Prêtre à Rome, prêtre à Paris

collaroL’autre soir, j’accompagne un jeu­ne ami prê­tre pour dîner aux alen­tours de la Via Tiburtina.  Il m’attend en voi­tu­re devant le cime­tiè­re du Verano.  Il por­te des vête­men­ts laïcs à part la peti­te lan­guet­te blan­che au cou qui indi­que son état.  Alors que nous appro­chons du restau­rant, il fait un geste qui me gla­ce le cœur : il déta­che la lan­guet­te de son cou et la four­re en poche.  « Ca t’ennuie ? ».  Je réponds que non bien sûr, que je ne suis pas en colè­re.  « Ce n’est pas pour toi, c’est par­ce que quand je vais dans cer­tains endroi­ts où ils ne sont pas habi­tués à voir des prê­tres, je pré­fè­re l’enlever ».  Autrement dit il faut se fon­dre dans la fou­le.  J’ai com­pris.  Pas besoin de poser de que­stions.  Une gran­de amer­tu­me et un sen­ti­ment de défai­te m’envahit alors : je réa­li­se à quel point il fait nuit, non pas à cau­se du prê­tre mais à cau­se du con­tex­te.  Mais ce qui me déran­ge le plus c’est que tout cela se pas­se dans la vil­le du pape, au cœur même de la chré­tien­té.  Qu’est-ce ce que ce serait ail­leurs ?

Bien sûr, j’ai pen­sé à ces paro­les du Christ « qui­con­que aura hon­te de moi, le Fils de l’homme aura hon­te de lui ».  Mais je me suis tu : je n’ai pas trou­vé les mots ni même le cou­ra­ge.  J’ai ava­lé en silen­ce la pilu­le amè­re.  D’autant plus que je savais que c’était un bon prê­tre : il n’avait pas hon­te de son Seigneur, il était embê­té et il avait tout sim­ple­ment peur.  Peur d’être bles­sé par la folie de l’Occident.  N’importe qui, dans n’importe quel éta­blis­se­ment aujourd’hui — et même ici à Rome — pour­rait se sen­tir obli­gé de dire en voyant un prê­tre : « Hé, toi !  Le pédo­phi­le ! ».  Ce sont des cho­ses qui peu­vent vous détrui­re de l’intérieur.

Que s’est-il pas­sé ?  Beaucoup de cho­ses : la cam­pa­gne média­ti­que abru­tis­san­te qui nous mar­tè­le depuis des années a réduit aux yeux du mon­de le  prê­tre à un paria.  Autrefois, il y a bien long­temps, on les con­si­dé­rait com­me la poin­te de dia­mant du mon­de, on les appe­lait, en France, le « Premier Ordre » après lequel vena­ient les ari­sto­cra­tes.

Nous n’arrivons plus à voir un prê­tre pour ce qu’il est en nous disant « celui-là est un mini­stre du cul­te, on lui a con­sa­cré les mains pour qu’il assu­me les fonc­tions du Christ à l’autel ».  Non.  Nous pen­sons : Dieu sait ce qu’il cache, si ça tom­be c’est un per­vers à la mora­le dévian­te.  Par réfle­xe con­di­tion­né, nous asso­cions désor­mais le mot prê­tre à « pédo­phi­le ».

Alors que voulez-vous, les pau­vres  se fon­dent com­me ils peu­vent dans les ruel­les de la Ville Eternelle.  « On l’a dit à la télé­vi­sion », pen­se l’homme de la rue, un peu com­me on disait autre­fois « c’est Monsieur le Curé qui l’a dit » : c’est un prê­tre, donc c’est un abu­seur.  Du reste, la pen­sée uni­que domi­nan­te, dans son média de mas­se pri­vi­lé­gié, n’associe-t-elle pas au mot « prê­tre catho­li­que » les mots « scan­da­le », « abus » et « pédo­phi­lie » à cha­que fois qu’il est pro­non­cé ?  L’association – com­me le savent per­ti­nem­ment les experts en mes­sa­ges subli­mi­naux – à for­ce d’être répé­tée par­tout, finit par deve­nir un auto­ma­ti­sme dans la tête de la mas­se ano­ny­me, l’allusion finit par se fai­re véri­té.

Ils ont peur, les pau­vres : peur même de leur inno­cen­ce – par­ce que quand on est inno­cent ça fait enco­re plus mal – peur du revers de leur choix scan­da­leux : accep­ter le sacer­do­ce du Christ en ces temps-ci, ce qui s’apparente par­fois à ce que ce devait être de l’accepter à l’époque de Néron et de Domitien.  Peur de la suspi­cion, qui pour beau­coup est l’antichambre de la véri­té.  Depuis tou­jours, ce sont les sou­pçons qui tuent les hom­mes.  N’est-ce pas sur base de sou­pçons et non de pre­u­ves que Jésus a été tué ?

Tout ceci se pas­se à Rome, l’autre Cité Sainte.  C’est pour­tant ce même prê­tre qui, mar­chant dans les rues d’une autre capi­ta­le euro­péen­ne qui n’a jamais été catho­li­que, fiè­re de sa sécu­la­ri­sa­tion tota­le et de son « mul­ti­cul­tu­ra­li­sme » appa­rent, ce même prê­tre donc mar­chant habil­lé en prê­tre catho­li­que, est arrê­té en rue par un jeu­ne hom­me qui s’émerveille de cet­te ren­con­tre.  « Vous êtes vrai­ment prê­tre ? » et tout à coup il se sent vacil­ler : quelqu’un d’autre s’apprête à l’accuser de fau­tes qu’il n’a pas com­mi­ses.  « Oui ».  « C’est génial !  Je n’arrive pas à y croi­re ! ».  Vous n’arrivez pas à y croi­re ?  Je pen­se qu’il aurait été moins sur­pris s’il avait croi­sé un dodo vivant : le prê­tre est deve­nu une attrac­tion.  « Mon père, s’il-vous-plaît, bénissez-moi », là et tout de sui­te.  Le prê­tre reste inter­dit et même un peu secoué.

