Même à distance, on participe au mystère de la messe. Un commentaire du professeur De Marco

La note du pro­fes­seur Leonardo Lugaresi dans l’article pré­cé­dent a con­tri­bué à relan­cer la con­tro­ver­se sur l’avenir de cet acte con­sti­tu­tif de l’Église qu’est juste­ment la célé­bra­tion eucha­ri­sti­que et donc sur l’avenir de l’Église elle-même.

Voici un point de vue théo­lo­gie sous la plu­me du pro­fes­seur Pietro De Marco, pro­fes­seur émé­ri­te de socio­lo­gie des reli­gions à l’Université de Florence, d’Italie cen­tra­le et de Bologne, phi­lo­so­phe et spé­cia­li­ste de l’histoire de l’Église et de la théo­lo­gie.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Cher M. Magister,

Je me per­me­ts d’ajouter une peti­te glo­se à l’intervention remar­qua­ble de Leonardo Lugaresi.  Ce qui a fait défaut à la len­te et incer­tai­ne mise au point de la répon­se ecclé­sia­sti­que à l’épidémie, c’est d’établir une distinc­tion clai­re entre la suspen­sion dans l’urgence des mes­ses « cum popu­lo » et la sain­te mes­se en tant que tel­le, que rien n’empêche le prê­tre de célé­brer, de maniè­re salu­tai­re et vali­de, même « sine popu­lo ».

Je deman­dais il y a quel­ques jours à un évê­que de mes amis que l’on mar­que davan­ta­ge la distinc­tion qui exi­ste entre la limi­ta­tion de fait de ce con­cours de per­son­nes qui accom­pa­gne une célé­bra­tion litur­gie et la célé­bra­tion en elle-même.  Entre une égli­se vide, d’une part, et la réa­li­té intac­te de l’action litur­gie et de ses effe­ts, de l’autre.

Chaque litur­gie (« lei­tour­gía », ser­vi­ce de la cho­se publi­que, de « laós », peu­ple, mul­ti­tu­de et « ergon », œuvre) est un ser­vi­ce sacré effec­tué pour le bien public par des spé­cia­li­stes reli­gieux.  La con­fé­ren­ce épi­sco­pa­le d’Ombrie a publié un docu­ment signé par l’archevêque de Spoleto et de Nurcie, Mgr Renato Boccardo, un docu­ment – cou­ra­geux pour cet­te épo­que de l’Église – dans lequel on rap­pel­le que « la ‘matiè­re’ indi­spen­sa­ble de la mes­se est le pain et le vin, tout com­me la ‘for­me’ est don­née par l’acte célé­bra­tif pré­si­dé par le prê­tre ».  C’est pour­quoi « quand un prê­tre célè­bre l’eucharistie ‘avec l’intention de fai­re ce que veut fai­re l’Église’, cet­te mes­se actua­li­se objec­ti­ve­ment le mystè­re pascal du Christ ».  Telle est la doc­tri­ne clas­si­que et con­stan­te de l’Église — et je me per­me­ts d’ajouter — sans aucu­ne autre for­me de vali­da­tion.

La litur­gie eucha­ri­sti­que est avant tout mystè­re mémo­rial et action de louan­ge à Dieu.  Célébrée par le prê­tre « in per­so­na Christi capi­tis », elle en elle-même valeur « pro mul­tis ».  Ce n’est pas une expres­sion de socia­bi­li­té imma­nen­te et enco­re moins ne tire-t-elle sa réa­li­té sur­na­tu­rel­le d’en bas.  C’est ce que rap­pel­le le pro­fes­seur Lugaresi : « malheu­reu­se­ment, une bon­ne par­tie de la litur­gie post­con­ci­liai­re a mal com­pris et tra­hi cet­te indi­ca­tion, en la fai­sant pas­ser pour une invi­ta­tion à l’activisme litur­gi­que, c’est-à-dire à la pro­mo­tion du pro­ta­go­ni­sme humain dans ‘l’opus Dei’ ».  Je lui en sais gré.

