Comment le Pape Bergoglio réécrit sa propre vie. Les années de la « grande désolation »

Au cours de la ren­con­tre à huis clos qu’il a orga­ni­sée au début du Carême, le 15 février, en com­pa­gnie des prê­tres du dio­cè­se de Rome dont il est l’évêque, François a décrit de façon inat­ten­due le par­cours de sa pro­pre vie, en la décri­vant com­me une série de « pas­sa­ges », cer­tains lumi­neux, d’autres obscurs.

Relisons mot à mot cet­te auto­bio­gra­phie très instruc­ti­ve de la per­son­na­li­té de Jorge Mario Bergoglio, dans la trans­crip­tion offi­ciel­le qui en a été publiée et qui respec­te cet­te façon désor­don­nées qu’il a de s’exprimer en lan­gue ita­lien­ne.

La pre­miè­re pha­se con­si­ste en une ascen­sion rapi­de et ful­gu­ran­te vers ce qu’il décri­ra plus loin com­me la « toute-puissance » :

« A pei­ne ordon­né, j’ai été nom­mé supé­rieur l’année sui­van­te, maî­tre des novi­ces, puis pro­vin­cial, rec­teur de la facul­té… Une éta­pe de respon­sa­bi­li­té qui a com­men­cé dans une cer­tai­ne humi­li­té par­ce que le Seigneur a été bon mais après, avec le temps, tu te sens plus sûr de toi : ‘Je peux le fai­re, je peux le fai­re…’, c’est le mot qui revient le plus sou­vent. On sait com­ment aller de l’avant, com­ment fai­re les cho­ses, com­ment gérer… ».

En effet, le jeu­ne jésui­te Bergoglio a célé­bré sa pre­miè­re mes­se en 1969, en 1970 il devient maî­tre des novi­ces et en 1973, à seu­le­ment 37 ans, il est nom­mé supé­rieur de la pro­vin­ce argen­ti­ne de la Compagnie de Jésus. Il assu­me cet­te char­ge jusqu’en 1979, avant de lais­ser la pla­ce à un jésui­te pro­che de lui, Andrés Swinnen, et de deve­nir rec­teur du Colegio Máximo de San Miguel jusqu’en 1985.

Il faut cepen­dant remar­quer que déjà dans cet­te pha­se de suc­cès émer­geait en lui une inquié­tu­de inté­rieu­re qu’il cher­che à résou­dre en 1978 en se ren­dant « pen­dant six mois, une fois par semai­ne » chez un psy­cha­na­ly­ste juif, « qui m’a beau­coup aidé, quand j’avais 42 ans » com­me il l’a lui-même révé­lé l’été der­nier dans au socio­lo­gue fra­nçais Dominique Wolton dans un livre-entretien.

Mais voi­ci à le second « pas­sa­ge » de son auto­bio­gra­phie, non plus ascen­dan­te mais de dégrin­go­la­de bru­ta­le, que le Pape François a racon­tée aux prê­tres de Rome :

« C’était fini tout cela, tou­tes ces années de gou­ver­ne­ment… Et c’est là qu’a com­men­cé un pro­ces­sus de ‘mais main­te­nant je ne sais pas quoi fai­re’. Oui, con­fes­ser, finir ma thè­se de doc­to­rat – qui était là mais que je n’ai jamais sou­te­nue -. Et après recom­men­cer à repen­ser les cho­ses. Une pério­de de gran­de déso­la­tion, pour moi. J’ai vécu cet­te pério­de avec une gran­de déso­la­tion, une pério­de som­bre. Je croyais que c’était déjà la fin de la vie, oui, j’étais con­fes­seur, mais avec un esprit de défai­te. Pourquoi ? Parce que je croyais que la plé­ni­tu­de de ma voca­tion – mais sans le dire, main­te­nant je m’en rends comp­te – c’était de fai­re les cho­ses, celles-là. Eh non, il y a autre cho­se ! Je n’ai pas aban­don­né la priè­re, ça m’a beau­coup aidé. J’ai beau­coup prié, au cours de cet­te pério­de, mais j’étais ‘sec com­me un bout de bois’. Ca m’a beau­coup aidé, la priè­re là, devant le taber­na­cle… Mais à la fin de cet­te pério­de – les années, je ne me sou­viens pas si c’était en 1980… de 1983 à 1992, pre­sque dix ans, neufs années com­plè­tes -, à la fin, ma priè­re était très apai­sée, il y avait beau­coup de paix, et je me disais : ‘Qu’est-ce qui va se pas­ser, main­te­nant ?’, par­ce que je me sen­tais dif­fé­rent, très en paix. J’étais con­fes­seur et direc­teur spi­ri­tuel, à cet­te épo­que : c’était mon tra­vail. Mais je l’ai vécu d’une façon très som­bre, très som­bre et dans la souf­fran­ce, et même avec l’infidélité de ne pas trou­ver la rou­te, et la com­pen­sa­tion, com­pen­ser [la per­te] de ce mon­de fait de ‘toute-puissance’, cher­cher des com­pen­sa­tions mon­dai­nes ».

