Un Pape avec le « mythe » du peuple

Le tex­te qui suit est celui de l’allocution de Sandro Magister aux jour­nées d’étude orga­ni­sées du same­di 30 novem­bre au diman­che 1er décem­bre à Anagni, en la Sala del­la Ragione, à l’initiative de la Fondation Magna Carta et por­tant sur le thè­me : « À César et à Dieu. Église et poli­ti­que dans les pon­ti­fi­ca­ts de Jean-Paul II, Benoît XVI et François ».

Avec en sup­plé­ment la répon­se de Sandro Magister au ter­me des déba­ts.

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La vision politique du Pape François

de Sandro Magister
Anagni, le 30 novem­bre 2019

La vision poli­ti­que du Pape François s’enracine avant tout dans son expé­rien­ce de vie, en Argentine

Nommé maî­tre des novi­ces de maniè­re pré­co­ce, le jeu­ne Bergoglio, alors âgé de trente-quatre ans, a mili­té pour le retour au pays de Juan Domingo Perón, qui vivait à cet­te épo­que en exil à Madrid. Il est deve­nu le gui­de spi­ri­tuel des jeu­nes péro­ni­stes de la Guardia de Hierro qui éta­ient pré­sen­ts en for­ce dans l’université jésui­te du Salvador. Et il a pour­sui­vi son mili­tan­ti­sme même après avoir été nom­mé, de façon assez éton­nan­te, supé­rieur pro­vin­cial des jésui­tes d’Argentine en 1973, l’année même du retour de Perón et de sa réé­lec­tion triom­pha­le.

On retrou­ve Bergoglio par­mi les rédac­teurs du « Modelo nacio­nal », le testa­ment poli­ti­que que Perón a vou­lu lais­ser après sa mort. C’est pour tou­tes ces rai­sons qu’il s’est atti­ré l’hostilité féro­ce d’une bon­ne moi­tié des jésui­tes argen­tins, plus à gau­che que lui, tout par­ti­cu­liè­re­ment après qu’il ait cédé l’université du Salvador, qui avait été mise en ven­te pour ren­flouer les finan­ces de la Compagnie de Jésus, pré­ci­sé­ment à ses amis de la Guardia de Hierro.

C’est pen­dant ces années que le futur pape a éla­bo­ré le « mythe », ce sont ses pro­pres ter­mes, du peu­ple com­me acteur de l’histoire. Un peu­ple par natu­re inno­cent et por­teur d’innocence, un peu­ple qui a le droit inné d’avoir « tier­ra, techo, tra­ba­jo » et qu’il asso­cie avec le « san­to pue­blo fiel de Dios ».

Le « mythe du peuple »

Mais en plus de sa pro­pre expé­rien­ce de vie, la vision poli­ti­que du pape Bergoglio a éga­le­ment pris for­me grâ­ce à l’enseignement d’un maî­tre, com­me il l’a con­fié au socio­lo­gue fra­nçais Dominique Wolton dans un livre-entretien paru en 2017 sous le titre « Politique et socié­té » :

« Il y a un pen­seur que vous devriez lire : Rodolfo Kusch, un Allemand qui vivait dans le nord-ouest de l’Argentine, un très bon phi­lo­so­phe anth­ro­po­lo­gue. Il m’a fait com­pren­dre une cho­se : le mot ‘peu­ple’ n’est pas un mot logi­que. C’est un mot mythi­que. Vous ne pou­vez par­ler de peu­ple logi­que­ment, par­ce que cela revien­drait à fai­re uni­que­ment une descrip­tion. Pour com­pren­dre un peu­ple, com­pren­dre quel­les sont les valeurs de ce peu­ple, il faut entrer dans l’esprit, dans le cœur, dans le tra­vail, dans l’histoire et dans le mythe de sa tra­di­tion. Ce point est vrai­ment à la base de la théo­lo­gie dit ‘du peu­ple’. C’est-à-dire aller avec le peu­ple, voir com­ment il s’exprime. Cette distinc­tion est impor­tan­te. Le peu­ple n’est pas une caté­go­rie logi­que, c’est une caté­go­rie mythi­que ».

