Dans la réflexion en vue d’un futur conclave – un raisonnement qui va crescendo parmi les cardinaux, comme Settimo Cielo est en train de le relayer – l’urgence de remettre au centre les questions capitales sur Dieu et sur l’homme se fait de plus en plus pressante, ces questions sur lesquelles l’Église tient ou tombe, pas pour seulement ralentir la décadence de l’Église actuelle, qui s’étale sous les yeux de tous, mais au contraire pour avoir confiance en une renaissance de vitalité chrétienne, même dans un monde largement indifférent et hostile.
L’Église a déjà, par le passé, connu des périodes de décadence. La déchristianisation actuelle en fait partie. Mais rien ne dit que celle-ci doive être irréversible ni inéluctable, comme aucune des décadences précédentes ne l’a d’ailleurs été.
Parce que dans l’histoire de l’Église, il y a eu aussi des saisons de renaissance religieuse. Qui n’ont d’ailleurs pas toujours été à l’initiative ni sous la conduite de la hiérarchie catholique. Au contraire, il n’est pas rare que celles-ci aient été animées de manière autonomie par des hommes cultivés, des intellectuels chrétiens cependant capables d’interpréter et d’inspirer même des mouvements de masse importants.
Pour celui qui s’interroge sur l’Église d’aujourd’hui, il est donc plus instructif que jamais de retracer le déroulement de ces saisons. Et c’est ce que fait Roberto Pertici, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bergame, dans cet essai qu’il a rédigé pour Settimo Cielo.
Le professeur Pertici identifie au moins trois renaissances religieuses dans les cinq cents dernières années. La première est encouragée par le concile de Trente mais plonge ses racines dans le quinzième siècle et prend corps surtout dans le dix-septième siècle en France, le siècle de Pascal (portrait) et de « Port-Royal », pour ensuite décliner avec l’avènement des Lumières.
La seconde fleurit après la Révolution française et Napoléon, dans le climat du romantisme et des nouvelles libertés. Elle est à la fois culturelle et politique, elle va de Chateaubriand à Rosmini, du « Génie du Christianisme » aux « Cinq plaies de la sainte Église ». Elle s’éteint après le raidissement anti-libéral de la hiérarchie ecclésiastique et l’émergence du positivisme scientifique.
On retrouve la troisième à la croisée du dix-neuvième et du vingtième siècle, il s’agit de celle du « Renouveau catholique », des grands convertis, de Bernanos à Eliot en passant par Chesterton, Papini avec son « Histoire du Christ ». Elle s’éteint à la moitié du siècle dernier avec le déclin du paradigme conservateur comme l’a analysé le professeur Pertici sur Settimo Cielo le 31 août 2020.
Et la quatrième ? Le concile Vatican II a essayé de la lancer, celle fois sous l’impulsion des autorités de l’Église elles-mêmes. Mais sans y parvenir, par les raisons que Pertici a examinées dans un autre article de Settimo Cielo du 14 septembre 2020.
L’Église d’aujourd’hui se trouve à ce croisement, entre une renaissance religieuse inachevée et l’avancée inexorable de la déchristianisation, face à un futur dans lequel tout peut encore arriver.
Voici ci-dessous la première partie de l’essai de Pertici. La seconde partie et la conclusion suivront dans quelques jours.
*
Une « renaissance religieuse » est-elle possible ?
I – Du concile de Trente au début du dix-neuvième siècle
de Roberto Pertici
1.
Dans le chef de beaucoup d’observateurs de la situation vers laquelle l’Église catholique avance aujourd’hui, qu’ils soient croyants ou non, la perception qu’il s’agisse d’une institution, je ne dirais pas en phase terminale, mais à tout le moins dans une crise gravissime, est largement répandue. On a conscience que quelque chose est en train de s’achever, en tout cas en Occident. « Vatican, la fin d’un monde », tel est le titre du dernier livre du célèbre vaticaniste français Henri Tincq, disparu en mars 2020, une voix critique des orientations ecclésiales de ces dernières décennies. Mais une autre personnalité de l’establishment catholique comme Andrea Riccardi est lui aussi d’avis que « l’Église brûle », du titre de son dernier livre.
Il s’agit d’une crise de gouvernance à tous les niveaux, attisée par un déferlement croissant et retentissant de scandales sexuels et financiers ; d’une décomposition rapide de la figure du prêtre, décisive dans cette institution ; d’une difficulté croissante dans les rapports avec le monde, auquel on n’est plus capable de dire des mots ni de donner des orientations qui aient le moindre impact, comme on l’a vu récemment au cours de la pandémie ; d’une carence de culture et d’orientation qui rend désormais impossible de répondre à cette question : « Existe-t-il une culture catholique ? Et de quoi s’agit-il ? ».