Mais je me per­me­ts d’ajouter à l’évêque que les fidè­les doi­vent par con­sé­quent savoir qu’ils par­ti­ci­pent au mystè­re, même s’ils se trou­vent à distan­ce, pour autant qu’ils soient inté­rieu­re­ment dispo­sés selon l’intention avec laquel­le l’Église les con­vo­que ordi­nai­re­ment dans les espa­ces litur­gi­ques.  On aurait ain­si pu limi­ter aus­si bien la déso­rien­ta­tion sur le « que fai­re » que la con­cen­tra­tion sur les litur­gies « dome­sti­ques » dans lesquel­les le risque est grand de ver­ser dans le « tout est per­mis » célé­bra­tif.

Nous savons depuis tou­jours que la mes­se dépas­se les murs éri­gés pour pro­té­ger et inscri­re l’action sain­te : le tem­ple.  Étant don­né le tem­ple, et même en ver­tu du sym­bo­li­sme du tem­ple, la mes­se est un évé­ne­ment mystérico-cosmique.  L’absence de peu­ple ne dimi­nue par le tem­ple, tout com­me le tem­ple ne craint pas l’absence de peu­ple.  Toute mes­se par­ti­ci­pe à la mes­se éter­nel­le célé­brée par le Fils.  Et même célé­brée par le Père dans l’oblation du Fils, com­me le sou­li­gnait une gran­de éco­le fra­nçai­se de spi­ri­tua­li­té du XVIIe siè­cle (de Condren, Olier).  Sommet de ce lien entre ciel et ter­re qu’est la litur­gie.  La distan­ce du tem­ple ne devrait jamais inci­ter à cher­cher des alter­na­ti­ves mais plu­tôt à gar­der un esprit et un cœur fixés sur les lieux et les actes dans lesquels le mystè­re pascal se réac­tua­li­se.

Je ne niais pas, en discu­tant avec l’évêque, que la pré­sen­ce est avant tout cor­po­rel­le.  Et, étant don­né que l’on pour­rait se deman­der com­bien de mètres défi­nis­sent la pré­sen­ce par rap­port au chœur ou à l’autel, et qu’un cer­tain spi­ri­tua­li­sme moder­ne nous fait res­sen­tir davan­ta­ge la pré­sen­ce dans une peti­te égli­se qu’à Saint-Pierre ou sur une pla­ce gigan­te­sque, il exi­ste une phé­no­mé­no­lo­gie des encein­tes sacrées, des espa­ces sacrées, et pas seu­le­ment des édi­fi­ces, pour les gran­des assem­blées oran­tes, com­me pour l’Israël de l’Exode autour de la ten­te du sanc­tuai­re.  Sont donc éga­le­ment des lieux de Présence/présence une immen­se cathé­dra­le ou un espa­ce décou­vert cir­con­scrit ; avec pru­den­ce dans ce der­nier cas, du fait du risque pan­théi­ste d’une com­mu­nion simul­ta­née avec la natu­re.  Jusqu’à l’équivoque tei­lhar­dien de la « mes­se sur le mon­de », un mon­de pan­chri­sti­que uto­pi­que.

Il exi­ste donc des seuils dans le cas qui nous occu­pe, jail­li d’une urgen­ce.  Les cri­ses de seuil ou de « kata­stro­phé » sont con­sti­tu­ti­ves des pra­ti­ques humai­nes, sur­tout dans les inter­pré­ta­tions et les actions du sacré : des limi­tes outre lesquel­les un ordre d’intention et d’action devient autre de lui-même.  D’où la disci­pli­ne du rite, la rubri­que.  Seul le prin­ci­pe, l’espérance sur­na­tu­rel­le du « sup­plet eccle­sia » nous con­so­le en ces mois-ci.

