Pire qu’un pape-roi. Un historien et une canoniste analysent la mauvaise gouvernance du Pape François

Dans quel­ques jours, le tri­bu­nal de l’État de la Cité du Vatican pro­non­ce­ra la sen­ten­ce fina­le dans ce qu’on a sur­nom­mé le « pro­cès du siè­cle » qui comp­te au rang de ses accu­sés notam­ment un car­di­nal, Giovanni Angelo Becciu, qui figu­rait jusqu’en 2018 par­mi les plus pro­ches col­la­bo­ra­teurs du Pape François au poste-clé de sub­sti­tut du Secrétaire d’État, avant de tom­ber en disgrâ­ce.

Jusqu’à un pas­sé enco­re récent, un car­di­nal ne pou­vait être jugé que par le pape. François a sup­pri­mé ce droit et ce devoir, mais à sa maniè­re il a éga­le­ment sou­mis le car­di­nal Becciu à subir son pro­pre juge­ment per­son­nel et sa pro­pre con­dam­na­tion : le tout en une seu­le audien­ce de vingt minu­tes à tu et à toi à huis clos, l’après-midi du 24 sep­tem­bre 2020, audien­ce au ter­me de laquel­le le pré­su­mé cou­pa­ble, tout en con­ser­vant la pour­pre, s’est vu dépouil­lé de tou­tes ses fonc­tions et pri­vé de « tous les droi­ts liés au car­di­na­lat », y com­pris celui de par­ti­ci­per à un con­cla­ve.

Jusqu’à aujourd’hui, François n’a jamais four­ni les rai­sons de cet­te con­dam­na­tion, qu’il a infli­gée sans autre for­me de pro­cès, et sur­tout sans la moin­dre pos­si­bi­li­té pour l’accusé de se défen­dre. Et ce n’est pas tout. Il a fait ouvrir par des voies détour­nées un pro­cès judi­ciai­re en bon­ne et due for­me par le tri­bu­nal de l’État de la Cité du Vatican, tou­jours avec Becciu dans le box des accu­sés. C’est ce pro­cès qui s’est ouvert le 27 juil­let 2021 et qui est sur le point de s’achever, non sans que François ne se soit pri­vé d’interférer à plu­sieurs repri­ses, en chan­geant arbi­trai­re­ment les règles en cours de pro­cé­du­re avec, dans le rôle du pro­mo­teur de justi­ce, le fidè­le Alessandro Didi, tout dévoué à son ser­vi­ce.

Il n’est pas donc sur­pre­nant que ces vio­la­tions con­ti­nues des règles élé­men­tai­res d’un État de droit de la part de François aient finir par fai­re res­sem­bler sa for­me de gou­ver­ne­ment à cel­le d’une monar­chie abso­lue pous­sée à l’extrême, sans comp­ter tous les autres actes d’autorité « extra legem » posés pen­dant son pon­ti­fi­cat, avec tout der­niè­re­ment la pri­va­tion rageu­se de salai­re et de loge­ment infli­gée à un autre car­di­nal, l’américain Raymond L. Burke.

Le 13 mai 2023, le Pape François a en outre publié une nou­vel­le loi fon­da­men­ta­le de l’État de la Cité du Vatican qui inno­ve en attri­buant au pape des « pou­voirs sou­ve­rains » sur ce minu­scu­le État et cela « en ver­tu du ‘munus pétri­nien’ ». Jamais aupa­ra­vant, pas même à l’époque du « pape-roi », on n’avait osé fai­re décou­ler du pri­mat reli­gieux con­fé­ré par Jésus à l’apôtre Pierre et à ses suc­ces­seur un pou­voir qui serait éga­le­ment tem­po­rel. D’où cet­te que­stion : pour­quoi François a‑t-il outre­pas­sé cet­te limi­te ? Et quel­le limi­te il y a‑t-il, pour autant qu’il y en ait une, à la « ple­ni­tu­do pote­sta­tis » d’un pape ?

Un illu­stre histo­rien du chri­stia­ni­sme et une exper­te renom­mée en droit canon ont répon­du ces der­niers jours à ces que­stions cru­cia­les.

