Adieu « fratelli tutti ». Avant le conclave, que les cardinaux relisent « Dominus Jesus »

Depuis quelques mois, une nouvelle revue créée expressément pour eux circule parmi les cardinaux, dans le but avoué de les aider à « se connaître pour prendre les bonnes décisions dans les moments importants de la vie de l’Église ». Autrement dit : en prévision du futur conclave.

La revue a le titre latin de « Cardinalis », est envoyée à tous les membres du Sacré Collège et peut être lue en quatre langues, y compris en ligne. Elle est éditée en France, à Versailles. La rédaction est assurée par « une équipe de vaticanistes de tous les pays et de diverses tendances ». Le premier numéro est sorti en novembre 2021 avec en couverture le cardinal irakien Louis Raphaël Sako, patriarche de Babylone des Chaldéens, et le second en avril de cette année avec en couverture le cardinal Camillo Ruini.

L’interview d’ouverture de ce dernier numéro est en fait consacrée à ce cardinal érudit de 91 ans qui a joué un rôle tout à fait majeur au cours des pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI.

Settimo Cielo a récemment publié deux réflexions du cardinal Ruini sur Dieu et sur l’homme, c’est-à-dire sur les questions capitales pour la mission de l’Église dans le monde. Et de nouveau, dans cette interview pour « Cardinalis » – réalisée par la vaticaniste américaine Diane Montagna – il insiste sur ce qui sont les vérités « centrales et décisives » du christianisme, sur lesquelles l’Église gagne ou perd tout :

« Le premier point, qui est aussi le plus important, est celui sur lequel Benoît XVI a beaucoup insisté : la foi et la confiance en Dieu, le primat de Dieu dans notre vie. Le second point, inséparable du premier, est la foi en Jésus Christ Fils de Dieu et notre unique sauveur. Le troisième est l’homme, créé à l’image de Dieu et devenu en Christ son fils adoptif, l’homme appelé à la vie éternelle, l’homme qui aujourd’hui déjà cherche à vivre en fil de Dieu ».

En particulier, il ne faut pas occulter – souligne Ruini – la vérité de Jésus Christ unique sauveur de tous, affirmée par le Nouveau Testament et réaffirmée par la déclaration « Dominus Iesus » de 2000, un « document fondamental » contre le relativisme présent jusque dans l’Église.

Ruini ne le dit pas, mais l’idée que cette vérité capitale devrait revenir au centre de l’attention des cardinaux appelés à élire le prochain pape est soulignée avec force quelques pages plus loin dans ce même numéro de « Cardinalis », dans un article au titre sans équivoque de « Memorandum pour un futur conclave ».

Signé par le professeur Pietro De Marco mais produit par un think tank plus large, ce « Memorandum » met en garde contre le fait de mettre sur un pied d’égalité la révélation chrétienne et les autres religions ou à dépouiller la mort sur la croix de Jésus de toute dimension rédemptrice, la réduisant à un message éthique de transformation des cœurs et de la société :

« L’affirmation du caractère unique et universel de la médiation salvifique du Christ constitue, en revanche, une partie centrale de la bonne nouvelle que l’Église proclame sans interruption depuis les temps apostoliques. ‘Ce Jésus est la pierre méprisée de vous, les bâtisseurs, mais devenue la pierre d’angle. En nul autre que lui, il n’y a de salut, car, sous le ciel, aucun autre nom n’est donné aux hommes, qui puisse nous sauver.’ (Ac 4, 11-12).

Si l’on occulte cette vérité primordiale « on file, comme cela arrive malheureusement, vers la dissolution du sujet chrétien ». Et donc, même dans un conclave – avertit le « Memorandum » – il faudra remettre au centre de la réflexion « la fidélité à la mission de Pierre de confirmer ses frères » sur cet élément fondamental du Crédo chrétien. En oubliant ces compromissions produites par certaines lectures iréniques et banalisantes d’encycliques telles que « Fratelli tutti » du Pape François.

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De manière surprenante, sauf pour ceux qui sont bien informés, à la veillé du conclave de 2005 qui élira Joseph Ratzinger pape, un cardinal avait appelé avec force à ses confrères à mettre la vérité de Jésus Christ unique sauveur de tous à la base de leur réflexion.

