L’Église est en pleine crise, mais elle peut ressusciter même dans les heures les plus noires. La leçon de l’histoire

Dans la réfle­xion en vue d’un futur con­cla­ve – un rai­son­ne­ment qui va cre­scen­do par­mi les car­di­naux, com­me Settimo Cielo est en train de le relayer – l’urgence de remet­tre au cen­tre les que­stions capi­ta­les sur Dieu et sur l’homme se fait de plus en plus pres­san­te, ces que­stions sur lesquel­les l’Église tient ou tom­be, pas pour seu­le­ment ralen­tir la déca­den­ce de l’Église actuel­le, qui s’étale sous les yeux de tous, mais au con­trai­re pour avoir con­fian­ce en une renais­san­ce de vita­li­té chré­tien­ne, même dans un mon­de lar­ge­ment indif­fé­rent et hosti­le.

L’Église a déjà, par le pas­sé, con­nu des pério­des de déca­den­ce. La déchri­stia­ni­sa­tion actuel­le en fait par­tie. Mais rien ne dit que celle-ci doi­ve être irré­ver­si­ble ni iné­luc­ta­ble, com­me aucu­ne des déca­den­ces pré­cé­den­tes ne l’a d’ailleurs été.

Parce que dans l’histoire de l’Église, il y a eu aus­si des sai­sons de renais­san­ce reli­gieu­se. Qui n’ont d’ailleurs pas tou­jours été à l’initiative ni sous la con­dui­te de la hié­rar­chie catho­li­que. Au con­trai­re, il n’est pas rare que celles-ci aient été ani­mées de maniè­re auto­no­mie par des hom­mes cul­ti­vés, des intel­lec­tuels chré­tiens cepen­dant capa­bles d’interpréter et d’inspirer même des mou­ve­men­ts de mas­se impor­tan­ts.

Pour celui qui s’interroge sur l’Église d’aujourd’hui, il est donc plus instruc­tif que jamais de retra­cer le dérou­le­ment de ces sai­sons. Et c’est ce que fait Roberto Pertici, pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’Université de Bergame, dans cet essai qu’il a rédi­gé pour Settimo Cielo.

Le pro­fes­seur Pertici iden­ti­fie au moins trois renais­san­ces reli­gieu­ses dans les cinq cen­ts der­niè­res années. La pre­miè­re est encou­ra­gée par le con­ci­le de Trente mais plon­ge ses raci­nes dans le quin­ziè­me siè­cle et prend corps sur­tout dans le dix-septième siè­cle en France, le siè­cle de Pascal (por­trait) et de « Port-Royal », pour ensui­te décli­ner avec l’avènement des Lumières.

La secon­de fleu­rit après la Révolution fra­nçai­se et Napoléon, dans le cli­mat du roman­ti­sme et des nou­vel­les liber­tés. Elle est à la fois cul­tu­rel­le et poli­ti­que, elle va de Chateaubriand à Rosmini, du « Génie du Christianisme » aux « Cinq pla­ies de la sain­te Église ». Elle s’éteint après le rai­dis­se­ment anti-libéral de la hié­rar­chie ecclé­sia­sti­que et l’émergence du posi­ti­vi­sme scien­ti­fi­que.

On retrou­ve la troi­siè­me à la croi­sée du dix-neuvième et du ving­tiè­me siè­cle, il s’agit de cel­le du « Renouveau catho­li­que », des grands con­ver­tis, de Bernanos à Eliot en pas­sant par Chesterton, Papini avec son « Histoire du Christ ». Elle s’éteint à la moi­tié du siè­cle der­nier avec le déclin du para­dig­me con­ser­va­teur com­me l’a ana­ly­sé le pro­fes­seur Pertici sur Settimo Cielo le 31 août 2020.

Et la qua­triè­me ? Le con­ci­le Vatican II a essayé de la lan­cer, cel­le fois sous l’impulsion des auto­ri­tés de l’Église elles-mêmes. Mais sans y par­ve­nir, par les rai­sons que Pertici a exa­mi­nées dans un autre arti­cle de Settimo Cielo du 14 sep­tem­bre 2020.

L’Église d’aujourd’hui se trou­ve à ce croi­se­ment, entre une renais­san­ce reli­gieu­se ina­che­vée et l’avancée ine­xo­ra­ble de la déchri­stia­ni­sa­tion, face à un futur dans lequel tout peut enco­re arri­ver.

