S’il est bien un pays qui représente plus que tous les autres l’éclipse de la foi chrétienne en Occident, qui a été analysée de façon magistrale par l’historien Roberto Pertici dans le prédécent article, il s’agit bien des Pays-Bas.
Jusqu’au début des années 1970, les Pays-Bas se distinguaient comme l’une des nations les plus chrétiennes, par la quantité des fidèles pratiquants et par son élan d’expansion. En effet, 12% des missionnaires catholiques dans le monde étaient hollandais.
Puis, très vite, ce fut l’effondrement. À tel point qu’aujourd’hui, les Pays-Bas sont l’un des pays les plus déchristianisés d’Europe. À peine un hollandais sur quatre déclare aujourd’hui appartenir à une Église catholique ou protestante, ou professer quelque foi que ce soit. Sur une population de plus de 17 millions d’habitants, les catholiques qui se déclarent comme tels ont chuté à 3,5 millions et parmi eux, à peine 150.000 vont encore à la messe le dimanche, en grande partie des immigrés. On ne compte plus les églises, aussi bien catholiques que protestantes, fermées et transformées en édifices profanes.
Dernièrement, un livre qui vient de sortir en Italie aux éditions Ares donne la parole à un témoin de premier plan du cas hollandais. Il s’agit d’une interview de l’archevêque d’Utrecht, le cardinal Willem Jacobus Eijk, par Andrea Galli. Celle-ci est particulièrement intéressante pour au moins deux raisons : tout d’abord pour la précision avec laquelle il identifie les causes de cet effondrement mais également pour la confiance qu’il place dans les premiers signes d’une renaissance, grâce au « petit reste » des fidèles « qui croient, qui prient, qui entretiennent un rapport personnel avec le Christ », malgré le fait que « quiconque trouve aujourd’hui le courage d’exposer la doctrine catholique, en particulier sur le mariage et l’éthique sexuelle, se fasse traiter de fou ». En exergue sur la couverture du livre, figure cette inquiétante question de Jésus : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Luc 18, 8). Mais le titre, « Dio vive in Olanda », exprime justement ce pari confiant sur le « petit reste » de croyants, sur le renouvellement des générations qui fait en sorte que la tempête révolutionnaire des années soixante et soixante-dix a fait place à « un caractère vraiment catholique, déjà dans la manière de célébrer la liturgie : ‘lex orandi, lex credendi’ ».
Ci-dessous, quelques passages de l’interview du cardinal Eijk dans laquelle il attribue l’éclipse de la foi chrétienne principalement à la culture « hyper-individualiste » qui s’est imposée en Occident à partir des années 1970, une culture qui ne saurait souffrir « un être qui la transcende, qu’il s’agisse de la famille, de l’État, de l’Église ou de Dieu ». Une culture à laquelle l’élite progressiste de l’Église hollandaise de l’époque, très active au Concile Vatican II, s’est soumise, s’anéantissant.
Mais avant de laisser la parole au cardinal Eijk, il est utile d’attirer l’attention sur deux autres éléments en rapport avec les questions qu’il analyse.
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Le premier élément concerne la ville de Rome, qui est également le diocèse dont le Pape François est l’évêque.
« À Rome, on ne se marie plus », commentait le « Corriere della Sera » le 10 décembre dernier pour résumer les données statistiques sur le mariage. En effet, au cours des dix dernières années, les mariages célébrés dans la capitale sont passés de 9500 à 6600, soit à peine 2 pour mille résidents, beaucoup moins que dans le reste de l’Italie où ils sont également en diminution.
Et ce n’est pas tout. Les mariages religieux qui, jusqu’à il y a une dizaine d’années, étaient plus nombreux que les mariages civils, ne représentent plus aujourd’hui que 39% du total. Et l’âge des époux a lui aussi radicalement changé.
L’année dernière, 22% des hommes et 7% des femmes qui se sont mariés avaient plus de 50 ans et dans pas moins de 211 mariages, les deux époux avaient plus de 60 ans.
Il est facile d’imaginer que la pandémie de coronavirus fasse plonger encore davantage le nombre de mariages, aussi bien civils que religieux. Les Pays-Bas ne constituent pas un cas isolé de déchristianisation. Le diocèse de Rome le suit également, plus lentement mais inexorablement.