Ce cardinal était Giacomo Biffi (1928-2015), grand théologien et archevêque de Bologne entre 1984 et 2003, qui dans une intervention du 15 avril 2005 dans une des réunions à huis clos qui ont précédé ce conclave, s’est adressé de la sorte aux participants :

« Je voudrais signaler au nouveau pape l’affaire incroyable de la déclaration ‘Dominus Iesus’: un document explicitement partagé et approuvé publiquement par Jean Paul II; un document pour lequel je tiens à remercier vivement le cardinal Ratzinger. Jamais, en 2000 ans – depuis le discours de Pierre après la Pentecôte – on n’avait ressenti la nécessité de rappeler cette vérité: Jésus est l’unique et indispensable Sauveur de tous. Cette vérité est, pour ainsi dire, le degré minimum de la foi. C’est la certitude primordiale, c’est pour les croyants la donnée la plus simple et la plus essentielle. Jamais, en 2000 ans, elle n’a été remise en doute, pas même pendant la crise de l’arianisne ni à l’occasion du déraillement de la Réforme protestante. Qu’il ait fallu rappeler cette vérité à notre époque montre à quel point la situation est grave aujourd’hui. Pourtant, ce document, qui rappelle la certitude primordiale, la plus simple, la plus essentielle, a été contesté. Il a été contesté à tous les niveaux. À tous les niveaux de l’action pastorale, de l’enseignement de la théologie, de la hiérarchie.

On m’a raconté qu’un bon catholique avait proposé à son curé de faire une présentation de la déclaration ‘Dominus Iesus’ à la communauté paroissiale. Le curé (un prêtre par ailleurs excellent et bien intentionné) lui a répondu: Laissez tomber. C’est un document qui divise’. ‘Un document qui divise’. Belle découverte! Jésus lui-même a dit: ’Je suis venu apporter la division’ (Luc, 12, 51). Mais trop de paroles de Jésus se retrouvent aujourd’hui censurées par la chrétienté; au moins par la chrétienté la plus bavarde ».

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Et en effet, la déclaration « Dominus Iesus » publié le 6 août 2000 et signé par celui qui était alors cardinal préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, Joseph Ratzinger, fut l’objet de critiques virulentes, non seulement de l’extérieur de l’Église catholique mais également de la part de hauts représentants de la hiérarchie tels que le cardinal Edward Cassidy, à l’époque président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, et son successeur Walter Kasper.

Pour en diminuer l’autorité, ses opposants avaient coutume d’attribuer la paternité de « Dominus Iesus » au seul préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, sans réelle approbation de la part du Pape.

Mais il n’en était rien. Dans une contribution à un livre à la mémoire de Jean-Paul II écrit en 2014 après sa renonciation à la papauté, Joseph Ratzinger a rappelé la syntonie totale entre lui et le pape lors de la publication de ce document. Avec ces paroles textuelles :

« Parmi les documents qui concernent différents aspects de l’œcuménisme, celui qui a suscité les plus fortes réactions a été la déclaration ‘Dominus Jesus’, publiée en 2000, qui résume les éléments non négociables de la foi catholique. […]

Face au tourbillon qui s’était développé autour de ‘Dominus Jesus, Jean-Paul II m’annonça qu’il avait l’intention de défendre ce document de manière tout à fait claire lors de l’Angélus.

Il m’invita à rédiger pour l’Angélus un texte qui soit, pour ainsi dire, étanche et qui ne permette aucune interprétation différente. Il fallait montrer de manière tout à fait indiscutable qu’il approuvait inconditionnellement le document.

Je préparai donc un bref discours. Toutefois je n’avais pas l’intention d’être trop brusque ; je cherchai donc à m’exprimer avec clarté mais sans dureté. Après l’avoir lu, le pape me demanda encore une fois : ‘Est-ce que c’est vraiment assez clair ?’. Je lui répondis que oui.

Ceux qui connaissent les théologiens ne seront pas étonnés d’apprendre que, malgré cela, il y a eu par la suite des gens qui ont soutenu que le pape avait pris prudemment ses distances par rapport à ce texte ».

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Dans un autre de ses écrits quelques mois plus tard, sous forme d’un message à l’Université pontificale urbanienne, le Pape émérite Benoît XVI a répété l’importance vitale de la vérité contenue dans « Dominus Iesus », même sans la citer explicitement.

L’Université urbanienne est l’université missionnaire par excellence, liée à la Congrégation pour l’Évangélisation des peuples.

Et c’est le point de départ que Ratzinger a adopté pour réagir aux doutes qui menacent l’idée même de la mission « ad gentes », que beaucoup voudraient voir remplacée par un dialogue paritaire entre les religions, en vue d’une « force de paix commune ».