Voici ci-dessous la pre­miè­re par­tie de l’essai de Pertici. La secon­de par­tie et la con­clu­sion sui­vront dans quel­ques jours.

*

Une « renaissance religieuse » est-elle possible ?

I – Du concile de Trente au début du dix-neuvième siècle

de Roberto Pertici

1.

Dans le chef de beau­coup d’observateurs de la situa­tion vers laquel­le l’Église catho­li­que avan­ce aujourd’hui, qu’ils soient croyan­ts ou non, la per­cep­tion qu’il s’agisse d’une insti­tu­tion, je ne dirais pas en pha­se ter­mi­na­le, mais à tout le moins dans une cri­se gra­vis­si­me, est lar­ge­ment répan­due. On a con­scien­ce que quel­que cho­se est en train de s’achever, en tout cas en Occident. « Vatican, la fin d’un mon­de », tel est le titre du der­nier livre du célè­bre vati­ca­ni­ste fra­nçais Henri Tincq, dispa­ru en mars 2020, une voix cri­ti­que des orien­ta­tions ecclé­sia­les de ces der­niè­res décen­nies. Mais une autre per­son­na­li­té de l’establishment catho­li­que com­me Andrea Riccardi est lui aus­si d’avis que « l’Église brû­le », du titre de son der­nier livre.

Il s’agit d’une cri­se de gou­ver­nan­ce à tous les niveaux, atti­sée par un défer­le­ment crois­sant et reten­tis­sant de scan­da­les sexuels et finan­ciers ; d’une décom­po­si­tion rapi­de de la figu­re du prê­tre, déci­si­ve dans cet­te insti­tu­tion ; d’une dif­fi­cul­té crois­san­te dans les rap­ports avec le mon­de, auquel on n’est plus capa­ble de dire des mots ni de don­ner des orien­ta­tions qui aient le moin­dre impact, com­me on l’a vu récem­ment au cours de la pan­dé­mie ; d’une caren­ce de cul­tu­re et d’orientation qui rend désor­mais impos­si­ble de répon­dre à cet­te que­stion : « Existe-t-il une cul­tu­re catho­li­que ? Et de quoi s’agit-il ? ».

Cette cri­se glo­ba­le accom­pa­gne le pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion et de déchri­stia­ni­sa­tion qui a enva­hi le mon­de occi­den­tal et qui s’est accé­lé­ré au cours du siè­cle der­nier, ren­dant le catho­li­ci­sme insi­gni­fiant, y com­pris dans des con­tex­tes où il avait tou­jours con­sti­tué un élé­ment iden­ti­tai­re de gran­de impor­tan­ce.

Face à cet­te situa­tion, une que­stion se pose d’emblée : s’agit-il d’une dyna­mi­que ine­xo­ra­ble qui ne peut que s’accélérer tou­jours davan­ta­ge ou sera-t-il pos­si­ble d’inverser la ten­dan­ce ? Et com­ment ? Assisterons-nous tôt ou tard à une « renais­san­ce reli­gieu­se » en mesu­re non pas de restau­rer les anciens équi­li­bres (ce qui n’est d’ailleurs pas sou­hai­ta­ble), mais bien de rou­vrir un discours sur le « sacré » et sur les fins ulti­mes de l’existence dans une socié­té tou­jours plus com­po­sée d’individus tous plus déter­mi­nés – on l’a écrit – à vivre une fini­tu­de sans dou­leur, c’est-à-dire sans but et sans pas­sé ni ave­nir ? L’Église catho­li­que pourra-t-elle avoir un rôle dans cet­te renais­san­ce, ou mieux, sera-t-elle dispo­sée à en jouer un ?

Les amis catho­li­ques aux­quels je pose ces que­stions me répon­dent géné­ra­le­ment par des vœux pieux ou des pon­cifs : il fau­drait une géné­ra­tion de sain­ts… ; il fau­drait l’avènement de prê­tres sain­ts, disci­pli­nés et cul­ti­vés, com­me le vou­lait Charles Borromée… ; nous avons des pro­mes­ses (« non prae­va­le­bunt ! ») qui nous impo­sent d’avoir con­fian­ce, etc.

