Le sourire d’Ercolino

reims_sCertains dimanches, je vais dans cette paroisse romaine dont je tairais le nom pour des raisons évidentes : l’une de ces nombreuses paroisses qui se ressemblent toutes.  Le bâtiment date des années cinquante.  Je suis consterné que dans cet espace dépouillé, avec ses décorations sacrées bon marché, ses micros grinçants qui craquent, sifflent et cassent les oreilles en relayant des homélies interminables et passionnées mais qui ne se concrétisent jamais : des mots, toujours de mots, rien que des mots.  Des mots qui vous volent le droit d’écouter le silence de Dieu et ressentir le souffle léger de l’Esprit.  Je me sens opprimé par cette ambiance générale de misère et d’incurie.  La seule chose qui me console, c’est la certitude que ceux-là sont de braves prêtres malgré tout : ils y croient.  Ils font ce qu’ils peuvent, comme ils peuvent.

Quand vient le moment de la communion, tous se lèvent pour communier, sauf moi et l’un ou l’autre rebut.  Alors je me demande : est-ce possible que je sois le seul pécheur du quartier.  Est-ce possible qu’il n’y ait dans ce quartier aucun divorcé remarié, aucune femme qui ait avorté, personne qui ait la haine vissée au corps, ni voleur ni arnaqueur d’aucune sorte ?  Il ne resterait plus que moi ?  Qu’ai-je fait de si terrible ?  Simplement des choses qui troublent ma conscience pendant la messe.  Il y a de quoi se demander à quoi servent tous ces synodes puisque de toute façon quoi qu’il arrive, tout le monde communie, avec ou sans la grâce divine.

Le sourire d’Ercolino

Un prêtre de la banlieue de Rome me disait récemment : « nous sommes aujourd’hui de moins en moins nombreux et il faut tout recommencer depuis le début : nous avons besoin d’aide et c’est à cela que vous devriez nous servir, vous les laïcs plus formés et consciencieux.  Au lieu de cela, vous ne nous créez que des problèmes, vous confondez l’humble travail de l’ouvrier dans la vigne avec la volonté de commander en sacristie, vous avez oublié que l’homme ne s’évangélise pas seulement par des paroles mais également par l’exemple. ».  L’exemple de nos vies par rapport aux autres : le monde a besoin de témoins plus que de maîtres, disait déjà Paul VI.  Et oui, je le dis même aux prêtres mais nous en restons toujours aux paroles, tout édifiantes qu’elles soient.
Ce prêtre me posa ensuite cette question : mais est-ce que vous savez encore, vous les laïcs, comment on devient « témoin » ?  Témoins de l’espérance chrétienne.  Je lui répondis : bah, en étant pratiquant, en priant avec zèle, en adoptant un style de vie cohérent avec sa foi : Benoit XVI lui-même n’affirmait-il pas que l’Eglise n’avait jamais été rénovée par les insubordonnés mais par les Saints ?  Il me répondit : oui, c’est bien le minimum, mais cela ne suffit pas, cela nous sert à être Eglise au sein de l’Eglise et c’est fondamental, c’est la base de tout.  Mais ensuite…  A l’extérieur de l’Eglise ?  Comment pouvons-nous communiquer cet « état de grâce » ?

La réponse c’est ce pauvre Ercolino, il n’est en pas conscient mais Ercolino est le témoin de l’espérance qui vit en nous.  Observons-le et faisons comme lui.

Pendant plusieurs jours, j’observais Ercolino : c’est un pauvre petit vieux d’origine méridionale, bossu, avec un bâton, petit, édenté, à moitié tordu, myope, il parle avec difficulté, il a le poil roux et les joues et le nez écarlates.  Un gribouillage de Dieu.  C’est un homme apparemment seul.

Cependant, Ercolino est un homme pieux, il ne manque pas une messe, il n’y a pas un seul évangile qu’il ne mémorise et n’intériorise, pas une seule fois il ne passe devant la maison de Dieu en faisant ses emplettes quotidiennes (un morceau de pain, un carton de lait, des biscuits « calabrais », un médicament), sans faire un signe de croix et envoyer un « baiser volant » à ce que l’Eglise renferme dans l’écrin de son cœur.

Ercolino est un homme heureux.  Il n’a rien, la nature lui a tout refusé mais il est heureux.  Il se contente de petites choses.  Tous les jours à la même heure, il va au bar et commande un verre de lait tiède sans rien d’autre.

Et puis surtout, Ercolino n’arrête pas de sourire, il fait des mots d’esprit et des plaisanteries galantes et gentilles à toutes les filles et les dames qui le reconnaissent, il est plein d’une ironie douce et à l’ancienne, inoffensive, pleine de passion et de compassion pour les êtres humains.