Sans réaliser que ce faisant – écrit Ratzinger – on abandonne « la vérité qui pousse les chrétiens depuis l’origine » à prêcher l’Évangile aux confins de la terre :

« On présuppose que l’authentique vérité en ce qui concerne Dieu est, en dernière analyse, impossible à atteindre et que, tout au plus, on ne peut rendre présent ce qui est ineffable qu’en recourant à des symboles variés. Cette renonciation à la vérité semble réaliste et utile à la paix entre les religions du monde. Et cependant elle est mortelle pour la foi. En effet, la foi perd son caractère contraignant et sérieux si tout se réduit à des symboles qui, au fond, sont interchangeables et ne peuvent renvoyer que de loin à l’inaccessible mystère du divin ».

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Et ce n’est pas tout. En plus de la signature du cardinal Ratzinger, au bas de la déclaration « Dominus Iesus », on retrouve également celle du secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la foi de l’époque, Tarcisio Bertone.

Dans un livre-entretien ultérieur, le cardinal Bertone révélera d’autres détails sur la genèse de « Dominus Iesus » ainsi que sur l’accord total entre Jean-Paul II et Ratzinger :

« Un élément typique de la fermeté doctrinale de Jean-Paul II avait trait à sa passion pour une christologie véritable, authentique. C’est lui-même qui avait demandé au premier chef la déclaration dogmatique sur l’unité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église, ‘Dominus Iesus’, malgré les rumeurs qui ont attribué le fait d’avoir voulu cette fameuse déclaration à une ‘fixation’ du cardinal Ratzinger ou de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, des rumeurs qui s’étaient propagés jusque dans les milieux catholiques. Oui, c’est bien Jean-Paul II lui-même qui avait demandé en premier cette déclaration, parce qu’il avait été marqué par les réactions critiques à son encyclique sur le caractère missionnaire de l’Eglise, ‘Redemptoris Missio’, dans laquelle il avait voulu encourager les missionnaires à annoncer le Christ même dans des contextes où d’autres religions sont présentes, pour ne pas réduire la figure de Jésus à celle d’un fondateur d’un mouvement religieux comme un autre. Les réactions avaient été négatives, surtout en Asie, et le Pape en était resté très affecté. Alors, pendant l’Année sainte de 2000 – année christologique par excellence – il avait dit : ‘S’il vous plaît, préparez une déclaration dogmatique’. Et c’est ainsi que ‘Dominus Iesus’ a vu le jour, dense, dépouillée et rédigée dans un langage dogmatique. Elle a gardé toute son importance dans le climat actuel de l’Église parce que, en partant de l’analyse d’une situation préoccupante au niveau mondial, elle offre aux chrétiens les lignes d’une doctrine fondée sur la révélation susceptible de guider un comportement cohérent et fidèle au Seigneur Jésus, unique et universel sauveur. »

Au journaliste qui lui demandait comment le Vatican avait réagi aux critiques, le cardinal Bertone a répondu :

« Non seulement dans les milieux laïcs mais également dans les milieux catholiques, certains se sont ralliés à ces critiques. Le Pape en est resté doublement affecté. Il y eut une session de réflexion consacrée à ces réactions, surtout celles des catholiques. À la fin de la réunion, le Pape déclara avec force : ‘je veux défendre ‘Dominus Iesus’ et je veux en parler le dimanche 1er octobre, pendant la prière de l’Angélus – j’étais présent en personne, ainsi que le cardinal Ratzinger et le cardinal Re – et je voudrais dire ceci et cela’. Nous avons pris note des idées et nous avons rédigé le texte que le Pape a approuvé et prononcé. C’était le dimanche où les martyrs chinois étaient canonisés. La coïncidence avait suggéré à certains une certaine prudence : ‘Il ne serait pas convenable – lui avaient suggéré certains – que vous parliez de ‘Dominus Jesus’ justement ce jour-ci, il est mieux que vous le fassiez dans un autre contexte. Ce serait mieux de postposer, vous pourriez en parler le 8 octobre, le dimanche du jubilé des évêques, en présence de centaine de prélats’. Mais le Pape répondit à ces objections : ‘Comment ? Je dois postposer maintenant ? C’est hors de question ! J’ai décidé que ce serait le 1er octobre, j’ai décidé que ce serait ce dimanche-là et je le ferai ce dimanche-là !».

Et à l’Angélus de ce 1er octobre 2000, en effet, Jean-Paul II présenta « Dominus Iesus » comme « que j’ai approuvée sous une forme particulière ». Et il conclut : « J’ai espoir que cette Déclaration qui me tient à cœur, après tant d’interprétations erronées, puisse finalement jouer son rôle de clarification ».

Un rôle plus que jamais d’actualité.

 
Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.

 

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Date de publication: 12/05/2022