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Le deuxième élément est un autre livre qui vient lui aussi de sortir en Italie des presses de Vita e Pensiero, mais qui avait été publié en langue originale en 2007. Il s’intitule « La patience envers Dieu » et son auteur est un théologien de très haut niveau, Tomás Halik, aveugle, qui a vécu les premières années de son sacerdoce dans la clandestinité.
En août 2015, Halik avait été désigné par le pape émérite Benoît XVI pour prononcer le discours introductif de la rencontre annuelle du « Ratzinger Schülerkreis », le cercle international de ses anciens étudiants de théologie, sur le thème : « Comment parler de Dieu aujourd’hui ».
Ce livre, magnifiquement écrit, mérite d’être lu dans son intégralité. Mais nous nous limiterons ici à citer quelques-unes de ses questions de départ :
« Le Pays dans lequel je suis né et où je vis est considéré comme étant l’un des pays les plus athées au monde. Mais peut-on vraiment mesurer la foi en ne comptant que le nombre de ceux qui se reconnaissent comme membres de l’Église, qui vont à messe et qui répondent par l’affirmative dans les sondages d’opinion quand on leur demande s’ils se considèrent croyants, et considérer automatiquement tous les autres comme athées ? Et tous les Zachée de l’Évangile, où les mettons-nous ? »
Halik fait référence à l’histoire religieuse tourmentée de sa patrie pour expliquer l’éloignement de nombreuses personnes de l’Église catholique. Mais il cite également deux « présidents philosophes », Tomás Masaryk et Václav Havel, qui n’étaient ni l’un ni l’autre athée, mais qui étaient toutefois ouverts à la dimension transcendante de la vie « dans un langage très différent du langage traditionnel de l’Église ».
Halik rappelle ensuite la parabole de Jésus sur le constructeur qui calcule comment construire une tour et sur le roi qui mesure la force de son armée, avec la conclusion inattendue que « celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple » (Luc 14, 33).
Pour commenter :
« Peut-être que si nous réfléchissions sur cette parabole, beaucoup de personnes dans l’Église cesseraient d’être effrayées par la ‘perte’ que l’Église – contrairement aux attentes de la majorité – à subie dans la période qui a suivi le concile. Parce que certaines de ces pertes – enseigne Jésus – sont un gain ». Et dans son livre, Halik veut justement en expliquer les motifs.
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Pour revenir au livre-entretien du cardinal Eijk, en voici quelques passages significatifs.
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« Une crise de foi jamais vue auparavant »
de Willem Jacobus Eijk
La chute de l’Église hollandaise peut nous enseigner quelque chose d’intéressant sur les causes d’une crise de foi encore jamais vue auparavant en tant qu’entité. Essayons de revenir aux années quarante du siècle dernier. Le 9 octobre 1947, pour être précis, un groupe de neuf personnes, laïcs et prêtres, se sont réunis au petit séminaire de l’archidiocèse d’Utrecht pour discuter des changements inquiétants que l’on observait parmi les catholiques de tout le pays. Les résultats de cette entrevue ont été publiés dans un livre au titre évocateur : « Onrust in de Zielzorg » [« Ferment dans le soin des âmes »]. Ces derniers constataient une usure pastorale, en outre ils constataient que le lien entre les catholiques et l’Église ne se fondait plus sur les contenus de la foi mais qu’il s’agissait d’un lien de type social. La foi était considérée comme un ensemble de commandements et un système de vérités abstraites qui ne touchaient plus la vie quotidienne. L’appartenance à l’Église était essentiellement un facteur communautaire : on allait à l’école primaire catholique, ensuite à l’école moyenne catholique, on était membre d’associations catholiques, surtout dans le domaine sportif ou du scoutisme. On était catholique pour des raisons d’appartenance sociale, parce qu’on grandissait dans des structures catholiques, et pas sur la base d’une foi vécue. […]
Sans aucun doute, l’Église des Pays-Bas, avec son unité basée sur des liens sociaux davantage que sur la vraie foi, était incapable de résister à des changements culturels aussi radicaux que ceux des années soixante. Pendant cette décennie, la richesse par tête d’habitant s’est accrue rapidement, ce qui a permis aux gens de vivre de façon autonome et donc indépendamment l’une de l’autre. Ce fut le grand coup d’envoi de la culture individualiste qui allait ensuite devenir hyper-individualiste. […]