Cette crise globale accompagne le processus de sécularisation et de déchristianisation qui a envahi le monde occidental et qui s’est accéléré au cours du siècle dernier, rendant le catholicisme insignifiant, y compris dans des contextes où il avait toujours constitué un élément identitaire de grande importance.
Face à cette situation, une question se pose d’emblée : s’agit-il d’une dynamique inexorable qui ne peut que s’accélérer toujours davantage ou sera-t-il possible d’inverser la tendance ? Et comment ? Assisterons-nous tôt ou tard à une « renaissance religieuse » en mesure non pas de restaurer les anciens équilibres (ce qui n’est d’ailleurs pas souhaitable), mais bien de rouvrir un discours sur le « sacré » et sur les fins ultimes de l’existence dans une société toujours plus composée d’individus tous plus déterminés – on l’a écrit – à vivre une finitude sans douleur, c’est-à-dire sans but et sans passé ni avenir ? L’Église catholique pourra-t-elle avoir un rôle dans cette renaissance, ou mieux, sera-t-elle disposée à en jouer un ?
Les amis catholiques auxquels je pose ces questions me répondent généralement par des vœux pieux ou des poncifs : il faudrait une génération de saints… ; il faudrait l’avènement de prêtres saints, disciplinés et cultivés, comme le voulait Charles Borromée… ; nous avons des promesses (« non praevalebunt ! ») qui nous imposent d’avoir confiance, etc.
Votre serviteur n’a pas une philosophie de l’histoire et encore moins une théologie de l’histoire à vous servir : je crois en l’absolue liberté du cours de l’histoire (« L’histoire est une grande improvisatrice », répétait le comte de Cavour) et, en même temps, en la possibilité de trouver dans les événements passés et actuels une logique qui ne prédispose cependant pas « nécessairement » à une conclusion donnée. Je suis donc convaincu que le processus de déchristianisation n’est pas le fruit de l’un ou l’autre complot, je pense qu’il trouve ses racines profondes dans la culture et dans l’histoire de ces derniers siècles ; j’hésite cependant à affirmer que ce serait irréversible, ou du moins, qu’on ne puisse rien faire pour l’empêcher.
Mais l’historien ne peut pas faire de prophéties et, s’il le fait, il se limite à du « wishful thinking » en définitive peu utile. Mais pour chercher à répondre aux questions qui viennent d’être posées, il peut cependant faire une chose : remonter « les siècles sur la montagne » et contempler d’en haut l’histoire de la dernière moitié du denier millénaire, depuis l’avènement et la diffusion de ce qu’on appelle la « modernité ». Y a‑t-il eu – à l’intérieur de cette histoire – des moments de « renaissance religieuse » et avec quelles caractéristiques et quels résultats ? Et quel rôle l’Église « officielle » a‑t-elle joué ?
2.
De tels moment ont existé, bien sûr, comme nous allons le voir. Il y a eu des phases (que je qualifie justement de « renaissances religieuses ») dans lesquels des pans importants de la culture européenne se sont remis à parler de religion et à réfléchir à des problèmes religieux ; ils n’ont eu en revanche aucune hésitation à défendre les raisons de « l’orthodoxie » ni à admettre et même à exalter la fonction de l’Église-institution. Dans toutes ces renaissances, comme nous le verrons, ce sont davantage les laïcs que les hommes d’Église qui ont joué un rôle déterminant.
On dira que ces événements n’ont concerné que le monde de la culture et des intellectuels, sans véritable rapport avec la vie religieuse des « masses ». C’est vrai, mais la sphère culturelle est une espèce d’ « auto-conscience de la société » et donc jouer un rôle hégémonique dans ce cadre aura tôt ou tard des retombées non seulement politiques et sociales mais aussi religieuses, bien plus vastes : la Contre-réforme parvient même jusque dans les petits villages qui se reflètent dans le lac de Côme, s’il est vrai que dans les « Promessi sposi » Renzo Tamaglino et Lucia Mondella ont affaire à un curé formé dans les nouveaux séminaires mis en place par le concile de Trente, à un frère appartenant à un des ordres (les capucins) mis en valeur par la Réforme catholique et même à un cardinal qui accomplit laborieusement sa visite pastorale, toujours selon les canons du dernier concile.