Désolation, pério­de som­bre, ari­di­té, esprit de défai­te… En effet, à par­tir de 1986, quand Víctor Zorzín, son enne­mi juré, devient le nou­veau pro­vin­cial des jésui­tes argen­tins, Bergoglio est rapi­de­ment mis sur la tou­che, envoyé en Allemagne pour étu­dier con­tre son gré et fina­le­ment con­traint à une sor­te d’exil dans la vil­le de Córdoba, entre 1990 et 1992, sans plus aucu­ne mis­sion.

Il tient le coup grâ­ce à la priè­re. Mais de la façon dont il le racon­te aujourd’hui, Bergoglio vit ses années dans une gran­de souf­fran­ce, dans une ten­sion jamais réso­lue entre sen­ti­ment de défai­te et volon­té de revan­che.

Et, auprès des auto­ri­tés de la Compagnie de Jésus, aus­si bien en Argentine qu’à Rome à la Curie géné­ra­li­ce, même jusque tout en haut au supé­rieur Peter Hans Kolvenbach, son man­que d’équilibre psy­cho­lo­gi­que et donc le fait qu’il n’était pas fia­ble éta­ient de noto­rié­té publi­que.

C’est peut-être pour résou­dre ce con­flit à titre posthu­me que le 20 jan­vier der­nier au Pérou, le Pape François, par­lant à bâtons rom­pus aux prê­tres et aux reli­gieux, a vou­lu rap­pe­ler qu’il « aimait beau­coup » Kolvenbach – « un jésui­te hol­lan­dais mort l’année der­niè­re » -, notam­ment par­ce « qu’on disait qu’il avait un tel sens de l’humour qu’il était capa­ble de rire de tout ce qui se pas­sait, de lui-même et même de son ombre ».

Mais reve­nons au récit que François a fait de sa pro­pre vie aux prê­tres de Rome, voi­ci la troi­siè­me et der­niè­re série de « pas­sa­ges », à nou­veau tous ascen­dan­ts, à com­men­cer par ce « coup de télé­pho­ne du non­ce » qui – dit-il – « m’a mis sur une autre voie », cel­le de l’épiscopat.

Nous som­mes au prin­temps 1992 et le non­ce du Vatican en Argentine de l’époque, Ubaldo Calabresi, l’appelle pour lui dire qu’il serait con­sa­cré évê­que par déci­sion de celui qui était alors arche­vê­que de Buenos Aires, le car­di­nal Antonio Quarracino, qui le vou­lait com­me auxi­liai­re.

La sui­te est une ascen­sion que rien n’arrêtera plus, d’évêque coa­d­ju­teur avec droit de suc­ces­sion à arche­vê­que de Buenos Aires, puis car­di­nal…

« Et puis, le der­nier pas­sa­ge, à par­tir de 2013. Je ne me suis pas ren­du comp­te de ce qui s’est pas­sé : je con­ti­nuais à être évê­que en me disait : ‘Débrouilles-Toi, c’est Toi qui m’a mis là ».

Le revi­re­ment mira­cu­leux qui, en 1992, l’a sor­ti de l’exil dans lequel ses con­frè­res de la Compagnie de Jésus l’avaient envoyé lui a été « pré­pa­ré par le Seigneur » — a‑t-il tenu à sou­li­gner – juste­ment pen­dant cet­te pério­de « som­bre, pas faci­le ».

