Tous frères, mais sans Dieu.  Un philosophe critique la dernière encyclique de François

Quelques jours après sa publi­ca­tion, l’encyclique « Fratelli tut­ti » est déjà relé­guée aux archi­ves, étant don­né l’absence dans cet­te der­niè­re de la moin­dre nou­veau­té par rap­port aux pré­cé­den­tes décla­ra­tions archi­con­nues du Pape François sur ces mêmes thè­mes.

Et si en fait cet­te prédication-fleuve fran­ci­scai­ne sur la « fra­ter­ni­té » don­nait nais­san­ce à un « autre chri­stia­ni­sme », dans lequel « Jésus ne serait qu’un hom­me » ?

Voilà le très sérieux « dilem­me » dans lequel le phi­lo­so­phe Salvatore Natoli voit l’Église plon­gée aujourd’hui, sous le pon­ti­fi­cat de Jorge Mario Bergoglio.

C’est la thè­se qu’il défend dans un livre écrit à plu­sieurs mains qui com­men­te « Fratelli tut­ti », sous la direc­tion de l’évêque et théo­lo­gien Bruno Forte, et qui est en ven­te depuis aujourd’hui à Rome et en Italie.

Les experts appe­lés à com­men­ter l’encyclique sont des poin­tu­res dans leurs domai­nes respec­tifs : le bibli­ste Piero Stefani, l’hébraïste Massimo Giuliani, l’islamologue Massimo Campanini, l’historien du chri­stia­ni­sme Roberto Rusconi, la médié­vi­ste Chiara Frugoni, l’historien de l’éducation Fulvio De Giorgi, l’épistémologue Mauro Ceruti, le péda­go­gue Pier Cesare Rivoltella, le poè­te et écri­vain Arnoldo Mosca Mondadori.

Natoli est l’un des plus grands phi­lo­so­phes ita­liens.  Il se dit non croyant, mais par sa for­ma­tion et ses cen­tres d’intérêts, il a tou­jours réflé­chi à la fron­tiè­re entre foi et rai­son, en por­tant une atten­tion tou­te par­ti­cu­liè­re à ce qui se pas­sait dans l’Église catho­li­que.

En décem­bre 2019, au moment où le comi­té pour le « pro­jet cul­tu­rel » de l’Église ita­lien­ne, sous la direc­tion du car­di­nal Camillo Ruini, lançait un impres­sion­nant con­grès inter­na­tio­nal sur ce thè­me cru­cial : « Dio oggi.  Con lui o sen­za di lui cam­bia tut­to »  [Dieu aujourd’hui.  Avec ou sans lui, ça chan­ge tout], Natoli fut l’un des trois phi­lo­so­phes appe­lés à inter­ve­nir, aux côtés de l’allemand Robert Spaemann et de l’anglais Roger Scruton.

Ce con­grès ne con­si­stait pas en une jux­ta­po­si­tion d’opinions diver­ses mais visait direc­te­ment cet­te « prio­ri­té » qui, pour le pape de l’époque Benoît XVI, « était au-dessus de tou­tes les autres », aujourd’hui plus que jamais, à une épo­que « où dans de vastes régions du mon­de, la foi est en dan­ger de s’éteindre com­me une flam­me pri­vée de nour­ri­tu­re ».

Donc — com­me ce Pape l’avait écrit dans sa let­tre aux évê­ques du 10 mars de cet­te même année — la prio­ri­té con­si­stant à « ren­dre Dieu pré­sent dans ce mon­de et à ouvrir aux hom­mes l’accès à Dieu.  Et pas à n’importe quel Dieu mais à ce Dieu qui a par­lé sur le Sinaï ; à ce Dieu sur le visa­ge duquel nous recon­nais­sons l’amour pous­sé jusqu’à l’extrême, en Jésus cru­ci­fié et res­su­sci­té ».

Or, il n’y a pas la moin­dre tra­ce de cet­te urgen­ce dra­ma­ti­que dans les 130 pages de « Fratelli tut­ti ».

