Une résurrection qui n’est que politique.  Le message pascal du Pape François aux « mouvement populaires »

Le soir du 12 avril, diman­che de Pâques, les prin­ci­paux orga­nes d’information catho­li­que ont relayé la nou­vel­le de la let­tre envoyée le même jour par le Pape François aux « mou­ve­ment popu­lai­res » du mon­de entier, ces mêmes mou­ve­men­ts qu’il avait con­vo­qués et ren­con­trés une pre­miè­re fois à Rome en 2014, une secon­de fois en Bolivie à Santa Cruz de la Sierra en 2015 et une troi­siè­me fois de nou­veau à Rome en 2016.

Selon sa pro­pre défi­ni­tion, les « mou­ve­men­ts popu­lai­res » repré­sen­tent la mas­se des « exclus des béné­fi­ces de la mon­dia­li­sa­tion ».  Ce sont des « ven­deurs ambu­lan­ts, des sai­son­niers, des forains, de peti­ts agri­cul­teurs », en som­me tous ceux qui sont mis de côté par les déten­teurs du pou­voir.  Et pour­tant, pour Jorge Mario Bergoglio, ils for­ment l’avant-garde de la nou­vel­le huma­ni­té, ce sont ces « vrais ‘poè­tes sociaux’ qui depuis les péri­phé­ries oubliées appor­tent inven­tent des solu­tions dignes aux pro­blè­mes les plus gra­ves de ceux qui sont exclus ».

C’est pour cet­te mul­ti­tu­de qu’à plu­sieurs repri­ses, François a pré­co­ni­sé un futur fait de ter­res, de loge­men­ts et de tra­vail pour tous.  Grâce à un pro­ces­sus qui les mène­rait au pou­voir en « trans­cen­dant les postu­la­ts logi­ques de la démo­cra­tie for­mel­le » et qui dans cet­te der­niè­re let­tre en vient à récla­mer « une for­me de reve­nu uni­ver­sel de base ».

Dans cet­te let­tre trans­pa­raît clai­re­ment la vision poli­ti­que du Pape Bergoglio à l’échelle pla­né­tai­re, une vision déjà ana­ly­sée à fond il y a quel­ques mois déjà sur cet­te autre page de Settimo Cielo :

> Un Pape avec le « mythe » du peu­ple

Nous publions pour la pre­miè­re fois le tex­te inté­gral de cet­te let­tre.  Un bien étran­ge mes­sa­ge pascal, de la part d’un pape, pour une résur­rec­tion qui n’est que poli­ti­que.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

 

*

Aux frères et aux soeurs des mouvements et organisations populaires

Chers amis,

Je pen­se sou­vent à nos ren­con­tres : deux au Vatican et une à Santa Cruz de la Sierra et je vous avoue que ce « sou­ve­nir » me fait du bien, me rap­pro­che de vous, me fait repen­ser à tant de discus­sions par­ta­gées durant ces ren­con­tres et aux nom­breux pro­je­ts qui en sont nés et y ont mûri, et dont beau­coup sont deve­nus réa­li­té. Aujourd’hui, en plei­ne pan­dé­mie, je pen­se par­ti­cu­liè­re­ment à vous et je tiens à vous dire que je suis à vos côtés.

En ces jours de gran­de angois­se et de dif­fi­cul­tés, nom­breux sont ceux qui ont par­lé de la pan­dé­mie dont nous souf­frons en uti­li­sant des méta­pho­res guer­riè­res. Si la lut­te con­tre le COVID-19 est une guer­re, alors vous êtes une véri­ta­ble armée invi­si­ble qui com­bat­tez dans les tran­chées les plus péril­leu­ses. Une armée sans autres armes que la soli­da­ri­té, l’espoir et le sens de la com­mu­nau­té qui renais­sent en ces jours où per­son­ne ne peut s’en sor­tir seul. Vous êtes pour moi, com­me je vous l’ai dit lors de nos ren­con­tres, de véri­ta­bles poè­tes sociaux qui, depuis les péri­phé­ries oubliées, appor­tez des solu­tions dignes aux pro­blè­mes les plus gra­ves de ceux qui sont exclus.

Je sais que très sou­vent vous n’êtes pas recon­nus com­me il se doit, car dans ce systè­me vous êtes véri­ta­ble­ment invi­si­bles. Les solu­tions prô­nées par le mar­ché n’atteignent pas les péri­phé­ries, pas plus que la pré­sen­ce pro­tec­tri­ce de l’État. Vous n’avez pas non plus les res­sour­ces néces­sai­res pour rem­plir sa fonc­tion. Vous êtes con­si­dé­rés avec méfian­ce par­ce que vous dépas­sez la sim­ple phi­lan­th­ro­pie à tra­vers l’organisation com­mu­nau­tai­re, ou par­ce que vous reven­di­quez vos droi­ts au lieu de vous rési­gner et d’attendre que tom­bent les miet­tes de ceux qui détien­nent le pou­voir éco­no­mi­que. Vous éprou­vez sou­vent de la colè­re et de l’impuissance face aux iné­ga­li­tés qui per­si­stent, même lorsqu’il n’y a plus d’excuses pour main­te­nir les pri­vi­lè­ges. Toutefois, vous ne vous ren­fer­mez pas dans la plain­te : vous retrous­sez vos man­ches et vous con­ti­nuez à tra­vail­ler pour vos famil­les, pour vos quar­tiers, pour le bien com­mun. Votre atti­tu­de m’aide, m’interroge et m’apprend beau­coup.