Avec les « mouvements populaires »

Donc, selon le pape Bergoglio, « il faut un mythe pour com­pren­dre le peu­ple ». Et ce mythe, il l’a racon­té, en tant que Pape, prin­ci­pa­le­ment à cha­que fois qu’il a ras­sem­blé autour de lui les « mou­ve­men­ts popu­lai­res ». A ce jour, il l’a fait à trois repri­ses : la pre­miè­re à Rome en 2014, la secon­de à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, en 2015, la troi­siè­me de nou­veau à Rome, en 2016. À cha­que fois il a enflam­mé son audi­toi­re par des discours inter­mi­na­bles, d’une tren­tai­ne de pages cha­cun, qui, réu­nis, con­sti­tuent désor­mais le pro­gram­me poli­ti­que de son pon­ti­fi­cat.

Ces mou­ve­men­ts que François con­vo­que auprès de lui, ce n’est pas lui qui les a créés, ils exi­sta­ient déjà avant son pon­ti­fi­cat. Ils n’ont rien de véri­ta­ble­ment catho­li­que. Ils sont en par­tie les héri­tiers des célè­bres ras­sem­ble­men­ts anti­ca­pi­ta­li­stes et no-global de Seattle et de Porto Alegre. Avec, en plus, la mul­ti­tu­de des laissés-pour-compte d’où le pape voit jail­lir « ce tor­rent d’énergie mora­le qui naît de l’implication des exclus dans la con­struc­tion du destin de la pla­nè­te ».

C’est à ces « laissés-pour-compte de la socié­té » que François con­fie la réa­li­sa­tion d’un ave­nir fait de ter­res, de mai­sons, de tra­vail pour tous. Grâce à un pro­ces­sus d’accession au pou­voir qui « trans­cen­de les pro­cé­du­res logi­ques de la démo­cra­tie for­mel­le ». Le pape a affir­mé aux « mou­ve­men­ts popu­lai­res », le 5 novem­bre, que le moment était venu d’amorcer un saut poli­ti­que, « afin de revi­ta­li­ser et de refon­der les démo­cra­ties, qui tra­ver­sent actuel­le­ment une véri­ta­ble cri­se », bref, pour ren­ver­ser les puis­san­ts de leurs trô­nes.

Les puis­san­ces con­tre lesquel­les le peu­ple des exclus se révol­te, ce sont « les systè­mes éco­no­mi­ques qui, afin d’assurer leur sur­vie, doi­vent fai­re la guer­re de maniè­re à réta­blir l’équilibre des bilans des éco­no­mies », c’est « l’économie qui tue ». Cette façon de voir est la clé grâ­ce à laquel­le il expli­que la « guer­re mon­dia­le frag­men­tée » et même le ter­ro­ri­sme isla­mi­ste.

Deux contradictions

Mais à ce sta­de, on peut déjà con­sta­ter, dans la poli­ti­que du pape François, une con­tra­dic­tion entre les paro­les et les actes.

Parce que pen­dant qu’il prê­che sans relâ­che con­tre les riches Épulons – qu’il n’identifie jamais et qu’il n’appelle jamais par leur nom -, les hom­mes les plus riches du mon­de et les magna­ts de la finan­ce font le pied de grue pour être reçus par lui. Et lui, non seu­le­ment les accueil­le à bras ouverts, mais il les cou­vre d’éloges.

Dans la pha­se ini­tia­le de son pon­ti­fi­cat, pour remet­tre sur les rails la Curie et ses finan­ces, François a appe­lé au Vatican les plus célè­bres socié­tés au mon­de en matiè­re d’organigrammes et de systè­mes finan­ciers, de McKinsey à Ernst & Young en pas­sant par Promontory et KPMG.

