La diplomatie vaticane à l’épreuve des conflits en Iran et à Gaza. Une opinion à contre-courant

(s.m.) Je reçois et je publie. L’auteur de cet­te note, Pietro De Marco, est expert en phi­lo­so­phie, théo­lo­gie et histoi­re, il a ensei­gné la socio­lo­gie de la reli­gion à l’Université de Florence et à la Faculté théo­lo­gi­que de l’Italie cen­tra­le.

Sur la pho­to d’Associated Press, Téhéran sous les bom­bes israé­lien­nes.

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Le Saint-Siège et la conjoncture au Moyen-Orient

de Pietro De Marco

1. Médiation et arbitrage

La suspen­sion des guer­res en cours ne pas­se pas par la mise en œuvre d’un arbi­tra­ge clas­si­que. En effet, dans aucun des cas de bel­li­gé­ran­ce, de l’Ukraine aux deux fron­ts du Proche-Orient (Israël-Hamas, Israël-Iran), il ne s’agit de guer­res décla­rées visant à obte­nir « une solu­tion poli­ti­que par d’autres moyens » dans le but de résou­dre un dif­fé­rend, mais bien des guer­res de valeurs, qui visent à la destruc­tion d’un enne­mi moral et cul­tu­rel, ou enco­re des guer­res « asy­mé­tri­ques » d’un type nou­veau, pro­vo­quées et menées par plu­sieurs suje­ts et avec une varié­té de tac­ti­ques, par défi­ni­tion non décla­rées.

Dans le cas russo-ukrainien, le carac­tè­re idéal et les valeurs invo­quées par Poutine sont fic­tifs et ne sont que pure pro­pa­gan­de, et le « casus bel­li » n’est qu’un pré­tex­te, mais elles demeu­rent un nœud autour du cou de ceux qui ont ini­tié l’agression.

Sur la scè­ne du Moyen-Orient, les acteurs agres­sifs, et par con­sé­quent ceux qui réa­gis­sent et s’opposent à eux (Israël, et en par­tie les États-Unis), se posi­tion­nent d’emblée – c’est-à-dire dans la réa­li­té quo­ti­dien­ne des guer­res hybri­des – hors de l’autorité d’arbitrage des orga­ni­smes inter­na­tio­naux et du droit inter­na­tio­nal lui-même.

Ce der­nier, en fin de comp­te, n’est qu’un systè­me sans pou­voir coer­ci­tif, et il n’est d’ailleurs pas en mesu­re de l’obtenir sinon de maniè­re con­tro­ver­sée et inef­fi­ca­ce. Seul un « domi­nus » pla­né­tai­re, seul déten­teur d’une coer­ci­tion légi­ti­me, pour­rait juger et sanc­tion­ner, et donc peut-être pré­ve­nir, un con­flit entre par­ties et entre États. Mais il fau­drait pour cela qu’il pas­se d’abord sur le corps de tous les pré­ten­dan­ts au trô­ne. Ce qui relè­ve davan­ta­ge de la dysto­pie que de l’utopie.

Nous assi­stons donc dans les fai­ts à des guer­res hybri­des de type « guer­re révo­lu­tion­nai­re ». Les guer­res hybri­des sont très étu­diées et ne sont pas bien dif­fi­ci­les à iden­ti­fier ; mais l’opinion publi­que démo­cra­ti­que, encli­ne à nier que l’Occident puis­se avoir des enne­mis, réa­git enco­re en con­dam­nant la moin­dre vel­léi­té de puis­san­ce de ses oppo­san­ts. Pareil par­mi les juri­stes.

L’une carac­té­ri­sti­que des guer­res hybri­des sédi­men­tées depuis long­temps est leur dimen­sion d’endoctrinement capil­lai­re du grou­pe humain à « libé­rer », c’est-à-dire à sacri­fier en mas­se le jour où l’on en vient aux armes. L’endoctrinement est en fait la mani­pu­la­tion de l’univers ima­gi­nai­re des indi­vi­dus pour le peu­pler d’ennemis moraux à haïr aujourd’hui et à éli­mi­ner demain. Un jeu­ne par­ti­ci­pant au raid du 7 octo­bre a télé­pho­né fiè­re­ment à ses paren­ts en disant : « Regardez ! J’ai tué pas moins de dix Juifs ! ».

C’est ain­si que tout à fait ouver­te­ment, dans le pro­jet d’hégémonie chii­te au Moyen-Orient, Israël est d’abord et avant tout « ini­mi­cus » (l’ennemi moral) et non « hostis » (l’ennemi sur le champ de batail­le, l’adversaire), pour repren­dre une distinc­tion clas­si­que et indi­spen­sa­ble. « Inimicus » qui devient aus­si « hostis » dans les con­fli­ts armés, fai­sant oublier à cer­tains obser­va­teurs que, dans ces guer­res aty­pi­ques, les hosti­li­tés sont en fait l’émergence con­tin­gen­te d’une guer­re menée entre deux camps, depuis un cer­tain temps, sous d’autres for­mes.