Ercolino est pauvre mais il dispense ses richesses à tout le quartier parce qu’il voit tout, il sourit à chacun, à tous il adresse un mot et une plaisanterie.  En souriant et plaisantant, il marmonne parfois quand il voit quelque chose de déplaisant mais il n’use jamais de ces proverbes et de ces expressions sarcastiques toutes faites.  « Le Seigneur nous a dit… » c’est ainsi qui rappelle à chacun la source de sa joie si injustifiée.  C’est ainsi qu’il diffuse l’évangile et dans de petites choses il est apôtre de la nouvelle évangélisation : il est lui-même, avec toute sa personne : malheureux dehors et heureux à l’intérieur, témoin de l’espérance qui est en lui et qui le dévore comme la flamme dévore la chandelle et inonde toute chose de chaleur et de lumière.

Parce que chacun sait qu’Ercolino est pratiquant mais qu’il est surtout un homme de Dieu : Ercolino est témoin et saint et il n’y a ni tache ni ingénuité dans ce « tout petit » de Dieu auquel tant de choses si grandes ont été révélées en tout simplicité.  C’est un homme qui devrait au contraire être malheureux et se lamenter mais au lieu de cela il se détache de lui-même, regarde le ciel et l’implore en riant.  Il ne pourrait y avoir d’évangélisateur ni de témoin plus puissant.  Les passant disent : « Voyez Ercolino, j’aimerais être comme lui ».  Parce qu’il est heureux, heureux que Dieu existe.  Heureux de la vie dont il lui a fait cadeau.  Heureux même de son corps malheureux.  Heureux dans la mort qui viendra.

Alors je me suis approché d’Ercolino et je lui ai demandé : mais pourquoi est-tu donc heureux dans la vie ?  « Parce que si je n’étais pas né, je n’aurais pas pu sourire à tant de créatures malheureuses, je n’aurais pas pu dire une bonne parole à celui qui en avait besoin.  Parce qu’en étant né, je peux profiter même ici des bienfaits de Dieu.  Peut-être bien qu’aujourd’hui, avec tous ces examens qu’ils font aux femmes enceintes, ils m’auraient avorté parce que, comme ils disent, un enfant comme moi ne peut que souffrir.  Ce sont des gens malheureux qui pensent ainsi. »  Ensuite, il me fixe, me sourit et m’admoneste : « le Seigneur a dit : Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. ».
Oui.  Il arrachera nos cœurs de pierre et nous donnera un cœur de chair, comme à Ercolino.

Parfois, je le vois sourire enchanté à des jeunes mariés qui sortent de l’église, à des mamans qui portent un bébé dans leurs bras, à deux fiancés qui s’embrassent et ça, je peux le comprendre.  Ce que je ne comprenais pas c’est pourquoi il souriait également en voyant un cercueil sortir de l’église.

Lorsque je le lui ai demandé, il a secoué la tête, comme pour dire : « tu n’as rien compris ».  « Les gens pensent que prier c’est seulement s’enfermer en soi-même, à la maison ou à l’église avec un chapelet et murmurer des invocations, et même ça… » me dit-il, en sortant un chapelet de sa poche tout en vacillant sur ses jambes, il l’embrasse avec dévotion – et même avec passion – et le range « mais cela ne suffit pas. ».  Quoi d’autre alors ?  « Nous devons faire en sorte que toute notre journée, toute notre vie, soit une prière. »  et comment ?  Il secoua à nouveau la tête : « Quand je vois des jeunes mariés sortir de l’église, je dis une prière pour eux pour qu’ils apprennent la vertu de la patience, comme ça ils ne divorceront pas et ils seront fidèles.  Quand je vois un bébé dans les bras de sa mère, je prie pour que ses parents sachent l’élever avec amour et justice.  Quand je vois un vieux comme moi… » poursuit-il en riant « je dis une prière pour que quelqu’un leur tienne compagnie ; si c’est une personne gravement malade, pour qu’elle apprenne l’endurance et qu’elle ait une mort sainte.  Si un commerçant a ouvert un magasin, pour qu’il puisse gagner son pain quotidien : aujourd’hui il y a tellement de commerçants qui font faille après quelques mois, chaque semaine il y en a bien un ou deux.  A chaque coin de rue, on peut prier pour quelqu’un : ils en ont tellement besoin ! ».
Il faut faire de toute notre vie une prière, de tout un quartier une Eglise.

« C’est pour cela que je souris : je fais le bien et Jésus et Marie sont contents. »  Et quand tu vois un cercueil, pourquoi souris-tu ?  « Parfois je ne souris pas, mais souvent oui parce que mon cœur me dit que cette âme est au purgatoire et que donc elle sera sauvée.  Alors je suis heureux de pouvoir l’aider par mes prières et je souris. »

Ercolino, dis-je, de nombreux saints pleuraient.  « Oui, ils savaient que beaucoup d’hommes ne souriaient pas à cause de leur péché, parce qu’ils n’avaient pas rencontré le Christ libérateur. »
Autrement dit, l’espérance chrétienne.  L’espérance qui est en Ercolino.  L’espérance qui fait de lui un témoin vivant.  Ne sont-elles pas vraies en lui, les paroles de Saint Paul : « Je vis mais ce n’est plus moi, c’est toi, Seigneur qui vis en moi » ?

Par Antonio Margheriti, d’après un article original en italien traduit et publié avec l’autorisation de l’auteur.

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