Il a fait l’éloge de Christine Lagarde, qui a été reçue à plu­sieurs repri­se alors qu’elle était à la tête du Fonds Monétaire International, la qua­li­fiant de « fem­me intel­li­gen­te qui sou­tient que l’argent doit être mis au ser­vi­ce de l’humanité et non l’inverse ».

Il a reçu en audien­ce, au vu et au su de tous, Tim Cook d’Apple, Eric Schmidt de Google et Kevin Systrom d’Instagram, accep­tant leurs géné­reu­ses dona­tions finan­ciè­res sous l’œil des camé­ras. Il a accep­té les finan­ce­men­ts de Paul Allen de Microsoft et du magnat mexi­cain Carlos Slim, qui cara­co­lent depuis des années au som­met du clas­se­ment « Forbes » des hom­mes les plus riches du mon­de.

Et puis il y a cet­te secon­de con­tra­dic­tion entre d’un côté ce refrain que le pape Bergoglio rabâ­che en per­ma­nen­ce d’un mon­de dans lequel « les riches sont tou­jours plus riches et les pau­vres tou­jours plus pau­vres », d’une con­cen­tra­tion tou­jours plus gran­de des riches­ses dans les mains de quelques-uns et d’une exten­sion déli­bé­rée de la pau­vre­té à des seg­men­ts tou­jours plus lar­ges de la popu­la­tion et – de l’autre côté – les don­nées sta­ti­sti­ques irré­fu­ta­bles.

Il suf­fit de dire que, si l’on s’en tient aux chif­fres four­nis par la Banque Mondiale, en 1990, 47% de la popu­la­tion de la pla­nè­te vivait avec moins d’1,9 dol­lar par jour. En 2015, vingt-cinq ans plus tard, ils sont moins de 10%. En Chine, dans le même laps de temps, ceux qui viva­ient dans des con­di­tions d’extrême pau­vre­té sont tom­bés de 61% à 4%.

Le « buen vivir » de l’Amazonie

Depuis plus de trois ans, François ne con­vo­que plus autour de lui les « mou­ve­men­ts popu­lai­res ». Mais c’est seu­le­ment par­ce que son popu­li­sme a chan­gé de cible et qu’il vise à pré­sent les tri­bus ama­zo­nien­nes.

Le 7 octo­bre der­nier, dans son discours d’ouverture des tra­vaux du syno­de sur l’Amazonie, le Pape est reve­nu sur son expé­rien­ce argen­ti­ne des années quatre-vingt, quand il a décla­ré : « un seul slo­gan, ‘civi­li­sa­tion et bar­ba­rie’, a ser­vi à l’époque à divi­ser et à anéan­tir la majeu­re par­tie des peu­ples auto­ch­to­nes ». Et aujourd’hui, a‑t-il pour­sui­vi, cet­te soi-disant civi­li­sa­tion con­ti­nue à s’acharner con­tre les « boli­tas, los para­gua­ya­nos, los para­guas, los cabe­ci­tas negras », en poin­tant du doigt leur bar­ba­rie. Une rai­son de plus pour que nous nous rap­pro­chions au con­trai­re des peu­ples ama­zo­niens « sur la poin­te des pieds, en respec­tant leur histoi­re, leur cul­tu­re, leur sty­le du bien vivre », sans plus de « colo­ni­sa­tion idéo­lo­gi­que » et sans la pré­ten­tion de « disci­pli­ner » ou de « dome­sti­quer » ces peu­pla­des.

Dans le docu­ment final du syno­de, au numé­ro 9, voi­ci com­ment s’exprime le « mythe » des tri­bu ama­zo­nien­nes :

« La recher­che de la vie en abon­dan­ce chez les peu­ples auto­ch­to­nes d’Amazonie se con­cré­ti­se dans ce qu’ils appel­lent le « bien vivre » et se réa­li­se plei­ne­ment dans les Béatitudes. Il s’agit de vivre en har­mo­nie avec soi-même, avec la natu­re, avec les êtres humains et avec l’être suprê­me, car il exi­ste une inter­com­mu­ni­ca­tion entre le cosmos tout entier, là où il n’existe ni excluant ni exclus. »