En résu­mé, les guer­res de ces der­niè­res années, ou de ces der­niers jours, mon­trent aus­si ce qu’est une guer­re hybri­de « révo­lu­tion­nai­re ». Paradoxalement, l’artisan de paix qui obtien­drait le retrait de l’armée israé­lien­ne de Gaza devrait pour­sui­vre à son tour (et com­ment ?) le tra­vail de liqui­da­tion des mili­ces insur­gées, sinon il n’y aura pas de paix. La guer­re hybri­de est la con­di­tion con­stan­te du Sud-Liban, que l’opinion publi­que ne voit que lor­sque les chars israé­liens se dépla­cent.

Il est donc dif­fi­ci­le de se poser en arbi­tres entre les hai­nes et autres pul­sions cul­tu­rel­les non négo­cia­bles, ou qui ne sont négo­cia­bles et sur­mon­ta­bles qu’entre indi­vi­dus (l’individu juif, l’individu pale­sti­nien, l’individu ira­nien, etc.). Bien sûr, sur le front ira­nien, il est pos­si­ble de négo­cier des con­trô­les inter­na­tio­naux des sites d’enrichissement d’uranium et de plu­to­nium qui sera­ient con­stan­ts et sans entra­ve. Mais, avec la clas­se diri­gean­te ira­nien­ne actuel­le, ce serait négo­cier l’impossible. Et s’il est que­stion d’un con­trô­le exté­rieur impo­sé, com­me il devra l’être en fin de comp­te, cela revien­drait à pla­cer sous pro­tec­tion inter­na­tio­na­le une zone (nucléai­re et mili­tai­re) de sou­ve­rai­ne­té natio­na­le ira­nien­ne. Ce « vul­nus » de sou­ve­rai­ne­té néces­sai­re ren­tre­rait alors dans le domai­ne des inter­ven­tions pré­ven­ti­ves obli­ga­toi­res, rele­vant de la com­pé­ten­ce de l’ONU. Mais la len­teur et la par­tia­li­té de l’ONU – à tel point que l’on pour­rait dire que l’ONU elle-même est par­tie pre­nan­te à une guer­re hybri­de con­tre Israël depuis des décen­nies – rend cet­te orga­ni­sa­tion inter­na­tio­na­le peu fia­ble, inca­pa­ble de pren­dre des mesu­res pré­ven­ti­ves effi­ca­ces, com­me cela a été le cas avec le soi-disant con­fi­ne­ment du Hezbollah au Sud-Liban.

Ce con­tex­te con­fè­re à l’État juif une gran­de lati­tu­de déci­sion­nel­le. Une fois la cer­ti­tu­de et l’imminence du risque avé­rés, cet­te lati­tu­de lui per­met d’exercer légi­ti­me­ment la ripo­ste pré­ven­ti­ve. Même dans le cas de Gaza, on peut sou­te­nir qu’il fail­le con­si­dé­rer la pour­sui­te de la guer­re, après la pre­miè­re répon­se de repré­sail­les au raid du 7 octo­bre, com­me une pré­ven­tion légi­ti­me con­tre tou­te agres­sion ana­lo­gue dans le futur.

La léga­li­té de la guer­re d’Israël est for­te­ment débat­tue, par­ti­cu­liè­re­ment cel­le qu’elle vient de décla­rer con­tre l’Iran, tout com­me sa vision poli­ti­que à long ter­me, avec deux fron­ts ouverts (qui sont en réa­li­té un même front). Qui vivra ver­ra.

Selon la doc­tri­ne actuel­le, la guer­re pré­ven­ti­ve en tant que tel­le pré­sup­po­se qu’« il ne peut y avoir de réin­té­gra­tion du droit [dans le cadre inter­na­tio­nal] à tra­vers un pro­ces­sus nor­mal ». Mais cet­te con­vic­tion et ses con­sé­quen­ces por­tent à légi­ti­mer une situa­tion anti-juridique ou pré-juridique (« l’état de natu­re » de Kant), léga­li­sant de fac­to ce qui est « ex lege ». Pourtant, il y a des situa­tions limi­tes que le droit recon­naît uni­ver­sel­le­ment et qu’il n’abandonne pas à « l’état de natu­re », mais plu­tôt à des disci­pli­nes : tou­tes les urgen­ces, et le droit de la guer­re tout entier. L’affirmation selon laquel­le on ne peut pas être à la fois en faveur de la guer­re pré­ven­ti­ve tout en restant démo­cra­ti­ques dans l’ordre inter­na­tio­nal ne tient pas comp­te de l’état de néces­si­té.