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L’historien en que­stion est Alberto Melloni, pro­fes­seur à l’Université de Modène et de Reggio Emilia et figu­re de proue de la fameu­se « éco­le de Bologne », célè­bre pour sa relec­tu­re net­te­ment « pro­gres­si­ste » du Concile Vatican II.

Dans un essai publié le 4 décem­bre dans la revue « Il Mulino », Melloni défi­nit com­me étant « pour le moins auda­cieu­se » la thè­se codi­fiée dans la nou­vel­le loi de l’État de la Cité du Vatican et com­me « impru­dent » le cano­ni­ste qui l’a rédi­gée et fait signer au Pape.

Melloni ne cite pas de noms, mais il est de noto­rié­té publi­que qu’il s’agit du jésui­te et car­di­nal Gianfranco Ghirlanda, le « sher­pa » qui assi­ste le pape pour retran­scri­re ses moin­dres volon­tés en codi­cil­les.

Et cet­te fois, selon Melloni, c’est pré­ci­sé­ment le pro­cès à l’encontre du car­di­nal Becciu qui est à l’origine de cet­te exten­sion des pou­voirs du pape au gou­ver­ne­ment tem­po­rel de l’État de la Cité du Vatican.

En ver­tu de cet­te exten­sion, en effet – écrit Melloni -, l’inculpation et la con­dam­na­tion éven­tuel­le du car­di­nal Becciu ne sera­ient plus for­mu­lées « au nom du Pape en tant que pasteur de l’Église uni­ver­sel­le, mais au nom du chef de l’État de la Cité du Vatican ». Avec pour con­sé­quen­ce d’ « exo­né­rer le pon­ti­fe de tou­tes les con­sé­quen­ces d’un pro­cès dont, au train où vont les cho­ses, l’Église ne res­sor­ti­ra pas plus hum­ble mais plus humi­liée ».

En bon histo­rien qu’il est, Melloni rap­pel­le un pré­cé­dent : celui où « entre 1557 et 1559, le pape Paul IV Carafa avait incul­pé, arrê­té, enfer­mé au Castel Sant’Angelo et traî­né devant les tri­bu­naux le car­di­nal Giovanni Morone, en cor­ri­geant les nor­mes en sa faveur. » Avec des métho­des « immo­ra­les » ana­lo­gues à cel­les adop­tées aujourd’hui.

Le car­di­nal Morone allait ensui­te être réha­bi­li­té par le pape sui­vant, Pie IV. En ce qui con­cer­ne Becciu, rien n’est sûr. S’il est rela­xé, com­me c’est pro­ba­ble vu l’incapacité de l’accusation à pro­dui­re des pre­u­ves de ses déli­ts pré­su­més, c’est François lui-même qui devra recon­naî­tre avoir lui-même abu­sé de ses pro­pres pou­voirs.

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Quant à l’autre que­stion, cel­le plus géné­ra­le de savoir s’il y a une limi­te à la « ple­ni­tu­do pote­sta­tis » d’un pape, voi­ci la répon­se de la gran­de cano­ni­ste Geraldina Boni, pro­fes­seur titu­lai­re de droit ecclé­sia­sti­que et d’histoire du droit canon à l’Université de Bologne et nom­mée par Benoît XVI en 2011 con­sul­teur du con­seil pon­ti­fi­cal pour les tex­tes légi­sla­tifs.

Dans un essai en deux épi­so­des publié le 5 et le 6 décem­bre dans « La Nuova Bussola Quotidiana », le pro­fes­seur Boni rap­pel­le les décla­ra­tions impec­ca­bles du Pape François lui-même le 17 octo­bre 2015 : « Le Pape ne se trou­ve pas, tout seul, au-dessus de l’Église, mais en elle com­me bap­ti­sé par­mi les bap­ti­sés et dans le Collège épi­sco­pal com­me évê­que par­mi les évê­ques, appe­lé en même temps – com­me Successeur de l’apôtre Pierre – à gui­der l’Église de Rome qui pré­si­de dans l’amour tou­tes les Églises ».

Même au cours des siè­cles de con­cen­tra­tion majeu­re des pou­voirs pon­ti­fi­caux – fait remar­quer Boni – jamais on n’a per­du de vue la « cer­ti­tu­de soli­de com­me le roc que le pou­voir du suc­ces­seur de Pierre était cer­tai­ne­ment suprê­me mais en aucun cas abso­lu », et enco­re moins arbi­trai­re. Ceci par­ce que le pou­voir du pape trou­ve de tou­te maniè­re sa limi­te dans l’ « oboe­dien­tia fidei » et qu’il est donc en quel­que sor­te « cir­con­scrit » par le droit divin, aus­si bien natu­rel que révé­lé.