C’est à cet­te exal­ta­tion de l’innocence ori­gi­nel­le, du para­dis ter­re­stre ou du « bon sau­va­ge » rous­seaui­ste des tri­bus Amazoniennes qu’il faut éga­le­ment attri­buer l’affaire – que beau­coup con­si­dè­rent com­me un scan­da­le — en mar­ge du syno­de des pro­stra­tions devant des sta­tuet­tes de bois repré­sen­tant une fem­me nue et encein­te, iden­ti­fiées par le Pape lui-même com­me étant la « Pachamama », la divi­ni­té inca de la ter­re mère. François a nié que l’on ait cédé à des « ten­ta­tions ido­lâ­tres » et, dans une audien­ce publi­que à la clô­tu­re du syno­de, il a cité en exem­ple le com­por­te­ment de saint Paul par rap­port aux dieux de la Grèce anti­que, sans pour­tant tenir comp­te du fait que l’apôtre s’était lan­cé dans une cri­ti­que radi­ca­le de l’idolâtrie, une cho­se qui est tota­le­ment absen­te de l’affaire en que­stion.

Et ce n’est pas tout. L’exaltation du « buen vivir » des tri­bus ama­zo­nien­nes est allée jusqu’à l’acceptation sans cri­ti­que, dans le chef de cer­tains évê­ques et experts du syno­de, de pra­ti­ques tel­les que l’infanticide et l’élimination sélec­ti­ve d’adultes et de per­son­nes âgées con­si­dé­rées com­me incom­pa­ti­bles avec les exi­gen­ces de la com­mu­nau­té.

Voici en effet ce qui a été dit tex­tuel­le­ment le 15 octo­bre dans la sal­le de pres­se du Vatican, avec un déta­che­ment imper­tur­ba­ble et sans juge­ment de valeur, par l’anthropologue bré­si­lien­ne Marcia María de Oliveira, l’une des 25 col­la­bo­ra­tri­ces offi­ciel­les des secré­tai­res spé­ciaux du syno­de sur l’Amazonie :

« Il y a cer­tai­nes com­mu­nau­tés qui met­tent en pla­ce cer­tai­nes pro­cé­du­res ou cer­tai­nes ini­tia­ti­ves col­lec­ti­ves de con­trô­le des nais­san­ces. Tout cela est en lien avec la dimen­sion de la famil­le et de la tail­le des grou­pes. Tout se base sur la con­ser­va­tion, la sur­vie, l’alimentation, le nom­bre de per­son­nes qui com­po­sent le grou­pe… C’est éga­le­ment très lié aux rela­tions inter­nes, jusqu’à quel point cet enfant, ce vieil­lard, cet­te per­son­ne adul­te est en mesu­re de sui­vre le grou­pe dans ce que sont ses pro­pres mou­ve­men­ts inter­nes. »

Des tribunaux politiques

Au filon popu­li­ste de la poli­ti­que du pape François, on peut éga­le­ment ajou­ter deux de ses récen­ts discours à carac­tè­re juri­di­que.

Le pre­mier a été adres­sé le 5 juin 2019 à un som­met de magi­stra­ts latino-américains réu­nis au Vatican, avec de nom­breu­ses réfé­ren­ces au second des trois discours adres­sés aux « mou­ve­men­ts popu­lai­res », celui qu’il avait pro­non­cé en Bolivie et qui n’était mani­fe­ste­ment de son cru même s’il abon­dait dans son sens, mais qui était sans dou­te l’œuvre d’un des magi­stra­ts argen­tins pré­sen­ts, Raúl Eugenis Zaffaroni, un per­son­na­ge emblé­ma­ti­que, mem­bre de la cour inte­ra­mé­ri­cai­ne des droi­ts de l’homme et grand défen­seur d’une « théo­rie cri­ti­que » de la cri­mi­no­lo­gie qui fait remon­ter la genè­se du cri­me et la natu­re de la justi­ce à la struc­tu­re des clas­ses socia­les et aux iné­ga­li­tés.