Je pen­se aux per­son­nes, sur­tout des fem­mes, qui mul­ti­plient le pain dans les can­ti­nes com­mu­nau­tai­res, en pré­pa­rant avec deux oignons et un paquet de riz un déli­cieux ragoût pour des cen­tai­nes d’en­fan­ts ; je pen­se aux mala­des, je pen­se aux per­son­nes âgées. Les grands médias les igno­rent. Pas plus qu’on ne par­le des pay­sans ou des peti­ts agri­cul­teurs qui con­ti­nuent à tra­vail­ler pour pro­dui­re de la nour­ri­tu­re sans détrui­re la natu­re, sans l’accaparer ni spé­cu­ler avec les besoins du peu­ple. Je veux que vous sachiez que notre Père céle­ste vous regar­de, vous appré­cie, vous recon­naît et vous sou­tient dans votre choix.

Comme il est dif­fi­ci­le de rester chez soi pour ceux qui vivent dans un petit loge­ment pré­cai­re ou qui sont direc­te­ment sans toit. Comme cela est dif­fi­ci­le pour les migran­ts, pour les per­son­nes pri­vées de liber­té ou pour cel­les qui se soi­gnent d’une addic­tion. Vous êtes là, phy­si­que­ment pré­sen­ts auprès d’eux, pour ren­dre les cho­ses plus faci­les et moins dou­lou­reu­ses. Je vous féli­ci­te et je vous remer­cie de tout mon coeur. J’espère que les gou­ver­ne­men­ts com­pren­dront que les para­dig­mes tech­no­cra­ti­ques (qu’ils soient éta­ti­stes ou fon­dés sur le mar­ché) ne suf­fi­sent pas pour affron­ter cet­te cri­se, ni d’ailleurs les autres grands pro­blè­mes de l’humanité. Aujourd’hui plus que jamais, ce sont les per­son­nes, les com­mu­nau­tés, les peu­ples qui doi­vent être au cen­tre de tout, unis pour soi­gner, pour sau­ve­gar­der, pour par­ta­ger.

Je sais que vous avez été pri­vés des béné­fi­ces de la mon­dia­li­sa­tion. Vous ne jouis­sez pas de ces plai­sirs super­fi­ciels qui ane­sthé­sient tant de con­scien­ces. Et pour­tant, vous en subis­sez tou­jours les pré­ju­di­ces. Les maux qui affli­gent tout un cha­cun vous frap­pent dou­ble­ment. Beaucoup d’entre vous vivent au jour le jour sans aucu­ne garan­tie juri­di­que pour vous pro­té­ger. Les ven­deurs ambu­lan­ts, les recy­cleurs, les forains, les peti­ts pay­sans, les bâtis­seurs, les cou­tu­riers, ceux qui accom­plis­sent dif­fé­ren­ts tra­vaux de soins. Vous, les tra­vail­leurs infor­mels, indé­pen­dan­ts ou de l’économie popu­lai­re, n’avez pas de salai­re fixe pour rési­ster à ce moment… et les qua­ran­tai­nes vous devien­nent insup­por­ta­bles. Sans dou­te est-il temps de pen­ser à un salai­re uni­ver­sel qui recon­nais­se et ren­de leur digni­té aux nobles tâches irrem­plaça­bles que vous effec­tuez, un salai­re capa­ble de garan­tir et de fai­re de ce slo­gan, si humain et chré­tien, une réa­li­té: pas de tra­vail­leur sans droi­ts.

Je vou­drais aus­si vous invi­ter à pen­ser à « l’après », car cet­te tour­men­te va s’achever et ses gra­ves con­sé­quen­ces se font déjà sen­tir. Vous ne vivez pas dans l’improvisation, vous avez une cul­tu­re, une métho­do­lo­gie, mais sur­tout la sages­se pétrie du res­sen­ti de la souf­fran­ce de l’autre com­me la vôtre. Je veux que nous pen­sions au pro­jet de déve­lop­pe­ment humain inté­gral auquel nous aspi­rons, fon­dé sur le rôle cen­tral des peu­ples dans tou­te leur diver­si­té et sur l’accès uni­ver­sel aux trois T que vous défen­dez : ter­re, toit et tra­vail. J’espère que cet­te pério­de de dan­ger nous fera aban­don­ner le pilo­ta­ge auto­ma­ti­que, secoue­ra nos con­scien­ces endor­mies et per­met­tra une con­ver­sion huma­ni­ste et éco­lo­gi­que pour met­tre fin à l’idolâtrie de l’argent et pour pla­cer la digni­té et la vie au cen­tre de l’existence. Notre civi­li­sa­tion, si com­pé­ti­ti­ve et indi­vi­dua­li­ste, avec ses ryth­mes fré­né­ti­ques de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion, ses luxes exces­sifs et des pro­fi­ts déme­su­rés pour quelques-uns, doit être frei­née, se repen­ser, se régé­né­rer. Vous êtes des bâtis­seurs indi­spen­sa­bles à ce chan­ge­ment iné­luc­ta­ble. Je dirais même plus, vous avez une voix qua­li­fiée pour témoi­gner que cela est pos­si­ble. Vous con­nais­sez bien les cri­ses et les pri­va­tions… que vous par­ve­nez à tran­sfor­mer avec pudeur, digni­té, enga­ge­ment, effort et soli­da­ri­té, en pro­mes­se de vie pour vos famil­les et vos com­mu­nau­tés.

Continuez à lut­ter et à pren­dre soin de cha­cun de vous com­me des frè­res et soeurs. Je prie pour vous, je prie avec vous et je deman­de à Dieu, notre Père, de vous bénir, de vous com­bler de son amour et de vous pro­té­ger sur ce che­min, en vous don­nant la for­ce qui nous per­met de rester debout et qui ne nous déçoit pas : l’espoir. Veuillez aus­si prier pour moi, car j’en ai besoin.

Fraternellement,

François

Cité du Vatican, diman­che de Pâques, le 12 avril 2020

Share Button

Date de publication: 13/04/2020