Je vou­drais éga­le­ment dire un mot sur la distinc­tion entre spec­ta­cle et rite.  Le rap­pel patri­sti­que pro­po­sé par le pro­fes­seur Lugaresi est essen­tiel, en ces temps où même des litur­gi­stes de qua­li­té cher­chent dans le modè­le théâ­tral une refon­da­tion de la litur­gie.  Je crois que les résul­ta­ts déce­van­ts nous ont con­vain­cus qu’il n’y a pas de « mime­sis » sans spec­ta­teur par­ce que ce n’est pas dans l’acteur que se dérou­le la « mime­sis » ; l’acteur repré­sen­te, « fin­git », il feint.

Je distin­gue­rais cepen­dant le spec­ta­cle – en tant que « fic­tio » théâ­tra­le ou ciné­ma­to­gra­phi­que – de la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion, qui est la trans-formation in-formelle (une con­tro­ver­se inté­res­san­te) d’un évé­ne­ment public ou ren­du tel par les médias radio-télévisuels, sur une scè­ne face au mon­de.

Nous savons que sous l’œil des camé­ras, tout évé­ne­ment ren­du public, com­me ces chefs d’États qui con­ver­sent dans un salon, impo­se aux acteurs cer­tains com­por­te­men­ts étu­diés, par exem­ple la gra­da­tion dans le sou­ri­re.  Mais ces acteurs ne sont pas de vrais acteurs : la com­mu­ni­ca­tion spec­ta­cu­la­ri­sée – c’est-à-dire ren­due visi­ble, « exi­re ad spec­ta­cu­lum », aller voir – est cel­le des pro­ta­go­ni­stes eux-mêmes : le cour­roux du chef d’État, ou de Jorge Mario Bergoglio, ne se ter­mi­ne pas quand tom­be le rideau, il se pour­suit en tant qu’action poli­ti­que.  Partant, la tran­smis­sion télé­vi­sée d’un rite ne fait pas du rite un spec­ta­cle, une « dic­tio », elle rend visi­ble un acteur et un évé­ne­ment non pas mimé­ti­ques mas sacra­men­tels.  L’abus par le pas­sé du ter­me spec­ta­cu­la­ri­sa­tion – enten­du com­me alié­na­tion de l’événement authen­ti­que – risque, à mon avis, de dété­rio­rer enco­re aujourd’hui la « res » à laquel­le se réfè­re notre juge­ment.  Comme une poi­gnée de mains publi­que entre sou­ve­rains a des con­sé­quen­ces réel­les, la mes­se éga­le­ment a des con­sé­quen­ces bien réel­les éga­le­ment dans son pro­pre ordre.

Peu impor­te­rait alors de récu­pé­rer l’espace sacré, le « tem­plum » ?  Absolument pas.  La repro­duc­tion en soi-même, occa­sion­nel­le et « inté­rieu­re, du « tem­plum » entraî­ne tous les risques de dé-réalisation non-catholique qui accom­pa­gnent les inté­rio­ri­sa­tions.  Le for de l’âme indi­vi­duel­le ne véri­fie pas, n’accueille pas en elle, ne rend véri­ta­bles ni le sacer­do­ce ni la « plebs sanc­ta ».  Pendant la con­ta­gion, l’âme vit une sépa­ra­tion et une extrê­me pau­vre­té ana­cho­ré­ti­que, d’autant qu’elle n’est pas choi­sie mais impo­sée par les cir­con­stan­ces.  Il est donc juste de réin­té­grer l’espace sacré.  Mais il sera éga­le­ment impor­tant de reve­nir dans les égli­ses en étant bien con­scient d’une cho­se : ce n’est pas notre pré­sen­ce qui légi­ti­me­ra de nou­veau le rite, qui n’a du reste jamais été inter­rom­pu.  Ce seront le rite et la « plebs » qui nous con­fir­me­ront et nous com­plé­te­ront.

 

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Date de publication: 30/04/2020