« Il n’y a pas de démo­cra­tie avec la faim, il n’y a pas de déve­lop­pe­ment avec la pau­vre­té, il n’y a pas de justi­ce dans l’iniquité » : c’est ain­si que François a résu­mé sa vision, sous un ton­ner­re d’applaudissements.

Le second discours date du 15 novem­bre et a été adres­sé par le Pape aux par­ti­ci­pan­ts d’un con­grès de l’Association inter­na­tio­na­le de droit pénal.

Dans celui-ci, François a accu­sé la scien­ce péna­le de se com­plai­re dans « un savoir pure­ment spé­cu­la­tif » et, ce fai­sant, « de négli­ger les don­nées de la réa­li­té », c’est-à-dire ce « mar­ché divi­ni­sé » qui au nom de la maxi­mi­sa­tion des pro­fi­ts ne pro­duit que de « l’exclusion ». Les juri­stes devra­ient au con­trai­re « uti­li­ser leur pro­pre savoir pour affron­ter la macro-délinquance des cor­po­ra­tions » aux­quel­les le Pape asso­cie « l’irrationnalité puni­ti­ve qui se mani­fe­ste par des empri­son­ne­men­ts de mas­se, par la sur­po­pu­la­tion et des tor­tu­res en milieu car­cé­ral, par l’usage arbi­trai­re des for­ces de sécu­ri­té, par l’expansion du champ du droit pénal, la cri­mi­na­li­sa­tion de la con­te­sta­tion socia­le et l’abus de la réten­tion pré­ven­ti­ve. »

L’idée que cet­te « irra­tio­na­li­té puni­ti­ve » soit le pro­pre non pas d’un « mar­ché divi­ni­sé » mais bien de pays com­me la Chine, où le mar­ché est sous la tutel­le d’une dic­ta­tu­re poli­ti­que omni­pré­sen­te et liber­ti­ci­de, ne sem­ble même pas effleu­rer François.

Quant à ce discours, François l’a de nou­veau cité au cours de la con­fé­ren­ce de pres­se sur le vol de retour de son voya­ge au Japon. La même con­fé­ren­ce de pres­se au cours de laquel­le – en répon­se à une que­stion sur les remous finan­ciers qui agi­tent le Vatican – il a décla­ré avoir été lui-même per­son­nel­le­ment sou­te­nu et auto­ri­sé ora­le­ment et par écrit les ini­tia­ti­ves de la magi­stra­tu­re et de la gen­dar­me­rie du Vatican, au mépris de la sai­ne sépa­ra­tion des pou­voirs entre le judi­ciai­re et l’exécutif.

Pour une économie « franciscaine »

Voici enfin deux corol­lai­res, liés à deux rendez-vous fixés par le pape François au prin­temps 2020.

Le pre­mier ver­ra se réu­nir à Assise, du 26 au 28 mars pro­chain, un demi-millier de jeu­nes aspi­ran­ts éco­no­mi­ste du mon­de entier à l’occasion d’un ‘festi­val de l’économie des jeu­nes avec le pape, une voie du milieu entre Greta Thunberg et les puis­san­ts de la ter­re », com­me l’a annon­cé son prin­ci­pal orga­ni­sa­tion, Luigino Bruni, mem­bre du mou­ve­ment des Focolari, pro­fes­seur d’économie poli­ti­que à la LUMSA et con­sul­teur du dica­stè­re pour les laïcs, la famil­le et la vie.

Dans la let­tre d’invitation à l’événement, François a pro­po­sé rien moins qu’un « pac­te pour chan­ger l’économie actuel­le » et la rem­pla­cer par une « Economy of Francesco » (lire : saint François d’Assise, mais l’équivoque est faci­le).

