Un entretien révélateur, le dernier de François avec les jésuites.  Même dans ses contradictions

Quand le Pape François est en déplacement hors d’Italie, les conférences de presse dans l’avion ne sont pas le seul endroit où l’on peut l’interroger et entendre ses réponses en direct.  Il y a aussi ses rencontres avec les jésuites locaux qui se déroulent à huis clos mais dont le P. Antonio Spadaro assure systématiquement la transcription intégrale dans « La Civiltà Cattolica ».

Le compte-rendu de l’entretien entre François et les jésuites de Roumanie qui s’est déroulé le soir du 31 mai à la nonciature de Bucarest contient trois passages sur trois sujets qui sont particulièrement révélateurs de la pensée du Pape.

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Le premier concerne les accusations publiques faites au pape François d’avoir protégé et promu des prédateurs sexuels, en particulier l’ex-cardinal américain Theodore McCarrick et l’évêque argentin Gustavo Óscar Zanchetta.

Devant les jésuites de Rome, le pape n’a pas répété une nouvelle fois qu’il n’avait jamais été au courant des exactions de ces deux personnages.  Il a pourtant réaffirmé qu’il ne voulait pas répondre à de telles accusations, en justifiant son propre silence par deux exemples tirés de l’histoire de la Compagnie de Jésus.

Le premier exemple, c’est la douceur du jésuite saint Pierre Favre (1506-1547) que François a opposée au tempérament belliqueux d’un autre jésuite de son époque, saint Pierre Canisius (1521-1597) :

« Nous devons porter le poids de la vie et ses tensions sur nos épaules. […] il faut faire preuve de patience et de douceur. C’est ce que faisait Pierre Favre, l’homme de dialogue, de l’écoute, de la proximité, du chemin. Aujourd’hui, c’est le temps de Favre plus que de Canisius, qui était l’homme de dispute. En temps de critique et de tension, il faut faire comme Favre, qui a travaillé avec l’aide d’anges : il a prié son ange de parler aux anges des autres afin qu’ils puissent faire avec eux ce que nous ne pouvons pas faire. […] Ce n’est pas le moment de convaincre, de discuter. Si on a un doute sincère, oui, on peut dialoguer, clarifier. Mais ne répondez pas aux attaques ».

Le deuxième exemple est tiré des lettres – rassemblées dans un volume compilé par les jésuites de « La Civiltà Cattolica » – des supérieurs généraux de la Compagnie de Jésus à l’époque de la suppression de l’ordre, à la seconde moitié du dix-huitième siècle :

« Si vous lisez ce livre, vous verrez qu’il indique ce qui doit être fait en période de tribulation à la lumière de la tradition de la Compagnie. Qu’a fait Jésus au temps de la tribulation et de la fureur ? Il ne s’est pas mis à disputer avec les pharisiens et les sadducéens, comme il l’avait fait auparavant lorsqu’ils tentaient de poser des pièges. Jésus est resté silencieux. Au moment de la fureur, on ne peut pas parler. Tant que la persécution sévit, […] on embrasse la croix ».

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Ce second passage révélateur fait référence à l’idée chère au Pape François de la sagesse et de l’innocence innée du « peuple ».  Une idée qui sous-tend aussi bien sa conception théologique de l’Église comme « santo pueblo file de Dios » que sa conception politique qui est typiquement « populiste » :

« Quelles sont les vraies consolations ? […] Je les trouve avec le peuple de Dieu. […] Le peuple de Dieu comprend les choses mieux que nous. Le peuple de Dieu a un sens, le ‘sensus fidei’ qui corrige la ligne et te met sur le bon chemin ».

Pour appuyer cette conception, François a rapporté deux anecdotes :

Dans la première il a raconté avoir un jour rencontré une vieille dame avec des « yeux précieux, brillants » qui, après avoir échangé quelques mots, lui avait dit qu’elle priait pour lui tous les jours.  Et lui de lui demander : « Dis-moi la vérité, est-ce que tu pries pour moi ou contre moi ? ».  Et la vieille répondit : « Mais qu’on se comprenne ! Je prie pour vous ! Bien d’autres dans l’Église prient contre vous ! ».  Morale de l’histoire : « La vraie résistance [contre le Pape] ne réside pas dans le peuple de Dieu, qui se sent vraiment comme un peuple ».