Mais cet­te pério­de n’a pour­tant pas réso­lu ses inquié­tu­des psy­cho­lo­gi­ques, au con­trai­re, com­me le prou­vent deux « con­fes­sions » publi­ques qu’il a fai­tes en tant que pape, l’une au début de son pon­ti­fi­cat et l’autre il y a quel­ques semai­nes.

La pre­miè­re, il l’a fai­te à des étu­dian­ts d’instituts jésui­tes le 7 juin 2013, à pro­pos de sa déci­sion d’habiter à Sainte-Marthe plu­tôt qu’au Palais apo­sto­li­que :

“Pour moi, c’est une que­stion de per­son­na­li­té : c’est cela. J’ai besoin de vivre par­mi les per­son­nes, et si je vivais seul, peut-être un peu iso­lé, cela ne me ferait pas du bien. Un pro­fes­seur m’a posé la même que­stion : ‘Mais pour­quoi n’allez-vous pas habi­ter là-bas ?’. J’ai répon­du : ‘Écoutez pro­fes­seur, pour des rai­sons psy­cho­lo­gi­ques’. C’est ma per­son­na­li­té. Je ne peux pas vivre seul, comprends-tu ?”.

La secon­de, il l’a fai­te le 16 jan­vier der­nier à ses con­frè­res jésui­tes chi­liens, pen­dant le col­lo­que à huis clos (voir pho­to) qui fut ensui­te trans­crit et publié avec son accord dans « La Civiltà Cattolica » du 17 février, et elle con­cer­ne les rai­sons pour laquel­le il ne veut pas lire ce qu’écrivent ses détrac­teurs.

La rai­son – a‑t-il dit – c’est cel­le de pré­ser­ver ma pro­pre « san­té men­ta­le », ou en d’autres mots, ma pro­pre « hygiè­ne men­ta­le », des for­mu­les qu’il a mar­te­lées à près de trois repri­ses sur à pei­ne une minu­te de con­ver­sa­tion et qui pré­sup­po­sent un juge­ment évi­dent de « démen­ce » envers ceux qui le cri­ti­quent, sans espa­ce pour un débat ration­nel :

“Pour ma san­té men­ta­le, je ne lis pas les sites inter­net liés à cet­te soi-disant ‘rési­stan­ce’. Je sais qui ils sont, je con­nais ces grou­pes, mais je ne les lis pas, sim­ple­ment pour ma san­té men­ta­le. S’il y a quel­que cho­se de très sérieux, on m’en infor­me pour que je le sache. Vous les con­nais­sez… C’est une pei­ne, mais il faut aller de l’avant. Les histo­riens disent qu’il faut un siè­cle avant qu’un con­ci­le s’enracine. Nous som­mes à moi­tié che­min.

“Parfois, on s’interroge : mais cet hom­me, cet­te fem­me, ils ont lu le Concile ? Et il y a des gens qui n’ont pas lu le Concile. Et s’ils l’ont lu, ils ne l’ont pas com­pris. Cinquante ans après ! Nous, nous avons étu­dié la phi­lo­so­phie avant le Concile, mais nous avons eu l’avantage d’étudier la théo­lo­gie après. Nous avons vécu le chan­ge­ment de per­spec­ti­ve, et les docu­men­ts con­ci­liai­res exi­sta­ient déjà.

“Lorsque je perçois des rési­stan­ces, je cher­che à dia­lo­guer, lor­sque le dia­lo­gue est pos­si­ble ; mais cer­tai­nes rési­stan­ces vien­nent de per­son­nes qui cro­ient pos­sé­der la véri­ta­ble doc­tri­ne et t’accusent d’être héré­ti­que. Quand je ne trou­ve pas de bon­té spi­ri­tuel­le chez ces per­son­nes, à cau­se de ce qu’elles disent ou écri­vent, je prie sim­ple­ment pour elles. J’éprouve de la pei­ne, mais je ne m’arrête pas sur ce sen­ti­ment, par hygiè­ne men­ta­le”.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 20/02/2018