Fléau des abus. La médecine de l’évêque n’est pas celle de « The Economist »

(S.M.) À en croire la culture dominante bien résumée dans un éditorial de “The Economist” du 14 juillet, l’Église catholique n’aurait qu’une solution pour endiguer la plaie des abus sexuels du clergé : abolir la discipline du célibat. C’est la solution à laquelle s’est également résignée une partie de plus en plus grande de l’Église elle-même, avec la sempiternelle litanie de demandes pour les femmes prêtres, pour une nouvelle morale sexuelle et pour le remplacement de la hiérarchie par la démocratie. 

Mais pour le jeune et dynamique évêque de Trondheim, en Norvège, Erik Varden, qui est en train de se révéler comme étant l’une des voix les plus vivaces et sages du catholicisme d’aujourd’hui, le “phármakon” susceptible de guérir l’Église du fléau des abus est très différent, il s’agit de cette “médecine d’immortalité” qui est l’une des définitions les plus anciennes de l’Eucharistie. 

C’est ce qu’il écrit et défend dans une article paru dans le dernier numéro de “Vita e Pensiero”, la revue de l’Université Catholique de Milan, dont nous reproduisons ci-dessous les passages principaux. 

Mgr Varden reconnaît et approuve les mesures pratiques, judiciaires, adoptées par l’Église catholique pour réduire ce fléau. Mais elles ne sont pas suffisantes. Parce que l’essentiel est ailleurs. Il réside dans ce qui constitue la source et le sommet de la vie de l’Église, c’est-à-dire l’Eucharistie, le sacrifice de l’Agneau qui porte tout le poids des péchés du monde. 

“Avant que le péché soit ‘ôté’ – écrit-il -, il doit être assumé et porté”. Comme Jésus sur la croix. Un parcours pénitentiel axé sur l’Eucharistie est essentiel pour l’Église. Il faut « accomplir ce qui manque des souffrances du Christ”, comme le dit l’apôtre Paul. 

Mgr Varden cite un précédent historique, le grand acte pénitentiel qui a culminé avec l’érection à Paris de la Basilique de Montmartre, pour guérir les horreurs commises lors de la Révolution. Et il commente : “On ne peut pas comprendre la reconnaissance de la vie religieuse après la Révolution française ni apprécier la ferveur du mysticisme du XIXe siècle si l’on perd de vue cet aspect”. 

Il fait allusion à cette renaissance religieuse de l’époque romantique, avec le retour à la foi d’une partie importante de la culture européenne, comme l’a rappelé l’historien Roberto Pertici dans son essai publié en avril dernier sur Settimo Cielo. 

Mais Mgr Varden fait allusion à un autre précédent : le référendum qui a introduit l’avortement en Irlande en 2018, fruit de la vague de sécularisation mais également du scandale des abus du clergé, avec l’effondrement de la crédibilité de l’Église qui a suivi. 

Et c’est justement à ces catholiques d’Irlande que Benoît XVI a adressé en 2010 la lettre qui constitue sa réflexion la plus profonde sur le scandale des abus et sur les solutions pour le guérir. Là encore, avec une exhortation à un parcours pénitentiel trouvant sa nourriture dans l’Eucharistie. 

Et cette référence de Joseph Ratzinger au “phármakon” de l’Eucharistie est encore plus intense dans le texte qui a offert comme contribution au sommet sur les abus sexuels dans l’Église convoqué par le Pape François au Vatican en février 2019. 

La parole à Mgr Varden. 

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Les blessures de l’Église et les chemins de guérison 

d’Erik Varden 

L’une des premières définitions extrabibliques que nous avons de la Cène du Seigneur est une référence qui se trouve dans la « Lettre aux Éphésiens” d’Ignace d’Antioche. Ignace appelle l’Eucharistie “phármakon athanasías”, la médecine de l’immortalité. La mort est le mal pour lequel l’Eucharistie est principalement un remède. Et la mort, on le sait, est “le salaire du péché” (Romains 6, 23). Nous commettrions une erreur si nous cherchions en quelque sorte de séparer l’Eucharistie du déroulement de notre rédemption. […] Nous devons comprendre le sacrement dans les termes de tout le mystère du Christ, comme agent de destruction de la mort. […] 