Votre ser­vi­teur n’a pas une phi­lo­so­phie de l’histoire et enco­re moins une théo­lo­gie de l’histoire à vous ser­vir : je crois en l’absolue liber­té du cours de l’histoire (« L’histoire est une gran­de impro­vi­sa­tri­ce », répé­tait le com­te de Cavour) et, en même temps, en la pos­si­bi­li­té de trou­ver dans les évé­ne­men­ts pas­sés et actuels une logi­que qui ne pré­di­spo­se cepen­dant pas « néces­sai­re­ment » à une con­clu­sion don­née. Je suis donc con­vain­cu que le pro­ces­sus de déchri­stia­ni­sa­tion n’est pas le fruit de l’un ou l’autre com­plot, je pen­se qu’il trou­ve ses raci­nes pro­fon­des dans la cul­tu­re et dans l’histoire de ces der­niers siè­cles ; j’hésite cepen­dant à affir­mer que ce serait irré­ver­si­ble, ou du moins, qu’on ne puis­se rien fai­re pour l’empêcher.

Mais l’historien ne peut pas fai­re de pro­phé­ties et, s’il le fait, il se limi­te à du « wish­ful thin­king » en défi­ni­ti­ve peu uti­le. Mais pour cher­cher à répon­dre aux que­stions qui vien­nent d’être posées, il peut cepen­dant fai­re une cho­se : remon­ter « les siè­cles sur la mon­ta­gne » et con­tem­pler d’en haut l’histoire de la der­niè­re moi­tié du denier mil­lé­nai­re, depuis l’avènement et la dif­fu­sion de ce qu’on appel­le la « moder­ni­té ». Y a‑t-il eu – à l’intérieur de cet­te histoi­re – des momen­ts de « renais­san­ce reli­gieu­se » et avec quel­les carac­té­ri­sti­ques et quels résul­ta­ts ? Et quel rôle l’Église « offi­ciel­le » a‑t-elle joué ?

2.

De tels moment ont exi­sté, bien sûr, com­me nous allons le voir. Il y a eu des pha­ses (que je qua­li­fie juste­ment de « renais­san­ces reli­gieu­ses ») dans lesquels des pans impor­tan­ts de la cul­tu­re euro­péen­ne se sont remis à par­ler de reli­gion et à réflé­chir à des pro­blè­mes reli­gieux ; ils n’ont eu en revan­che aucu­ne hési­ta­tion à défen­dre les rai­sons de « l’orthodoxie » ni à admet­tre et même à exal­ter la fonc­tion de l’Église-institution. Dans tou­tes ces renais­san­ces, com­me nous le ver­rons, ce sont davan­ta­ge les laïcs que les hom­mes d’Église qui ont joué un rôle déter­mi­nant.

On dira que ces évé­ne­men­ts n’ont con­cer­né que le mon­de de la cul­tu­re et des intel­lec­tuels, sans véri­ta­ble rap­port avec la vie reli­gieu­se des « mas­ses ». C’est vrai, mais la sphè­re cul­tu­rel­le est une espè­ce d’ « auto-conscience de la socié­té » et donc jouer un rôle hégé­mo­ni­que dans ce cadre aura tôt ou tard des retom­bées non seu­le­ment poli­ti­ques et socia­les mais aus­si reli­gieu­ses, bien plus vastes : la Contre-réforme par­vient même jusque dans les peti­ts vil­la­ges qui se reflè­tent dans le lac de Côme, s’il est vrai que dans les « Promessi spo­si » Renzo Tamaglino et Lucia Mondella ont affai­re à un curé for­mé dans les nou­veaux sémi­nai­res mis en pla­ce par le con­ci­le de Trente, à un frè­re appar­te­nant à un des ordres (les capu­cins) mis en valeur par la Réforme catho­li­que et même à un car­di­nal qui accom­plit labo­rieu­se­ment sa visi­te pasto­ra­le, tou­jours selon les canons du der­nier con­ci­le.