L’hyper-individualisme ne veut pas d’un être qui la transcende, comme la famille, l’État, l’Église ou Dieu. Et s’il manifeste le besoin de l’un de ces réalités, il s’agit d’un besoin à des fins utilitaristes, c’est-à-dire, pour des intérêts – en général économiques – que l’individu est incapable de satisfaire seul, avec ses propres forces. Dans un tel contexte, on ne peut pas s’imaginer appartenir à une communauté, comme l’Église, qui partage des convictions communes, et encore moins avoir au-dessus de soi un pape ou une hiérarchie qui enseigne la vérité de la foi, y compris celles de la morale, sous la conduite de l’Esprit saint et participant de l’autorité du Christ. […]
Ce qui est frappant, c’est le fait qu’aux Pays-Bas, le débat sur l’introduction de l’euthanasie ait précédé celui sur la dépénalisation de l’avortement, contrairement à ce qui s’est passé dans pratiquement tous les autres pays. La raison en est probablement que notre pays avait commencé à parler d’euthanasie en 1969 déjà dans l’opuscule « Medische macht en medische ethiek » [« Pouvoir médical et éthique médicale « ] de Jan Hendrik van den Berg, professeur de psychiatrie de l’Université de Leida, qui recommandait la suppression des enfants nés avec de graves anomalies physiques causées par le thalidomide, un médicament anti-nauséeux pris par les femmes enceintes. […]
Catholiques et protestants ont pu maintenir une majorité au parlement jusqu’en 1967. En 1980, le parti catholique et deux partis protestants ont fusionné pour former le Christen-Democratisch Appel (CDA), devenu dans les années quatre-vingt le premier parti avec environ un tiers des sièges au parlement. Cela n’a toutefois pas empêché le parlement d’approuver la loi sur l’avortement en 1981. Le CDA s’est sécularisé et a très rapidement perdu ses caractéristiques d’origine. […] Outre ce parti chrétien-démocrate, qui est le plus grand, il existe deux partis protestants plus petits, la Christen-Unie (CU) et le Staatkundig Gereformeerde Partij (SGP). […]
Le CDA possède aujourd’hui 19 sièges au Parlement, le CU 5 et le SGP 3. Autrement dit, les partis politiques chrétiens n’occupent aujourd’hui ensemble plus que 27 sièges sur un total de 150. Cela n’empêche cependant pas que leur influence politique soit perceptible. Les Pays-Bas ont aujourd’hui un gouvernement qui consiste en un parti libéral de droite, un parti libéral de gauche – promoteur de la loi sur l’euthanasie de 2002 et de la légalisation du soi-disant mariage entre personnes de même sexe en 2001 – ainsi que du CDA et du CU. Ces deux derniers partis chrétiens s’opposent à un plan qu’avait le gouvernement précédent, celui de faire passer une loi sur la soi-disant « vie accomplie », pour permettre l’assistance au suicide de personnes qui déclarent souffrir de façon insupportable et sans issue, pour des raisons non médicales, telles que la solitude, un deuil, le grand âge. […] Même si les libéraux au gouvernement se sont déclarés en faveur de cette proposition de loi, les partis chrétiens ont été en mesure de la bloquer. […]
L’une des intentions du concile Vatican II était que l’Église s’ouvre à la société, chose qu’elle a faite, mais de son côté la société ne s’est pas ouverte à l’Église. Au contraire, elle l’a expulsée de la vie publique. L’Église est ensuite tombée dans l’une des plus profondes crises de foi de toute son histoire et ne se trouve pas aujourd’hui dans la meilleure position pour transmettre la foi à la société. De nombreux laïcs et de nombreux pasteurs sont confus par rapport aux contenus de la foi. Ce n’est qu’avoir mis sa propre maison en ordre que l’Église sera à nouveau véritablement capable d’évangéliser le monde. […]
Beaucoup parlent du danger d’un schisme, mais moi je pense que non. Je pense plutôt que ce qui s’est passé aux Pays-Bas se produira dans de nombreuses parties du monde. Il y a eu un assainissement silencieux avec le passage de génération. Les prêtres et laïcs de 1968, de ces années de débandade, aux idées ultra-progressistes, il n’en reste presque plus. Aux Pays-Bas, il ne reste plus que ceux qui croient, qui prient, qui ont un rapport personnel avec le Christ.
Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso.