Juge et accusé. Les deux corps du pape, dans le procès du siècle

Après neuf audien­ces empê­chées par des obsta­cles de pro­cé­du­re, s’est ouvert au Vatican ce 17 mars ce que les médias inter­na­tio­naux qua­li­fient de « pro­cès du siè­cle », à char­ge du car­di­nal Giovanni Angelo Becciu et d’autres accu­sés, prin­ci­pa­le­ment pour la désa­streu­se opé­ra­tion d’achat par la Secrétairerie d’État d’un immeu­ble situé Sloane Avenue à Londres.

Au cours de la pré­cé­den­ce audien­ce du 1er mars, les juges du tri­bu­nal du Vatican pré­si­dé par Giuseppe Pignatone ava­ient reje­té, dans une ordon­nan­ce de 40 pages, tou­tes les objec­tions por­tant sur la vali­di­té du pro­cès invo­quées jusque là par les avo­ca­ts de la défen­se, les con­si­dé­rant com­me étant non fon­dées.

Cela n’enlève rien au fait que la répu­ta­tion du systè­me judi­ciai­re actuel du Vatican, dont ce pro­cès est révé­la­teur, est tou­jours médio­cre. Les plus grands orga­nes de la pres­se inter­na­tio­na­le, du « Frankfurter Allgemeine Zeitung » au « Corriere del­la Sera » en pas­sant par « The Economist », s’accordent pour dire qu’il man­que les élé­men­ts con­sti­tu­tifs d’un État de droit moder­ne.

En effet, au Vatican et par­ti­cu­liè­re­ment durant ce pon­ti­fi­cat – qu’on avait annon­cé en gran­de pom­pe au mon­de entier com­me une entre­pri­se de moder­ni­sa­tion — il n’y a pas de « rule of law » qui vail­le pour tous, par­ce qu’au-dessus de cha­que règle codi­fiée, il y a le pou­voir suprê­me du Pape, qui à tout moment ordon­ne et fait ce que bon lui sem­ble sans que per­son­ne ne puis­se le juger, com­me le spé­ci­fie le canon 1404 du Code de droit cano­ni­que : « Prima sedes a nemi­ne iudi­ca­tur ».

Et c’est bien l’ombre de ce pou­voir suprê­me qui pla­ne sur le pro­cès en cours, dans lequel le Pape François a tout fait et défait tout selon son bon plai­sir.

On a pu assi­ster à une démon­stra­tion fla­gran­te de cet­te maniè­re arbi­trai­re de pro­cé­der le 24 sep­tem­bre 2020, à l’occasion de la dégra­da­tion publi­que de Mgr Becciu – qui a même été dépouil­lé de ses « droi­ts » de car­di­nal – déci­dée par le Pape François sans four­nir la moin­dre rai­son, sans per­met­tre à l’accusé de se défen­dre et cela plu­sieurs mois avant que ne s’ouvre le pro­cès à son encon­tre.

Sans par­ler des qua­tre « rescri­ts » signés par François pen­dant la pha­se ini­tia­le de l’enquête, tous les qua­tre émis à l’encontre des lois en vigueur et des droi­ts de la défen­se.

Jusqu’à ce jour, on con­nais­sait ces qua­tre « rescri­ts » dans leurs gran­des lignes mais ils n’avaient jamais été publiés dans leur inté­gra­li­té, enco­re moins par le Saint-Siège. Ce que fait en revan­che Settimo Cielo sur cet­te autre page sur laquel­le on peut en con­sul­ter une pho­to­co­pie inté­gra­le :

> I quat­tro “rescrip­ta” papa­li del pro­ces­so con­tro Becciu e altri

Le pre­mier « rescrip­tum », daté du 2 juil­let 2019, est sans dou­te le plus inté­res­sant par­ce qu’il lève un coin du voi­le – à sa maniè­re – sur la genè­se du pro­ces­sus.

Si l’on s’en tient à ce qu’écrit le Pape François, les pre­miers à avoir émis des dou­tes sur la « légi­ti­mi­té » et la « licéi­té » d’une opé­ra­tion en cours à la Secrétairerie d’État – cel­le con­cer­nant l’immeuble de Londres – aura­ient été le direc­teur de l’Institut pour les Œuvres de Religion, la ban­que du Vatican, à laquel­le la Secrétairerie d’État avait deman­dé, sans l’obtenir, un « finan­ce­ment d’une cer­tai­ne impor­tan­ce ».

Le direc­teur de l’IOR, Gian Franco Mammi, était pro­che de Jorge Mario Bergoglio depuis que ce der­nier était arche­vê­que de Buenos Aires, et son « infor­ma­tion con­fi­den­tiel­le » sur une suspi­cion de mal­ver­sa­tion aurait con­vain­cu le Pape de deman­der à l’IOR de pro­cé­der à des « véri­fi­ca­tions avec la plus gran­de rigueur et dans le plus grand secret ».

D’où les trois dispo­si­tions de ce pre­mier « rescrip­tum » pon­ti­fi­cal :

  • l’autorisation don­née à l’IOR de pro­cé­der à ses véri­fi­ca­tions « en déro­ga­tion aux obli­ga­tions de signa­le­ment à d’autres auto­ri­tés de l’État » ;
  • l’ordre don­né à l’IOR de four­nir « un compte-rendu détail­lé des infor­ma­tions en sa pos­ses­sion au bureau du pro­mo­teur de justi­ce » ;
  • la dispo­si­tion « que pour les besoins de l’enquête, le bureau du pro­mo­teur pro­cè­de à la con­clu­sion de ces enquê­tes en sui­vant la pro­cé­du­re som­mai­re. Avec facul­té de pren­dre direc­te­ment, au besoin en déro­geant aux règles en vigueur, tout type de mesu­re, y com­pris de natu­re con­ser­va­toi­re ».

Le second « rescrip­tum » por­te la date du 5 juil­let 2019, à pei­ne trois jours après le pre­mier, et auto­ri­se aus­si bien l’IOR que le bureau du pro­mo­teur de justi­ce à pren­dre des mesu­res d’écoute tech­no­lo­gi­ques con­tre les « suje­ts dont les acti­vi­tés de com­mu­ni­ca­tion ont été con­si­dé­rées uti­les au bon dérou­le­ment de l’enquête ». Et ceci « dans le plus grand secret » et avec « les moda­li­tés les plus adap­tées pour l’acquisition, l’utilisation et la con­ser­va­tion des pre­u­ves récol­tées ».

Le troi­siè­me « rescrip­tum » date du 9 octo­bre 2019, huit jours après l’irruption des gen­dar­mes du Vatican dans les bureaux de la Secrétairerie d’État et de l’Autorité d’Information Financière, et auto­ri­se le pro­mo­teur de justi­ce à employer « tous les docu­men­ts et sup­ports – papier et élec­tro­ni­ques – sai­sis » au cours de la per­qui­si­tion « sans que les auto­ri­tés con­cer­nées ne puis­sent oppo­ser quel­que type de secret que ce soit ».

(Il faut sou­li­gner qu’à la sui­te de la sai­sie de docu­men­ts con­ser­vés par l’AIF, réa­li­sée au mépris des règles inter­na­tio­na­les rigou­reu­ses en matiè­re de secret, le Saint-Siège a été tem­po­rai­re­ment expul­sé du Groupe Egmont, le réseau de ren­sei­gne­men­ts par­ta­gé par 164 État dont le Vatican fait par­tie).

Enfin, ce qua­triè­me « rescrip­tum », daté du 13 février 2020, dispo­se qu’en ce qui con­cer­ne les enquê­tes, restent en vigueur non seu­le­ment « tou­tes les pré­ro­ga­ti­ves attri­buées au bureau du pro­mo­teur de justi­ce » par les deux pre­miers « rescri­ts », mais aus­si « d’autres qui s’avéreraient néces­sai­res pour s’assurer des fai­ts ».

Tout cela don­ne une ima­ge d’un pro­cès en cours au Vatican dans lequel le Pape François serait à la fois réa­li­sa­teur et met­teur en scè­ne, et où il con­si­dè­re le pro­mo­teur de justi­ce com­me son bras armé.

Mais ce n’est pas tout. Bien que l’on pour­rait dédui­re des qua­tre pre­miers « rescrip­ta » papaux – com­me d’ailleurs des décla­ra­tions impro­vi­sées par le Pape dans la con­fé­ren­ce du 26 novem­bre 2019 à bord du vol de retour du Japon – que tout aurait com­men­cé à l’été 2019, avec les pre­miers suspec­ts et les enquê­tes qui aura­ient ensui­te don­né lieu au pro­cès, ce n’est pas com­me cela que les cho­ses se sont dérou­lées.

Un autre docu­ment impor­tant don­ne une tout autre recon­struc­tion de l’affaire : il s’agit de la Note infor­ma­ti­ve de 20 pages du sub­sti­tut du Secrétaire d’État, Edgar Peña Parra, remi­se au tri­bu­nal du Vatican avec l’autorisation du Pape pour qu’elle soit publiée, et dont Settimo Cielo a lar­ge­ment ren­du comp­te le 3 jan­vier der­nier.