La Réforme catho­li­que : voi­là le pre­mier mou­ve­ment de « renais­san­ce reli­gieu­se » qui a eu lieu dans le mon­de catho­li­que depuis la tem­pê­te de la Réforme pro­te­stan­te. La notion a été popu­la­ri­sée par Hubert Jedin dans un petit livre de 1946 « plein com­me un œuf », si l’on en croit ce qu’en dit Delio Cantimori. L’historien alle­mand opé­rait une distinc­tion con­cep­tuel­le entre la Contre-réforme poli­ti­que et reli­gieu­se ini­tiée par le con­ci­le de Trente. La Réforme catho­li­que ne vou­lait pas être – com­me la Contre-réforme – un mou­ve­ment répres­sif et disci­pli­nai­re (des aspec­ts sur lesquels on a en revan­che beau­coup insi­sté ces der­niè­res décen­nies), mais était une dyna­mi­que en quel­que sor­te spon­ta­née, déjà pré­sen­te dans des per­son­na­li­tés et des milieux actifs dans la secon­de moi­tié du quin­ziè­me siè­cle, qui fleu­ri­ront et seront encou­ra­gés com­me une répon­se à la Réforme sur son pro­pre ter­rain, pourrait-on dire. Ils seront en cela appuyés par le con­ci­le de Trente : lut­te con­tre les abus de la hié­rar­chie et sa con­dui­te sou­vent scan­da­leu­se, un besoin dif­fus de mora­li­té et de spi­ri­tua­li­té, la réfor­me des sémi­nai­res et de la for­ma­tion du cler­gé, de nou­veaux ordres reli­gieux actifs dans dif­fé­ren­ts milieux de la socié­té, des for­mes de pié­té et de dévo­tion popu­lai­re renou­ve­lées, etc.

La Réforme catho­li­que est donc une « renais­san­ce reli­gieu­se » dans laquel­le l’action de l’Église insti­tu­tion­nel­le a enco­re joué un rôle déci­sif. Et pour­tant, si nous vou­lons en trou­ver les frui­ts cul­tu­rel­le­ment les plus mûrs et les plus dura­bles, c’est dans la France de la moi­tié du dix-septième siè­cle qu’il fau­drait cher­cher, dans cet­te réac­tion à la dif­fu­sion du « liber­ti­na­ge » et de la nou­vel­le phi­lo­so­phie natu­rel­le, qui va de Pascal à Bossuet en pas­sant par Malebranche : dans cet­te incom­pa­ra­ble sai­son que décrit Sainte-Beuve dans « Port-Royal ». Un mou­ve­ment que l’Église insti­tu­tion­nel­le con­si­dé­rait alors avec gran­de inquié­tu­de et même avec hosti­li­té aus­si bien sur le plan doc­tri­nal (jan­sé­ni­sme) que poli­ti­que (gal­li­ca­ni­sme), mais qui est resté pen­dant plus d’un siè­cle et demi un point de réfé­ren­ce incon­tour­na­ble pour un catho­li­que sou­cieux de don­ner une base cul­tu­rel­le à sa pro­pre foi, en-dehors de la cul­tu­re des sémi­nai­res : ce n’est pas un hasard si après 1810, un écri­vain et phi­lo­so­phe tel qu’Alessandro Manzoni, dans son effort de pen­ser catho­li­que­ment, y pui­se­ra ses pre­miè­res réfé­ren­ces.

Quand cet­te pre­miè­re « renais­san­ce » s’est-elle épui­sée ? Nous pou­vons avan­cer une date, en sui­vant l’hypothèse d’un autre grand ouvra­ge du ving­tiè­me siè­cle, la « La cri­se de la con­scien­ce euro­péen­ne » de Paul Hazard, cet­te date est l’année 1685, quand Louis XIV abo­lit avec l’édit de Fontainebleau, pour des rai­sons émi­nem­ment poli­ti­ques, la tolé­ran­ce reli­gieu­se en ter­re de France garan­tie en 1598 par l’édit de Nantes d’Henri IV. L’immigration qui s’en sui­vit, sur­tout en hol­lan­de, de l’élite intel­lec­tuel­le hugue­no­te, et le déve­lop­pe­ment dans ce pays d’une série de polé­mi­ques anti­ca­tho­li­ques et même anti­re­li­gieu­ses, fut le symp­tô­me d’un chan­ge­ment de para­dig­me qui con­dui­ra au déi­sme, à la reli­gion natu­rel­le, à la pre­miè­re cri­ti­que bibli­que, à la remi­se en que­stion des mira­cles : autant de phé­no­mè­nes qui se déve­lop­pe­ront impé­tueu­se­ment dans l’illuminisme, plus ou moins radi­cal, du XVIIIè siè­cle.

3.