La Réforme catholique : voilà le premier mouvement de « renaissance religieuse » qui a eu lieu dans le monde catholique depuis la tempête de la Réforme protestante. La notion a été popularisée par Hubert Jedin dans un petit livre de 1946 « plein comme un œuf », si l’on en croit ce qu’en dit Delio Cantimori. L’historien allemand opérait une distinction conceptuelle entre la Contre-réforme politique et religieuse initiée par le concile de Trente. La Réforme catholique ne voulait pas être – comme la Contre-réforme – un mouvement répressif et disciplinaire (des aspects sur lesquels on a en revanche beaucoup insisté ces dernières décennies), mais était une dynamique en quelque sorte spontanée, déjà présente dans des personnalités et des milieux actifs dans la seconde moitié du quinzième siècle, qui fleuriront et seront encouragés comme une réponse à la Réforme sur son propre terrain, pourrait-on dire. Ils seront en cela appuyés par le concile de Trente : lutte contre les abus de la hiérarchie et sa conduite souvent scandaleuse, un besoin diffus de moralité et de spiritualité, la réforme des séminaires et de la formation du clergé, de nouveaux ordres religieux actifs dans différents milieux de la société, des formes de piété et de dévotion populaire renouvelées, etc.
La Réforme catholique est donc une « renaissance religieuse » dans laquelle l’action de l’Église institutionnelle a encore joué un rôle décisif. Et pourtant, si nous voulons en trouver les fruits culturellement les plus mûrs et les plus durables, c’est dans la France de la moitié du dix-septième siècle qu’il faudrait chercher, dans cette réaction à la diffusion du « libertinage » et de la nouvelle philosophie naturelle, qui va de Pascal à Bossuet en passant par Malebranche : dans cette incomparable saison que décrit Sainte-Beuve dans « Port-Royal ». Un mouvement que l’Église institutionnelle considérait alors avec grande inquiétude et même avec hostilité aussi bien sur le plan doctrinal (jansénisme) que politique (gallicanisme), mais qui est resté pendant plus d’un siècle et demi un point de référence incontournable pour un catholique soucieux de donner une base culturelle à sa propre foi, en-dehors de la culture des séminaires : ce n’est pas un hasard si après 1810, un écrivain et philosophe tel qu’Alessandro Manzoni, dans son effort de penser catholiquement, y puisera ses premières références.
Quand cette première « renaissance » s’est-elle épuisée ? Nous pouvons avancer une date, en suivant l’hypothèse d’un autre grand ouvrage du vingtième siècle, la « La crise de la conscience européenne » de Paul Hazard, cette date est l’année 1685, quand Louis XIV abolit avec l’édit de Fontainebleau, pour des raisons éminemment politiques, la tolérance religieuse en terre de France garantie en 1598 par l’édit de Nantes d’Henri IV. L’immigration qui s’en suivit, surtout en hollande, de l’élite intellectuelle huguenote, et le développement dans ce pays d’une série de polémiques anticatholiques et même antireligieuses, fut le symptôme d’un changement de paradigme qui conduira au déisme, à la religion naturelle, à la première critique biblique, à la remise en question des miracles : autant de phénomènes qui se développeront impétueusement dans l’illuminisme, plus ou moins radical, du XVIIIè siècle.
3.
Ce sont les traumatismes de la révolution française et des guerres révolutionnaire qui poseront les bases d’une nouvelle « renaissance religieuse ». Là aussi, nous pouvons mettre une date en quelque sorte symbolique : la publication le 15 avril 1802, dans la France napoléonienne qui avait passé le mois de juillet précédent un concordat avec le Saint-Siège, du « Génie du christianisme » de François-Auguste de Chateaubriand. L’auteur, alors âgé de 34 ans, était le représentant typique d’une noblesse laminée par les événements révolutionnaires : après avoir perdu parents et amis sur la guillotine et avoir bourlingué à travers le monde, il avait dépassé l’agnosticisme libertin typique du siècle des Lumières, et était revenu à la religion de ses pères. Un phénomène très répandu dans l’aristocratie européenne des décennies suivantes : que l’on pense à la famille Cavour, dédiée au culte domestique de saint François de Sales après des décennies d’indifférence religieuse.
L’abandon du sensualisme du dix-huitième, le nouveau goût pour les traditions et leur valeur, la suspicion envers une raison qui avait prétendu avec orgueil rebâtir le monde selon ses critères, la réhabilitation du sens commun, c’est-à-dire de la manière – disait-on – dont les hommes avaient toujours pensé et perçu les choses, la valorisation du sentiment et de la fantaisie, bref ce nouveau paradigme culturel qui nous pourrions qualifier de « romantisme » au sens large, a suscité une nouvelle vague de religiosité et même un retour à la foi religieuse d’une bonne part de la culture européenne. Parmi les intellectuels, c’est-à-dire entre ceux où l’indifférence religieuse totale était la norme dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, pour ne pas dire l’attaque virulente contre la religion, on a assisté à une série de conversions qui ont fait grand bruit : en Italie, la plus célèbre reste justement celle de Manzoni.