Mais don­nons à pré­sent la paro­le au phi­lo­so­phe Natoli, dans ce com­men­tai­re qu’il a rédi­gé sur l’encyclique.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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“Et si Jésus n’était rien d’autre qu’un homme ?”

de Salvatore Natoli

La moder­ni­té a mené des déba­ts achar­nés sur l’existence de Dieu ; il suf­fit de pen­ser à l’examen des pre­u­ves de l’existence de Dieu, de Descartes à Kant : peut-on la démon­trer, est-ce impos­si­ble à démon­trer ?  En fait, le con­flit sur l’existence de Dieu démon­trait clai­re­ment que Dieu était la que­stion cen­tra­le de cet­te cul­tu­re, aus­si bien pour ses détrac­teurs que pour ses par­ti­sans.  C’était le thè­me domi­nant, dont il était impos­si­ble de ne pas par­ler.

Mais à un cer­tain moment, Dieu a dispa­ru, il n’a plus posé pro­blè­me par­ce qu’on sen­tait qu’il n’était plus néces­sai­re.  Aujourd’hui, débat­tre de l’existence de Dieu est une que­stion qui n’intéresse plus per­son­ne, pas même les chré­tiens.  Ce qui carac­té­ri­se tou­jours plus le chri­stia­ni­sme c’est de plus en plus la que­stion de la « cari­tas » au détri­ment de cel­le de la Transcendance.  « Fratelli tut­ti » en est un par­fait exem­ple.  Et il s’agit d’un grand dilem­me au sein du chri­stia­ni­sme, un dilem­me dont le Pape François se fait le porte-voix « in actu exer­ci­to ».  La Transcendance n’est pas niée mais on en par­le de moins en mains.  Car une néga­tion expli­ci­te est inu­ti­le quand une que­stion est deve­nue sans inté­rêt.

« Et exspec­to resur­rec­tio­nem mor­tuo­rum » est une affir­ma­tion – tirée du Missel romain – qui tou­jours plus mar­gi­na­li­sée dans le voca­bu­lai­re chré­tien.  L’idée de pro­gres­ser ensem­ble – une expres­sion qui résu­me « Fratelli tut­ti » (cf. n°113) – a tou­jours été pré­sen­te mais ce n’était que la tran­si­tion vers une fina­li­té bien plus radi­ca­le : la rédemp­tion défi­ni­ti­ve de la dou­leur et de la mort.  Ces dimen­sions se tena­ient l’une l’autre.

Aujourd’hui en revan­che, nous con­sta­tons un glis­se­ment sin­gu­lier : le chri­stia­ni­sme se résu­me tout sim­ple­ment tou­jours plus dans la « Christus cari­tas ».  N’est-ce pas là le Christ de « Fratelli tut­ti » ?  Ce n’est pas un hasard si ce Christ – voir aux para­gra­phes 1–2 et 286 – a le visa­ge de François d’Assise, le saint chré­tien qui a le plus par­lé aux croyan­ts des autres reli­gions et aux non-croyants.

Cette tran­sfor­ma­tion – c’est une que­stion que je pose aux chré­tiens – est-elle réver­si­ble ou irré­ver­si­ble ?  Et si François – oserais-je ajou­ter – était le der­nier pape de la tra­di­tion catho­li­que romai­ne et qu’un autre chri­stia­ni­sme était en train de naî­tre ?  Un chri­stia­ni­sme cen­tré sur la justi­ce et la misé­ri­cor­de et tou­jours moins sur la résur­rec­tion de la chair ?  Compatir à la dou­leur d’autrui, ce n’est pas la même cho­se que la libé­ra­tion défi­ni­ti­ve du mal.  La pro­mes­se chré­tien­ne était : « il n’y aura plus ni dou­leur ni mort, le mal n’existera plus » ; tan­dis qu’à pré­sent, il sem­ble que le chri­stia­ni­sme sem­ble sous-entendre que la dou­leur accom­pa­gne­ra tou­jours les hom­mes et que dans cet­te situa­tion, être chré­tien signi­fie se sou­te­nir réci­pro­que­ment.  Je sou­li­gne cet aspect de l’encyclique par­ce qu’il me sem­ble qu’elle se trou­ve en par­fai­te har­mo­nie avec ce que pré­tend la meil­leu­re par­tie de la moder­ni­té laï­que, même si elle le fait en par­lant d’altruisme et de soli­da­ri­té et sans fai­re réfé­ren­ce à une rédemp­tion défi­ni­ti­ve, qu’on appel­le éga­le­ment « salut ». […]

