou­ran­ts théo­lo­gi­ques clai­re­ment mis en évi­den­ce par Pietro De Marco mais sem­ble plu­tôt rele­ver d’un pro­ces­sus histo­ri­que « à l’usure ».  J’ai l’impression que les rai­sons et les moti­va­tions clas­si­ques de la théo­lo­gie et de l’ecclésiologie catho­li­ques mis en avant par De Marco n’intéressent plus per­son­ne dans le chef de la majo­ri­té de la hié­rar­chie et du mon­de théo­lo­gi­que alle­mand qui adop­te désor­mais une appro­che davan­ta­ge « poli­ti­que » — com­me De Marco le sou­li­gne – que théo­lo­gi­que sur des que­stions fon­da­men­ta­les, une appro­che par ail­leurs bien en ligne avec la pla­ce tou­jours plus cen­tra­le occu­pée par la poli­ti­que dans le discours catho­li­que.  Si le « che­min syno­dal » se pour­suit et s’il se réa­li­se, que manquera-t-il enco­re pour recom­po­ser l’unité reli­gieu­se de l’Allemagne, à tout le moins dans la vie des fidè­les qui restent ?

Et Rome ?  « L’intendance sui­vra ! ».  J’ai l’impression que c’est ce que pen­sent les évê­ques alle­mands : que même Rome, les sui­vra tôt ou tard avec son inten­dan­ce.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 15/06/2020