Cette peti­te lan­guet­te au cou en avait fait le témoins inat­ten­du de l’espérance chré­tien­ne.  Dans une vil­le qui avait depuis long­temps oublié Dieu, qui l’avait même ban­ni.  Mais Dieu n’était pas mort dans le cœur des hom­mes.  A Rome, il est fré­quent de voir un prê­tre en rue et nous ne nous ren­dons pas comp­te de quel­le sura­bon­dan­ce de grâ­ce nous som­mes com­blés.  On ne se rend réel­le­ment comp­te de la valeur de quel­que cho­se que lorsqu’on le perd.

Il faut peut-être espé­rer qu’un jour, cet­te con­ver­sion des fina­li­tés abou­ti­ra à ce que s’accomplisse la gran­de pro­phé­tie du Curé d’Ars : « Viendra un temps où les hom­mes seront si fati­gués des hom­mes qu’on ne pour­ra plus leur par­ler de Dieu sans qu’ils se met­tent à pleu­rer ».

J’ai fait la con­nais­san­ce lors d’un dîner à la Via Germanico dans le quar­tier de Saint Pierre, chez une mécè­ne et pro­tec­tri­ce des prê­tres en per­di­tion, d’un Légionnaire du Christ mexi­cain, le Père Miguel.  Il a souf­fert com­me tous ses con­frè­res du scan­da­le con­cer­nant le fon­da­teur de sa con­gré­ga­tion, Maciel Degollado.  Il por­te l’habit de son ordre : une sou­ta­ne ser­rée par une cein­tu­re noi­re autour des reins.  Et, dans cet accou­tre­ment, me raconte-t-il, il s’aventura un jour dans la métro­po­le pari­sien­ne, capi­ta­le de cet­te nation qui se disait autre­fois « très chré­tien­ne » et « Fille aînée de l’Eglise ».  Il n’en est cer­tes plus ain­si aujourd’hui où elle est deve­nue la capi­ta­le de la laï­ci­té la plus viru­len­te et de l’aversion vio­len­te aux catho­li­ci­sme mais en même temps, pre­sque com­me s’il s’agissait d’une puni­tion divi­ne, elle est aus­si deve­nue l’exact oppo­sé de la laï­ci­té : en effet l’islamisme,  il y a à pei­ne quel­ques jours, leur a pré­sen­té sa pre­miè­re addi­tion, salée et san­glan­te.

Alors donc qu’il par­court en sou­ta­ne la métro­po­le, per­son­ne ne le trai­te de pédo­phi­le, d’homophobe ou de pyro­ma­ne cou­pa­ble de brû­ler au bûcher la libre pen­sée en même temps que ce défro­qué de Giordano Bruno.  Il entre dans un wagon et un jeu­ne hom­me se met à le dévi­sa­ger fixe­ment.  Un jeu­ne pari­sien, occi­den­tal, pro­ba­ble­ment catho­li­que ne fût-ce que de nom.

« Excusez-moi, Monsieur, puis-je vous poser une que­stion ?  Pourquoi êtes-vous habil­lé com­me ça ? ».  Parce que je suis un prê­tre catho­li­que.  « Et qu’est-ce que ça veut dire être prê­tre catho­li­que ? ».  Incroyable !  Croire en la résur­rec­tion de Jésus qui a vain­cu la mort et nous a don­né la vie éter­nel­le.  Mais est-ce que tu sais qui est Jésus ?  « J’en ai enten­du par­ler, Monsieur. »  Est-ce que tu es bap­ti­sé ?  « Baptisé ?  Je ne sais pas, je ne m’en sou­viens pas, il fau­drait que je deman­de à mes paren­ts. »  Et tout ceci en Gaule, la pre­miè­re région à se con­ver­tir au chri­stia­ni­sme.   Mais alors vous ne croyez en rien, deman­da cal­me­ment le légion­nai­re.  « Je suis un ratio­na­li­ste, qu’il y aurait-il d’autre que la rai­son ?  Cependant je vou­drais en savoir plus sur ce Jésus : je vou­drais com­pren­dre ce qui peut bien pous­ser un hom­me com­me vous à vous habil­ler ain­si, ici je n’en ai jamais vu ».  Le légion­nai­re lui fixe un rendez-vous pour mieux lui expli­quer.  Depuis ce jour, pas­sant au cri­ble et con­te­stant « selon la rai­son » cha­que affir­ma­tion du prê­tre dans son récit du salut, a com­men­cé son appren­tis­sa­ge de Jésus, son caté­chi­sme ain­si qu’une ami­tié émi­nem­ment chré­tien­ne.  Cette nou­vel­le évan­gé­li­sa­tion a pris nais­san­ce dans un acte d’anticonformisme extrê­me : endos­ser, seul, la sou­ta­ne dans la capi­ta­le de la laï­ci­té et de l’islamisme euro­péen, en sui­vant de con­seil de Saint Pierre : « Soyez prê­ts à tout moment à pré­sen­ter une défen­se devant qui­con­que vous deman­de de ren­dre rai­son de l’espérance qui est en vous mais faites-le avec dou­ceur et respect. »