Malheureusement, cet idéal a été trop souvent foulé aux pieds par des hommes qui auraient dû l’incarner et se laisser transformer par lui. […] La scandale des abus est une question à laquelle nous préférerions tous ne pas penser. L’étalement de l’horreur peut sembler plus que ce que nous pouvons supporter. Mais nous devons l’affronter. Car seule la vérité nous rend libres. […] 

Lundi 28 mai 2018, quatre jours après le référendum irlandais sur l’avortement, John Waters a rédigé un article pour l’édition en ligne de “First Things” intitulé “Ireland : An Obituary”. […] Voici comment Waters décrit l’enjeu : “Pour la première fois dans l’histoire, une nation a voté pour ôter le droit à la vie aux enfants à naître. Les victimes de ce terrible choix seront ceux qui sont le plus sans défense, ceux qui sont totalement sans voix ni mots. Voici le verdict pondéré du peuple irlandais, non pas – comme ailleurs – un édit des élites, imposé par décret parlementaire ou ‘fiat’ judiciaire. Les Irlandais sont à présent ces personnes heureuses qui saisissent leurs enfants pour les briser contre le roc (Psaume 136, 9). 

Comment une fureur aussi épouvantable a-t-elle pu éclater ? Hélas, la réponse est à portée de mains. L’effondrement de la crédibilité de l’Église, non seulement en Irlande mais dans le monde, a été énorme. Les révélations continuelles des abus – abus de pouvoir, abus de statut, abus sexuels et violences – ont poussé de larges secteurs de la nation irlandaise, et de beaucoup d’autres nations, à regarder l’Église avec dégoût, et donc à rejeter l’identité catholique et, pour remplir le vide, à embrasser un agenda radicalement sécularisé. La réserve de l’Église à la veille du référendum irlandais ne peut se comprendre que dans ce contexte : à l’étranger, il y avait cette sensation que tout ce que l’Église aurait pu dire n’aurait fait qu’empirer les choses. 

Voilà la situation dans laquelle nous catholiques nous nous trouvons, […] La densité et l’étendue de l’ombre obscure sont immenses. Il est probable que la dernière moitié du siècle dernier, qui avait été accueilli initialement comme l’aube d’une nouvelle Pentecôte, restera dans les souvenirs comme une période d’apostasie. Je ne cherche pas à être inutilement apocalyptique. Je suis convaincu qu’il est fondamental d’avoir une lecture de cette crise dans une perspective théologique et de formuler une réponse théologique. 

Au niveau pratique, beaucoup a déjà été fait, grâce à Dieu. Il est douloureux mais utile de répertorier l’étendue des abus. Le soin des victimes doit être essentiel. Les auteurs des abus doivent répondre de leurs actes. Les réformes juridiques et canoniques pour garantir l’efficacité d’un procès équitable sont bonnes. Il est bon de disposer de garde-fous bien clairs. Il est bon que nous ayons trouvé les mots pour dénoncer une corruption qui s’est répandue silencieusement bien trop longtemps. 

Toutefois, si nous devons affronter cette crise en tant que croyants, il est nécessaire d’aller plus loin. Parce que nous ne devons pas nous limiter à affronter un héritage de criminalité. Nous sommes face à un héritable de péché. 

Le péché, nous le savons, peut être pardonné. L’Église a toujours enseigné, comme le dit l’Écriture Sainte, que Dieu est prompt à pardonner. Quotidiennement, l’Eucharistie est offerte “pour le pardon des péchés”. Le fait qu’un péché ait été pardonné, toutefois, n’efface par le dommage qu’il a causé, aussi bien au pécheur qu’à ceux qui ont été frappés par la conséquence du péché. Il pourrait encore y avoir besoin de réparation et de purification, que ce soit dans cette vie ou dans la prochaine. La théologie parle, de manière austère, de la “punition temporelle pour les péchés déjà pardonnés”. Personnellement, je trouve utile de penser en termes de “salaire du péché”. Nous savons par expérience comment un péché commis laisse une blessure dans notre âme, une blessure sur laquelle nous devons continuer à verser le baume de la miséricorde de Dieu. Plus le péché est grave, plus la blessure et contagieuse et la guérison lente. Être catholique aujourd’hui c’est, si je puis dire, vivre au sein d’une blessure énorme, infectée, ulcéreuse, qui demande à être guérie. Qui fait sienne cette blessure, pour la tenir devant Dieu afin que, à la fin, la santé puisse être rétablie ? 