Encore faut-il — écrit-elle – qu’une tel­le affir­ma­tion soit assor­tie de con­te­nus con­cre­ts, com­me l’Église l’a fait à tra­vers les siè­cles.

En pre­mier lieu, l’affirmation que le pape est « legi­bus solu­tus », délié des lois, a tou­jours été enten­du exclu­si­ve­ment au sens qu’il est au-dessus du droit posi­tif, c’est-à-dire des lois pro­dui­tes par les hom­mes – aux­quel­les il reste quoi qu’il en soit sou­mis de maniè­re ordi­nai­re -, mais il n’est cer­tai­ne­ment pas au-dessus de la loi divi­ne.

Par con­sé­quen­ce, « les exi­gen­ces décou­lant du droit divin natu­rel ne peu­vent être démi­nuées ou anéan­ties ». Il est donc inad­mis­si­ble qu’un pape, dans l’exercice de ses pou­voirs, « fou­le au pieds et vio­le les droi­ts appar­te­nant à la digni­té de la per­son­ne humai­ne, par exem­ple le droit à la vie, à l’intimité et à la vie pri­vée ou à la bon­ne répu­ta­tion, mais éga­le­ment – pour fai­re réfé­ren­ce à une affai­re déli­ca­te aujourd’hui sous les pro­jec­teurs dans l’Église – le droit à se défen­dre et à un pro­cès équi­ta­ble, à la pré­somp­tion d’innocence, à la pro­tec­tion des droi­ts acquis prée­xi­stan­ts, y com­pris celui de ne pas être puni pour un délit pre­scrit ».

En outre, « le respect, même dans le chef de ce légi­sla­teur suprê­me qu’est le pape, de la léga­li­té ‘in legi­fe­ran­do’ [autre­ment en matiè­re d’établissement des nor­mes] est d’une impor­tan­ce cru­cia­le ».

Parce que malheu­reu­se­ment – dénon­ce le pro­fes­seur Boni – depuis plu­sieurs années, c’est trop sou­vent le con­trai­re qui se pro­duit. On assi­ste au Vatican à « une ava­lan­che fré­né­ti­que, inces­san­te et chao­ti­que de lois, ou bien de pré­cep­tes scan­dés sans appa­reil nor­ma­tif appro­prié, et dont la hié­rar­chie et la por­tée juri­di­que appa­rais­sent nébu­leu­ses. » Tout com­me on assi­ste à une mul­ti­pli­ca­tion des mesu­res approu­vées expres­sé­ment par le Pape en une for­me tel­le qu’elle rend tout recours impos­si­ble, même quand de tel­les mesu­res vio­lent cer­tains droi­ts ».

« Tout cela est con­dam­na­ble – écrit Boni – non pas par goût aca­dé­mi­que de con­struc­tions abstrai­tes », mais pour des rai­sons dra­ma­ti­que­ment plus essen­tiel­les. « Au-delà des dan­gers pour le dépôt de la foi lui-même, quand les nor­mes se révè­lent dérai­son­na­bles, c’est la chair vivan­te des per­son­nes que l’on bles­se et que l’on déchi­re, com­pro­met­tant ain­si gra­ve­ment cet­te justi­ce qui leur est due par le droit divin, que l’autorité ecclé­sia­sti­que est cen­sée ser­vir, y com­pris l’autorité pri­ma­tia­le ».

En résu­mé, quand on énu­mè­re les limi­tes du pou­voir du Pape, ce sur quoi « il faut insi­ster de maniè­re posi­ti­ve et con­struc­ti­ve », c’est « la bon­ne gou­ver­nan­ce de la socié­té ecclé­sia­le », dont « le pon­ti­fe romain, com­me suc­ces­seur de Pierre, est le prin­ci­pe per­pé­tuel et visi­ble et le fon­de­ment » de l’unité. (« Lumen Gentium », 23).

Une bon­ne gou­ver­nan­ce, pourrions-nous ajou­ter, que l’on attend tou­jours.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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