L’autre anecdote remonte en revanche à l’époque où Jorge Mario Bergoglio était simple prêtre et se rendait chaque année au sanctuaire de Nuestra Señora del Milagro :

Il y a toujours tellement de monde là-bas. Un jour après la messe, alors que je sortais avec un autre prêtre, une dame simple du peuple s’approche, pas « ilustrada ».  Elle avait des images pieuses et des crucifix avec elle.  Et elle demande à l’autre prêtre : « Père, est-ce que vous me bénissez ? » Et lui – c’était un bon théologien – répondit : « Mais tu étais à la messe ? » Et elle répond : « oui, padrecito ». Puis il demande : « Savez-vous que la bénédiction finale bénit tout ? » Et la dame : « oui, padrecito ». […] À ce moment, un autre prêtre est sorti et le « padrecito » s’est tourné vers lui pour le saluer. À ce moment, la dame se tourne brusquement vers moi et dit : « Père, est-ce que vous me bénissez ? »  Voilà, voyez-vous ? La dame avait accepté toute la théologie, bien sûr, mais elle voulait cette bénédiction ! La sagesse du peuple de Dieu ! Le concret ! Vous direz : mais cela pourrait être de la superstition.  Oui, parfois, quelqu’un peut être superstitieux.  Mais ce qui compte, c’est que le peuple de Dieu est concret.  Dans le peuple de Dieu, nous trouvons le caractère concret de la vie, de vraies questions, de l’apostolat, des choses que nous devons faire. Les gens aiment et détestent comment on doit aimer et détester.

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Le troisième passage révélateur de son entretien avec les jésuites de Roumanie concerne la question de la communion aux divorcés remariés, une question toujours en suspens tant que les « dubia » exposés par quatre cardinaux restent sans réponse :

Le danger dans lequel nous risquons toujours de tomber sera toujours la casuistique. Quand le Synode sur la famille a commencé, certains ont dit : voilà, le Pape convoque un synode pour donner la communion aux divorcés. Et ils continuent ainsi encore aujourd’hui ! En réalité, le Synode a fait un parcours dans la morale matrimoniale, passant de la casuistique de la scolastique décadente à la vraie morale de saint Thomas.  Le point dans Amoris laetitia qui parle de l’intégration des personnes divorcées, s’ouvrant éventuellement à la possibilité des sacrements, s’est fait selon la morale la plus classique de saint Thomas, la plus orthodoxe, et non la casuistique décadente de « ce qu’on peut ou ne peut pas ».

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L’argument avancé ici par François pour justifier « Amoris laetitia » est celui qu’il avait déjà avancé, pratiquement avec les mêmes mots, aux jésuites du Chili et du Pérou qu’il avait rencontrés le 16 janvier 2018 à Santiago du Chili pendant son voyage dans ces pays.

Tout comme la comparaison entre saint Pierre Favre et saint Pierre Canisius, avec moult invocations aux anges, se retrouve à l’identique dans l’entretien entre François et les jésuites de Lituanie et de Lettonie qu’il avait rencontrés à Vilnius le 23 septembre 2018.

Il arrive très souvent que François se répète, surtout quand il improvise.  Mais il arrive que cela révèle au grand jour des aspects intimes de sa personnalité.

Par exemple, quand il en vient à dire aux jésuites du Chili et du Pérou que c’est « par hygiène mentale » qu’il refuse de lire ce qu’écrivent ses opposants :

« Pour ma santé mentale, je ne lis pas les sites internet liés à cette soi-disant ‘résistance’. Je sais qui ils sont, je connais ces groupes, mais je ne les lis pas, simplement pour ma santé mentale. […] Certaines résistances viennent de personnes qui croient posséder la véritable doctrine et t’accusent d’être hérétique. Quand je ne trouve pas de bonté spirituelle chez ces personnes, à cause de ce qu’elles disent ou écrivent, je prie simplement pour elles. J’éprouve de la peine, mais je ne m’arrête pas sur ce sentiment, par hygiène mentale ».

En d’autres occasions, le Pape Bergoglio a révélé d’autres blessures sur ses inquiétudes intérieures et sur les moments « de désolation » de sa vie.

Mais nous nous bornerons à mentionner l’une de ses plus récentes contradictions avec son prétendu refus de lire « les sites internet » de ses opposants.

Jeudi 13 juin, dans le discours adressé aux nonces apostoliques convoqués à Rome, à un certain moment, le Pape François leur a ordonné à eux aussi de couper tout contact avec les sites internet et les blogs des « groupes hostiles au Pape, à la Curie et à l’église de Rome ».

Et comment François a-t-il donc conclu son discours ?  Par les « litanies de l’humilité » du serviteur de Dieu et cardinal Rafael Merry del Val (1685-1930), secrétaire d’État de saint Pie X.

Une note en bas de page, dans le texte officiel du discours, renvoie à la source dont cette prière a été extraite.

Cette source est en fait une article du site internet « Corrispondenza Romana » signé par son fondateur et directeur, Roberto de Mattei, historien de l’Église et l’un des critiques les plus radicaux du pontificat actuel.

Serait-ce le signe que non seulement le Pape François consulte ces sites internet qu’il déclare mettre à l’index « par hygiène mentale » mais également qu’il s’en inspire au besoin ?

Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso.

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Date de publication: 17/06/2019