Ce sont les trau­ma­ti­smes de la révo­lu­tion fra­nçai­se et des guer­res révo­lu­tion­nai­re qui pose­ront les bases d’une nou­vel­le « renais­san­ce reli­gieu­se ». Là aus­si, nous pou­vons met­tre une date en quel­que sor­te sym­bo­li­que : la publi­ca­tion le 15 avril 1802, dans la France napo­léo­nien­ne qui avait pas­sé le mois de juil­let pré­cé­dent un con­cor­dat avec le Saint-Siège, du « Génie du chri­stia­ni­sme » de François-Auguste de Chateaubriand. L’auteur, alors âgé de 34 ans, était le repré­sen­tant typi­que d’une nobles­se lami­née par les évé­ne­men­ts révo­lu­tion­nai­res : après avoir per­du paren­ts et amis sur la guil­lo­ti­ne et avoir bour­lin­gué à tra­vers le mon­de, il avait dépas­sé l’agnosticisme liber­tin typi­que du siè­cle des Lumières, et était reve­nu à la reli­gion de ses pères. Un phé­no­mè­ne très répan­du dans l’aristocratie euro­péen­ne des décen­nies sui­van­tes : que l’on pen­se à la famil­le Cavour, dédiée au cul­te dome­sti­que de saint François de Sales après des décen­nies d’indifférence reli­gieu­se.

L’abandon du sen­sua­li­sme du dix-huitième, le nou­veau goût pour les tra­di­tions et leur valeur, la suspi­cion envers une rai­son qui avait pré­ten­du avec orgueil rebâ­tir le mon­de selon ses cri­tè­res, la réha­bi­li­ta­tion du sens com­mun, c’est-à-dire de la maniè­re – disait-on – dont les hom­mes ava­ient tou­jours pen­sé et perçu les cho­ses, la valo­ri­sa­tion du sen­ti­ment et de la fan­tai­sie, bref ce nou­veau para­dig­me cul­tu­rel qui nous pour­rions qua­li­fier de « roman­ti­sme » au sens lar­ge, a susci­té une nou­vel­le vague de reli­gio­si­té et même un retour à la foi reli­gieu­se d’une bon­ne part de la cul­tu­re euro­péen­ne. Parmi les intel­lec­tuels, c’est-à-dire entre ceux où l’indifférence reli­gieu­se tota­le était la nor­me dans la secon­de moi­tié du dix-huitième siè­cle, pour ne pas dire l’attaque viru­len­te con­tre la reli­gion, on a assi­sté à une série de con­ver­sions qui ont fait grand bruit : en Italie, la plus célè­bre reste juste­ment cel­le de Manzoni.

Après 1815, un vent de restau­ra­tion souf­fle sur les socié­tés euro­péen­nes : l’Église s’en fait l’interprète et le sou­tient dans un rap­port ambi­gu avec le pou­voir poli­ti­que. Ambigu par­ce qu’aucun sou­ve­rain n’est véri­ta­ble­ment dispo­sé à une restau­ra­tion inté­gra­le de la « socie­tas chri­stia­na », d’autant que bien vite, une série de pen­seurs catho­li­ques qui l’avaient rêvée ont com­men­cé à se dire : si c’est ain­si que sont les cho­ses, alors il est pré­fé­ra­ble que l’Église ne se com­pro­met­te pas davan­ta­ge avec ces États, qu’elle pren­ne ses distan­ces et qu’elle com­men­ce à pen­ser à sa liber­té. Mais intro­dui­re le thè­me de la liber­té de l’Église impli­quait, plus ou moins expli­ci­te­ment, plus ou moins struc­tu­rel­le­ment, celui plus lar­ge des liber­tés « moder­nes ». C’est alors que s’ouvrit, après la révo­lu­tion pari­sien­ne de juil­let 1830, la gran­de sai­son du catho­li­ci­sme libé­ral.

Il n’est pas hasar­deux d’affirmer qu’entre 1930 et 1848, la cul­tu­re catho­li­que (y com­pris cel­le des laïcs catho­li­ques) a peut-être ten­té pour la der­niè­re fois de jouer un rôle hégé­mo­ni­que en Europe occi­den­ta­le.