Pour expliquer ce que j’entends par cette question, je voudrais faire un parallèle avec le début du XIXe siècle. Dans la foulée de la Révolution française et des horreurs commises en son nom, la France catholique est tombée en genoux dans une prière de réparation. Le grand monument à ce remord croissant a été la basilique de Montmartre, consacrée au Sacré-Cœur. Dans la coupole, on peut lire, en lettres d’or, cette dédicace : “Sacratissimo Cordi Iesu Gallia poenitens et devota et grata” : “Au Sacré-Cœur de Jésus, la France pénitente, dévote et reconnaissante”. La basilique a été construite comme un gage pénitentiel, un espace consacré à la prière perpétuelle dans le Saint-Sacrement, pour invoquer la grâce eucharistique du Christ sur une nation détruite. 

Ce que la basilique représente extérieurement a été vécu comme une réalité intérieure, secrète, par un nombre innombrable d’âmes. On ne peut pas comprendre la reconnaissance de la vie religieuse après la Révolution française ni apprécier la ferveur du mysticisme du XIXe siècle si l’on perd de vue cet aspect. Les paroles mystérieuses de saint Paul sur le fait “d’accomplir ce qui manque aux souffrances du Christ” ont été perçues par beaucoup comme un appel personnel. Le sacrifice salvifique a été accompli sur le Calvaire, une fois pour toutes. Il est “parfait”. Mais il n’est pas achevé. Il se répand au sein de l’Église, corps du Christ, à travers une présence réelle. Pascal a écrit dans ses “Pensées” : “Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.” Beaucoup de bons chrétiens ont fait leur part dans le travail de réparation, par le Christ, avec Lui et en Lui, des dégâts causés par d’autres.  

Pour nous, tout cela peut sembler terriblement dépassé, et même un peu embarrassant. […] Et pourtant, cela repose sur des bases solides. Avant que le péché ne soit “ôté”, il doit être assumé et porté. Tel est la signification de la Croix, que le Christ nous appelle à partager à travers un mystère enfoui dans la structure de l’Eucharistie. L’Agneau victorieux est inséparable de l’Agneau sacrificiel, l’Agneau qui porte le péché du monde. […] 

Je pense qu’il faille entreprendre un immense travail de purification et de partage de la douleur dans l’Église aujourd’hui. Je pense que cette endurance, assumée librement et en toute conscience, est une condition préliminaire pour la guérison. […] 

Quand je regarde le monde d’aujourd’hui, il est clair que ce travail est encore extrêmement nécessaire. Quant à savoir si le potentiel de guérison du mystère salvifique se montrera efficace dans notre époque, cela dépendra en grande partie de nous, appelés par le Christ à vivre comme membre de son corps, de la manière dont nous conservons la grâce qui nous a été confiée. 

Le Nouveau Testament culmine dans une majestueuse description de comment, du trône de l’Agneau, jaillissent des fleuves d’eau vive vers l’extrémité de la terre. Les fleuves sont entourés par les bourgeons de l’arbre de vie dans l fruit est inépuisable et dans les feuilles sont “un remède pour les nations” (Apocalypse 22, 1 et suiv.) Ferons-nous en sorte que notre vie et notre mort soient un cours d’eau le long duquel la guérison du Christ puisse se répandre, pour atteindre les lieux désertiques, frappés par la mort de notre monde et du cœur de l’homme ? Le Voyant de Patmos a conclu son livre par un “Amen” clair. Faisons en sorte que, de la même manière, ce soit notre note finale. 

* 

ERRATA CORRIGÉ – Dans son article, Erik Varden a commis une petite erreur de date en anticipant la construction de la basilique du Sacré-Cœur à après la Révolution française. En réalité, elle a été décidée par l’Assemblée nationale en 1873 en mémoire des victimes de la Commune de Paris et des Français morts dans la guerre de 1870-71. Elle sera inaugurée après une autre terrible guerre, en 1919. Dans tous les cas, il s’agissait bien d’un grand acte pénitentiel, comme le souligne l’évêque, qui s’excuse pour l’erreur de mémoire. 

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.

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Date de publication: 16/08/2022