Après 1815, un vent de restauration souffle sur les sociétés européennes : l’Église s’en fait l’interprète et le soutient dans un rapport ambigu avec le pouvoir politique. Ambigu parce qu’aucun souverain n’est véritablement disposé à une restauration intégrale de la « societas christiana », d’autant que bien vite, une série de penseurs catholiques qui l’avaient rêvée ont commencé à se dire : si c’est ainsi que sont les choses, alors il est préférable que l’Église ne se compromette pas davantage avec ces États, qu’elle prenne ses distances et qu’elle commence à penser à sa liberté. Mais introduire le thème de la liberté de l’Église impliquait, plus ou moins explicitement, plus ou moins structurellement, celui plus large des libertés « modernes ». C’est alors que s’ouvrit, après la révolution parisienne de juillet 1830, la grande saison du catholicisme libéral.
Il n’est pas hasardeux d’affirmer qu’entre 1930 et 1848, la culture catholique (y compris celle des laïcs catholiques) a peut-être tenté pour la dernière fois de jouer un rôle hégémonique en Europe occidentale.
Après 1830, l’élément religieux et catholique est l’élément porteur de grandes révolutions nationales (la révolution belge, les révolutions polonaise et irlandaise) qui ont enflammé l’opinion publique européenne et dans lesquelles le mot « liberté » a résonné largement, galvanisant les nouveaux catholiques et plongeant le Saint-Siège dans l’embarras, lui qui insistait en revanche sur le thème du loyalisme politique des sujets. La seule révolution jusqu’à présent victorieuse, la révolution belge, a débouché sur une monarchie constitutionnelle dans laquelle un parti catholique va s’affirmer pour la première fois, et ce dernier apportera une contribution fondamentale à l’élaboration de la nouvelle constitution (où l’on promulgue en effet la séparation de l’Église et de l’État, c’est-à-dire où l’on libère l’Église de tous les contrôles et de tous les conditionnements du l’ancien juridictionnalisme) : la possibilité d’une cohabitation entre monde catholique et régimes constitutionnels se concrétise donc.
Malgré la condamnation pontificale de l’encyclique « Mirari vos » (15 août 1832) et la rupture de « l’apostat » Lamennais avec l’Église, s’ouvre alors la grande saison du catholicisme libéral en France, qui avec Charles de Montalembert va défier le monde libéral sur des thèmes tels que la liberté d’enseignement. En Espagne, Juan Donoso Cortés vit sa jeunesse libérale d’anti-carliste. L’émancipation de 1829 fait sortir les catholicismes anglais des catacombes et le catholicisme est au centre du débat religieux des années 1940, avec le développement du mouvement d’Oxford. Dans la situation religieuse extrêmement compliquée d’Allemagne, le cercle qui se rassemble à Munich autour de Johann Joseph von Görres aura des mots importants pour défendre les prérogatives ecclésiastiques vis-à-vis du pouvoir de l’État (« Athanasius », 1838). Ceci explique pourquoi, face aux révolutions de1848, à tout le moins au début, l’Église n’est pas vue comme faisait partie intégrante du front contre-révolutionnaire : pas même en France, comme le montre la mort sur les barricades le 27 juin 1848 de l’archevêque de Paris Denis-Auguste Affre lors d’une tentative de pacification entre les ouvriers insurgés et les troupes de Cavaignac.
Le réveil de la culture religieuse (et des exigences de réforme religieuse) de ces années tient du prodige, y compris en Italie : du 11 novembre 1830 au 19 juillet 1834, Raffaello Lambruschini rédige ses six premières « Pensées d’un solitaire » ; entre 1832 et 1833, Antonio Rosmini compose « Les cinq plaies de la sainte Église » qui sera publié en 1848 ; en 1834 Silvio Pellico publie « Des devoirs des hommes » et Gino Capponi commence à écrire « Storia civile della Chiesa ». En 1835, Niccolò Tommaseo, exilé en France, publiera à Paris « Dell’Italia », qui est une espèce de grand manifeste lamennaisien. Prêtres, historiens, hommes de lettres, révolutionnaires, tous étaient convaincus que la future renaissance italienne devait être intimement religieuse : seul Pellico considérait que le catholicisme tel qu’il était (ou presque) pouvait en être l’âme ; les autres pensaient à une religion restaurée dans toute sa pureté, et donc débarrassée de ses privilèges séculaires (Rosmini) et même des États pontificaux (Tommaseo), touchant aux limites de l’orthodoxie (Lambruschini).
4.
Cette « renaissance religieuse » s’éteindra avec l’échec des révolutions de1848-49…
[la seconde partie de cet essai, de la fin du dix-neuvième à nos jours, sera publiée dans un prochain article de Settimo cielo]
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.