Parmi les per­son­na­li­tés qui ont déjà con­fir­mé leur pré­sen­ce, outre M. Bruni et Stefano Zamagni, le pré­si­dent de l’Académie pon­ti­fi­ca­le des scien­ces socia­les, on trou­ve éga­le­ment les prix Nobel Amartya Sen et Muhammad Yunus, l’économiste mal­thu­sien Jeffrey Sachs, invi­té d’office à tous les évé­ne­men­ts du Vatican con­cer­nant l’économie et l’écologie, Carlo Petrini, fon­da­teur de Slow Food et ancien invi­té per­son­nel du pape Bergoglio au syno­de sur l’Amazonie ain­si que l’écologiste indien­ne Vandana Shiva, autant encen­sée dans le mon­de des « mou­ve­men­ts popu­lai­res » (elle a par­ti­ci­pé à leur troi­siè­me édi­tion mon­dia­le) que discré­di­tée par la com­mu­nau­té scien­ti­fi­que digne de ce nom.

Curieusement, Vandana Shiva et Carlo Petrini ont anti­ci­pé de trois ans la sanc­tion puni­ti­ve con­tre le péché d’« éco­ci­de » que François a décla­ré vou­loir intro­dui­re dans le caté­chi­ste, dans le second de ses discours aux juri­stes dont nous avons déjà par­lé. En effet, en octo­bre 2016, aux Pays-Bas, ils ava­ient tous deux mis en scè­ne un simu­la­cre de pro­cès au ter­me duquel ils ont con­dam­né par con­tu­ma­ce la mul­ti­na­tio­na­le bio­tech­no­lo­gi­que Monsanto pour ce même délit.

Écoles de compagnie, mais pas de Jésus

Le second rendez-vous a été fixé au 14 mai 2020 au Vatican et il sera ouvert à « tou­tes les per­son­na­li­tés publi­ques » qui « s’engageront au niveau mon­dial » dans le domai­ne de l’école, quel­le que soit leur reli­gion.

Il n’est guè­re éton­nant qu’un pape tel que Jorge Mario Bergoglio qui appar­tient à la Compagnie de Jésus – qui a été pen­dant des siè­cle la gran­de édu­ca­tri­ce des clas­ses diri­gean­tes – ait tel­le­ment à cœur l’école et la for­ma­tion des nou­vel­les géné­ra­tions. Mais ce qui est frap­pant, c’est l’absence tota­le de tou­te spé­ci­fi­ci­té chré­tien­ne dans le pro­jet édu­ca­tif qui est le sien.

Dans le mes­sa­ge vidéo par lequel François a lan­cé cet­te ini­tia­ti­ve, on ne trou­ve pas la moin­dre tra­ce ver­ba­le ni de Dieu, ni de Jésus, ni de l’Église. La for­mu­le qui revient sans ces­se est « nou­vel huma­ni­sme », à grand ren­fort de « mai­son com­mu­ne », de « soli­da­ri­té uni­ver­sel­le », de « fra­ter­ni­té », de « con­ver­gen­ce », d’« accueil », …

Et les reli­gions ? Elles sont tou­tes mises dans le même sac et neu­tra­li­sées dans un « dia­lo­gue » indi­stinct.   Pour « assai­nir le ter­rain des discri­mi­na­tions », le Pape ren­vo­ie au docu­ment « sur la fra­ter­ni­té humai­ne » qu’il a signé le 4 février 2019 avec le Grand Imam d’Al-Azhar, un docu­ment dans lequel « même le plu­ra­li­sme et la diver­si­té des reli­gions » sont attri­bués à la « sage volon­té divi­ne avec laquel­le Dieu a créé les êtres humains ».

La nou­veau­té de cet­te ini­tia­ti­ve de François vient juste­ment du fait que c’est la pre­miè­re fois qu’un Pape s’attribue et pro­meut un pac­te édu­ca­tif mon­dial aus­si radi­ca­le­ment sécu­la­ri­sé.