J’ignore si pour les chré­tiens, la foi en l’avènement d’un mon­de sans mort ni dou­leur a enco­re de l’importance et sur­tout – et cela me sem­ble déci­sif – la foi en une fin de par­tie dans laquel­le les hom­mes sera­ient déli­vrés de tou­te la dou­leur qu’ils ont subie.  Et j’irais même plus loin : com­bien cro­ient enco­re aujour­d’­hui en une éter­ni­té béa­te, en un pré­sent éter­nel où il n’y aura plus rien à atten­dre mais où le pas­sé sera tota­le­ment rache­té ?  […]

En tout cas, les chré­tiens tien­nent cepen­dant beau­coup au « Christus cari­tas ».  « Ubi cari­tas et amor, ibi Deus est. Congregavit nos in unum Christi amor » (tou­jours dans le Missel romain) : et cela con­vient par­fai­te­ment aux hom­mes.  Et si le Christ n’était en fait pas le Dieu incar­né mais qu’au con­trai­re l’incarnation repré­sen­tait véri­ta­ble­ment le début de la mort de Dieu ?  Et si Jésus n’était rien d’autre qu’un hom­me qui, cepen­dant, a mon­tré aux hom­mes que ce n’est que dans le don mutuel qu’ils ont la pos­si­bi­li­té de deve­nir « dieux»), même si ce n’est qu’à la maniè­re de Spinoza : « homo homi­ni Deus » ?  Non plus donc « il descen­dit du ciel » mais bien « aidons-nous les uns les autres » pour rester heu­reux sur la ter­re.

La pro­mes­se d’une libé­ra­tion défi­ni­ti­ve de la dou­leur et de la mort n’était peut-être qu’un mythe, mais dans tous les cas, elle n’est pas à la por­tée de ceux que les grecs appe­la­ient juste­ment les « mor­tels ».  L’aide réci­pro­que, au con­trai­re, est à la por­tée des hom­mes et le chri­stia­ni­sme, recon­nu et assu­mé dans la for­me du bon Samaritain, peut vrai­ment nous ren­dre plei­ne­ment humains.  S’il en est ain­si, com­me dirait Benedetto Croce, nous ne pou­vons pas ne pas nous dire chré­tiens.  Et il s’agit là d’un dilem­me qu’en tant que non croyant je pose aux croyan­ts, aux catho­li­ques.

En effet, en tant que non-croyant, je suis entiè­re­ment d’accord avec cha­que mot du deu­xiè­me cha­pi­tre de l’encyclique qui com­men­te la para­bo­le du bon Samaritain. Voilà ce qu’il faut fai­re !  De ce point de vue, Jésus expri­me une pos­si­bi­li­té des hom­mes.  Mais le Dieu qui res­su­sci­te des morts n’est qu’une pos­si­bi­li­té de Dieu, pour autant qu’il exi­ste.

*

(s.m.) « Et si François était le der­nier pape de la tra­di­tion catholique-romaine et qu’un autre chri­stia­ni­sme était en train de naî­tre ? ».  Cette que­stion du phi­lo­so­phe Salvatore Natoli coïn­ci­de avec le titre que l’historien Roberto Pertici a don­né à son der­nier arti­cle majeur sur Settimo Cielo :

> Est-ce la fin “catho­li­ci­sme romain” ?

Le phi­lo­so­phe et l’historien, de leurs poin­ts de vue respec­tifs, ont perçu dans le pon­ti­fi­cat de François le début d’un retour­ne­ment capi­tal.  Il s’agit d’une con­ver­gen­ce à ne pas sous-estimer.

 

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Date de publication: 12/10/2020