Si l’on s’en tient à ce qui est écrit dans cet­te Note, la per­cep­tion, au Vatican, que l’opération de Londres était tout sauf trans­pa­ren­te remon­te en fait à l’automne 2018, tout com­me les efforts entre­pris pour limi­ter les per­tes. Et c’est le Pape François qui était à la manœu­vre.

En effet, c’est le Pape en per­son­ne qui, avant et après la Noël de cet­te même année, avait œuvré pour con­clu­re avec le finan­cier Gianluigi Torzi le rachat au prix fort – 10 mil­lions d’euros – du der­nier paquet de parts de la pro­prié­té lon­do­nien­ne. Et cela en dépit de la con­vic­tion de Mgr Penã Parra – écri­te noir sur blanc dans sa Note – qu’il ne s’agissait pas d’un accord paci­fi­que, mais de l’épilogue d’une extor­sion, d’une « escro­que­rie » aux dépens de la Secrétairerie d’État.

Interrogé pen­dant l’instruction du pro­cès con­tre Becciu et con­sorts, Mgr Aberto Perlasca, qui était à l’époque le direc­teur du bureau admi­ni­stra­tion de la Secrétairerie d’État, a con­fir­mé cet­te impli­ca­tion du Pape, tout en étant rapi­de­ment rap­pe­lé à l’ordre par le pro­mo­teur de justi­ce Alessandro Diddi : « Monseigneur, ce que vous dites n’a rien à voir ! Avant de fai­re ce que nous som­mes en train de fai­re, nous som­mes allés voir le Saint-Père et nous lui avons deman­dé ce qui s’était pas­sé, et nous pou­vons dou­ter de tout le mon­de sauf du Saint-Père ».

Ensuite ren­du public par un avo­cat de la défen­se lors de l’audience du pro­cès de ce 17 novem­bre der­nier, ce pas­sa­ge de l’interrogatoire de Mgr Perlasca a pous­sé le pro­cu­reur Diddi à se rétrac­ter et à nier avoir inter­ro­gé le pape.

Il n’en demeu­re pas moins que l’issue est sur­réa­li­ste. François se retrou­ve à jouer au réa­li­sa­teur du pro­cès, avec ses « rescri­ts » qui ont pilo­té son dérou­le­ment au mépris des droi­ts de la défen­se, tout en par­ta­geant la tête d’affiche de l’écheveau de l’intrigue que le pro­cès est cen­sé démê­ler, si l’on s’en tient à la Note de Mgr Peña Parra, vali­dée par le Pape en per­son­ne. Dans le même temps juge et accu­sé.

*

L’été 2019 aura été par­ti­cu­liè­re­ment riche en entor­ses aux lois en vigueur au Vatican effec­tuées par François pour télé­gui­der des pro­cès. On peut en citer au moins un en plus des qua­tre « rescrip­ta » dont nous venons de par­ler.

Un com­mu­ni­qué du Vatican datant du 17 sep­tem­bre de cet­te année a don­né l’information d’une « mesu­re ad hoc du Saint-Père du 29 juil­let der­nier qui a annu­lé les motifs d’irrecevabilité » qui empê­cha­ient « le ren­voi devant le tri­bu­nal respec­ti­ve­ment de don Gabriele Martinelli, accu­sé d’abus sexuels qui aura­ient eu lieu au petit sémi­nai­re Saint-Pie X avant 2012, et de don Enrico Radice, rec­teur du petit sémi­nai­re à l’époque des fai­ts, accu­sé de com­pli­ci­té ».

En effet, « la loi en vigueur à cet­te épo­que empê­chait l’ouverture d’un pro­cès en l’absence d’une plain­te dépo­sée dans un délai d’un an à dater des fai­ts repro­chés par la per­son­ne offen­sée », or ces fai­ts remon­ta­ient plu­sieurs années avant le 18 avril 2018, date de dépôt de la plain­te.

Mais François a levé l’obstacle et le pro­cès a pu avoir lieu. Pour se con­clu­re le 14 octo­bre 2021 par l’acquittement des pré­ve­nus.

Le petit sémi­nai­re dans lequel ces fai­ts se sont dérou­lés était situé à l’intérieur des murs du Vatican et a été fer­mé en sep­tem­bre 2021.

———

Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

Share Button

Date de publication: 22/03/2022