Mais ici, à nou­veau, le pape Bergoglio s’appuie sur ses expé­rien­ces pré­cé­den­tes en Argentine. C’est à Buenos Aires en effet qu’il avait fon­dé un réseau d’ « escue­las de veci­nos », d’écoles de quar­tier, pro­gres­si­ve­ment élar­gies à d’autres vil­les et nations jusqu’à deve­nir aujourd’hui un réseau d’un demi-million d’écoles sur cinq con­ti­nen­ts appe­lé « Scholas Occurrentes », éco­les pour la ren­con­tre, éri­gé depuis 2015 en pieu­se fon­da­tion de droit pon­ti­fi­cal et dont le siè­ge est basé à la Cité du Vatican.

Mais il n’y a pas grand-chose de « pieux » là-dedans. Dans les nom­breux discours adres­sés par François aux « Scholas », le silen­ce sur le Dieu chré­tien, sur Jésus et sur l’Évangile est pre­sque mor­tel. Et les sain­ts ? Disparus eux aus­si. Dans les mee­tings des « Scholas Occurrentes », à grand ren­fort d’audiences papa­les, les invi­tés sont des stars du mon­de du spec­ta­cle et du sport, de George Cooney à Richard Gere en pas­sant par Lionel Messi à Diego Armando Maradona.

Soumission au monde

Cet apla­tis­se­ment sécu­lier n’est pas anec­do­ti­que dans la vision poli­ti­que du pape François. Dans le « Corriere del­la Sera » du 2 octo­bre der­nier, Ernesto Galli del­la Loggia a vu juste en met­tant le doigt sur la ten­dan­ce de ce pon­ti­fi­cat à dis­sou­dre le catho­li­ci­sme « dans l’indistinct », à inter­pré­ter « l’intime voca­tion mis­sion­nai­re du catho­li­ci­sme envers le mon­de com­me équi­va­lant à la néces­si­té de se con­fon­dre avec le mon­de lui-même ».

Sauf que dans le mon­de, à par­tir de la secon­de moi­tié du ving­tiè­me siè­cle, c’est une « idéo­lo­gie éthi­que d’inspiration natu­ra­li­ste », fai­te de droi­ts indi­vi­duels, de paci­fi­sme, d’écologisme, d’antisexisme qui est en train de s’imposer, une idéo­lo­gie qui, quand elle n’exclut pas pure­ment et sim­ple­ment le discours reli­gieux, ne lui accor­de qu’une pla­ce secon­dai­re et déco­ra­ti­ve.

Donc, quand le Pape François renon­ce à tous les aspec­ts de l’identité histo­ri­que de l’Église et l’assimile à l’idéologie et au lan­ga­ge du mon­de, il fait un choix des plus hasar­deux. Il vou­drait fai­re en sor­te que le mon­de soit chré­tien au grand risque de plu­tôt mon­da­ni­ser l’Église.

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Réponse aux objections

(S.M.) Pendant le débat, cer­tains ont objec­té que François dit et fait éga­le­ment d’au­tres cho­ses — par­fois con­tra­dic­toi­res — par rap­port au por­trait que je fais de lui.  Comme par exem­ple le 29 novem­bre der­nier, quand le Pape a dénon­cé la fré­quen­te et désa­streu­se “ingé­ren­ce du juge dans des domai­nes qui ne lui appar­tien­nent pas” sur une que­stion de vie et de mort com­me l’eu­tha­na­sie.

C’est vrai.  Le Pape François ne man­que pas de dénon­cer avec des mots durs l’a­vor­te­ment, l’eu­tha­na­sie, l’i­déo­lo­gie du gen­re, par­fois avec des paro­les enco­re plus for­tes — “sicai­res”, “assas­sins” — que cel­les de ses pré­dé­ces­seurs.

Mais tou­tes ces con­dam­na­tions ne trou­vent que peu d’é­cho dans le cir­cuit de l’in­for­ma­tion.  Et François le sait, mais c’e­st com­me s’il s’é­tait adap­té à ce silen­ce.

La rai­son est à cher­cher dans le “quand” et le “com­ment” de ces décla­ra­tions du Pape.