Après 1830, l’élément reli­gieux et catho­li­que est l’élément por­teur de gran­des révo­lu­tions natio­na­les (la révo­lu­tion bel­ge, les révo­lu­tions polo­nai­se et irlan­dai­se) qui ont enflam­mé l’opinion publi­que euro­péen­ne et dans lesquel­les le mot « liber­té » a réson­né lar­ge­ment, gal­va­ni­sant les nou­veaux catho­li­ques et plon­geant le Saint-Siège dans l’embarras, lui qui insi­stait en revan­che sur le thè­me du loya­li­sme poli­ti­que des suje­ts. La seu­le révo­lu­tion jusqu’à pré­sent vic­to­rieu­se, la révo­lu­tion bel­ge, a débou­ché sur une monar­chie con­sti­tu­tion­nel­le dans laquel­le un par­ti catho­li­que va s’affirmer pour la pre­miè­re fois, et ce der­nier appor­te­ra une con­tri­bu­tion fon­da­men­ta­le à l’élaboration de la nou­vel­le con­sti­tu­tion (où l’on pro­mul­gue en effet la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État, c’est-à-dire où l’on libè­re l’Église de tous les con­trô­les et de tous les con­di­tion­ne­men­ts du l’ancien juri­dic­tion­na­li­sme) : la pos­si­bi­li­té d’une coha­bi­ta­tion entre mon­de catho­li­que et régi­mes con­sti­tu­tion­nels se con­cré­ti­se donc.

Malgré la con­dam­na­tion pon­ti­fi­ca­le de l’encyclique « Mirari vos » (15 août 1832) et la rup­tu­re de « l’apostat » Lamennais avec l’Église, s’ouvre alors la gran­de sai­son du catho­li­ci­sme libé­ral en France, qui avec Charles de Montalembert va défier le mon­de libé­ral sur des thè­mes tels que la liber­té d’enseignement. En Espagne, Juan Donoso Cortés vit sa jeu­nes­se libé­ra­le d’anti-carliste. L’émancipation de 1829 fait sor­tir les catho­li­ci­smes anglais des cata­com­bes et le catho­li­ci­sme est au cen­tre du débat reli­gieux des années 1940, avec le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment d’Oxford. Dans la situa­tion reli­gieu­se extrê­me­ment com­pli­quée d’Allemagne, le cer­cle qui se ras­sem­ble à Munich autour de Johann Joseph von Görres aura des mots impor­tan­ts pour défen­dre les pré­ro­ga­ti­ves ecclé­sia­sti­ques vis-à-vis du pou­voir de l’État (« Athanasius », 1838). Ceci expli­que pour­quoi, face aux révo­lu­tions de1848, à tout le moins au début, l’Église n’est pas vue com­me fai­sait par­tie inté­gran­te du front contre-révolutionnaire : pas même en France, com­me le mon­tre la mort sur les bar­ri­ca­des le 27 juin 1848 de l’archevêque de Paris Denis-Auguste Affre lors d’une ten­ta­ti­ve de paci­fi­ca­tion entre les ouvriers insur­gés et les trou­pes de Cavaignac.

Le réveil de la cul­tu­re reli­gieu­se (et des exi­gen­ces de réfor­me reli­gieu­se) de ces années tient du pro­di­ge, y com­pris en Italie : du 11 novem­bre 1830 au 19 juil­let 1834, Raffaello Lambruschini rédi­ge ses six pre­miè­res « Pensées d’un soli­tai­re » ; entre 1832 et 1833, Antonio Rosmini com­po­se « Les cinq pla­ies de la sain­te Église » qui sera publié en 1848 ; en 1834 Silvio Pellico publie « Des devoirs des hom­mes » et Gino Capponi com­men­ce à écri­re « Storia civi­le del­la Chiesa ». En 1835, Niccolò Tommaseo, exi­lé en France, publie­ra à Paris « Dell’Italia », qui est une espè­ce de grand mani­fe­ste lamen­nai­sien. Prêtres, histo­riens, hom­mes de let­tres, révo­lu­tion­nai­res, tous éta­ient con­vain­cus que la futu­re renais­san­ce ita­lien­ne devait être inti­me­ment reli­gieu­se : seul Pellico con­si­dé­rait que le catho­li­ci­sme tel qu’il était (ou pre­sque) pou­vait en être l’âme ; les autres pen­sa­ient à une reli­gion restau­rée dans tou­te sa pure­té, et donc débar­ras­sée de ses pri­vi­lè­ges sécu­lai­res (Rosmini) et même des États pon­ti­fi­caux (Tommaseo), tou­chant aux limi­tes de l’orthodoxie (Lambruschini).

4.

Cette « renais­san­ce reli­gieu­se » s’éteindra avec l’échec des révo­lu­tions de1848-49…

[la secon­de par­tie de cet essai, de la fin du dix-neuvième à nos jours, sera publiée dans un pro­chain arti­cle de Settimo cie­lo]

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 22/04/2022