Pour com­pren­dre à quel point les moda­li­tés d’u­ne com­mu­ni­ca­tion sont impor­tan­tes sur sa réson­nan­ce et son effi­ca­ci­té, il peut être instruc­tif de se rap­pe­ler ce qui s’e­st pas­sé en 1994, avant et après la Conférence inter­na­tio­na­le pour la popu­la­tion et le déve­lop­pe­ment con­vo­quée au Caire par l’ONU.

L’objet de la cet­te con­fé­ren­ce était d’ “assu­rer les droi­ts repro­duc­tifs”, une for­mu­le que Jean-Paul II avait tra­dui­te par “mort systé­ma­ti­que des enfan­ts à naî­tre”.  Ce Pape, peu de temps avant l’ou­ver­tu­re de la con­fé­ren­ce, avait pro­non­cé des paro­les très dure pour défen­dre la vie et la famil­le dans une série de plu­sieurs “Angelus” domi­ni­caux, il avait con­vo­qué les ambas­sa­deurs au Vatican, il avait remis aux respon­sa­bles de l’ONU un mémo­ran­dum repre­nant tou­tes ses objec­tions, il avait reçu le pré­si­dent amé­ri­cain Bill Clinton dans une audien­ce que les témoins ont défi­nie com­me “très ten­due”.

Avec com­me résul­tat que la con­fé­ren­ce du Caire est deve­nue dans les médias du mon­de entier une batail­le ran­gée du Pape con­tre les puis­san­ts de ce mon­de, pour ou con­tre l’a­vor­te­ment, les con­tra­cep­tifs et la sté­ri­li­sa­tion.  J’y étais et je rap­pel­le qu’on y avait même envoyé les plus grands cor­re­spon­dan­ts de guer­re, dont Christiane Amanpour pour CNN.

En reve­nant à l’ac­tua­li­té qui nous occu­pe, quel­le est en revan­che la for­me du “magi­stè­re” du Pape François?

À part le choix des momen­ts et des inter­lo­cu­teurs pour fai­re en sor­te que cer­tai­nes décla­ra­tions soient ampli­fiées ou au con­trai­re étouf­fées par les médias, je dirais qu’à sa base, on n’y trou­ve pas le prin­ci­pe ari­sto­té­li­cien de non-contradiction mais plu­tôt une sor­te de prin­ci­pe de con­tra­dic­tion.

Sur de nom­breu­ses que­stions, même les plus cru­cia­les, systé­ma­ti­que­ment François dit et ne dit pas, il se dédit et se con­tre­dit.  Souvent au cours d’un seul et même discours.  On se sou­vien­dra de sa mémo­ra­ble visi­te à l’é­gli­se luthé­rien­ne de Rome, quand une dame pro­te­stan­te lui a deman­dé si elle pou­vait com­mu­nier quand elle allait à la mes­se avec son mari catho­li­que.  Le Pape a dit tout et son con­trai­re: oui, non, je ne sais pas, fai­tes com­me vous vou­lez…  Avec com­me résul­tat qu’à par­tir de ce moment, au sein de l’Église catho­li­que, cha­cun fait com­me il veut.

François justi­fie cet­te façon de s’ex­pri­mer par la volon­té de met­tre en bran­che des “pro­ces­sus” d’ap­pro­fon­dis­se­ment et d’é­vo­lu­tion de la doc­tri­ne, dont il juge erro­né de fixer à l’a­van­ce les délais et les bali­ses.

“Amoris lae­ti­tia”, avec son man­que de clar­té dans l’au­to­ri­sa­tion ou pas de la com­mu­nion aux divorcés-remariés, est symp­to­ma­ti­que de ce magi­stè­re du “pro­ces­sus”.

Certains car­di­naux lui ont expo­sé les “dubia” que cela a géné­ré, mais il n’y a jamais répon­du.

Mais à dire vrai, il ne pou­vait pas répon­dre.  Car ces car­di­naux ava­ient tou­ché en plein dans le mil­le l’es­sen­ce de son magi­stè­re.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 3/12/2019