L’action destruc­tri­ce d’un dan­ger immi­nent n’a pas et ne peut pas avoir de « stra­té­gie de sor­tie » en soi. L’urgence étant d’anéantir le dan­ger lui-même, c’est-à-dire l’ennemi en tant que tel. Lorsqu’une guer­re hybri­de émer­ge com­me un com­bat à pro­pre­ment par­ler, la défi­ni­tion de la guer­re s’y adap­te plei­ne­ment. L’élaboration de l’après relè­ve du poli­ti­que. Le tra­vail des orga­ni­smes inter­na­tio­naux et des orga­nes poli­ti­ques devrait se con­cen­trer sur cela, plu­tôt que sur le cours de la guer­re, qui a sa pro­pre logi­que. Mais, com­me on sup­po­se que rien de poli­ti­que ne se pas­se à Gaza et qu’il ne s’agit que d’un dra­me huma­ni­tai­re, per­son­ne ne tra­vail­le sérieu­se­ment à l’après.

2. Quelle activité diplomatique pour le Saint-Siège ?

Dans ce con­tex­te, quel juge­ment public et quel­les actions peut-on atten­dre du Saint-Siège ? Je par­le bien du « Saint-Siège », par­ce qu’une action aux moda­li­tés réso­lu­ment per­son­na­li­stes (qui se ferait au détri­ment de la Secrétairerie d’état et d’autres orga­ni­smes) com­me le fai­sait le pape François n’était pas et n’est pas desti­née à avoir des effe­ts. Pour ces­ser, les guer­res n’ont pas besoin d’une « voix auto­ri­tai­re » sup­plé­men­tai­re pour prê­cher la paix, car il n’y a pas d’énoncés per­for­ma­tifs sans réa­li­tés, sans for­ces, aptes à les met­tre en œuvre. Pour ces­ser, les guer­res ont besoin d’une véri­ta­ble éli­mi­na­tion de leurs cau­ses, ou à tout le moins d’une par­tie néces­sai­re et suf­fi­san­te d’entre elles.

En ce qui con­cer­ne le Saint-Siège, à moins d’opter pour un sage silen­ce, la for­mu­la­tion publi­que d’un juge­ment « com­plet » serait quant à elle qua­li­fian­te. Pour me fai­re bien com­pren­dre : je con­si­dè­re par exem­ple com­me incom­plè­te et en fin de comp­te erro­née tou­te for­mu­la­tion « huma­ni­tai­re » sur Gaza ne dési­gnant pas expli­ci­te­ment le Hamas com­me co-responsable quo­ti­dien – et pre­mier respon­sa­ble – des souf­fran­ces actuel­les de la popu­la­tion pale­sti­nien­ne.

Quant au con­flit israélo-iranien, on a peut-être entre­vu un juge­ment « com­plet », même dans le lan­ga­ge de la diplo­ma­tie, lors de l’audience jubi­lai­re du 14 juin der­nier, au cours de laquel­le Léon XIV a décla­ré, avec la briè­ve­té qui le carac­té­ri­se et que nous espé­rions tant, qu’il n’est pas lici­te entre les peu­ples d’attenter à l’existence d’autrui. Dans cet appel, qu’il a inter­ca­lé dans les salu­ta­tions à des grou­pes de pèle­rins, il a décla­ré ceci : « Personne ne devrait jamais mena­cer l’existence d’autrui. Il est du devoir de tous les pays de sou­te­nir la cau­se de la paix […] en favo­ri­sant des solu­tions garan­tis­sant la sécu­ri­té et la digni­té pour tous ».

Avec quel­ques paro­les sup­plé­men­tai­res, le Saint-Siège pour­rait éven­tuel­le­ment asso­cier d’une maniè­re sans équi­vo­que cet­te décla­ra­tion à la pra­ti­que crois­san­te de l’Iran de mener une guer­re hybri­de con­tre Israël (et indi­rec­te­ment con­tre les pays ara­bes) ces vingt der­niè­res années. Prendre posi­tion con­tre, ne serait-ce que par prin­ci­pe, don­ne de la for­ce et non de la fai­bles­se à la tier­ce par­tie, en l’occurrence à un pape, qui ne se posi­tion­ne pas en enne­mi mais qui mon­tre néan­moins qu’il dispo­se de cri­tè­res de juge­ment.

Un expert alle­mand du Moyen-Orient aurait objec­té à une obser­va­tion que le chan­ce­lier Merz a lais­sé échap­per (« Israël fait le tra­vail à la pla­ce et dans l’intérêt d’un Occident sans défen­se ») qu’à ce moment-là, ce n’est pas le régi­me ira­nien qui était menaçant, mais bien des citoyens ira­niens qui éta­ient mena­cés. J’ai écrit en son temps que l’intellect occi­den­tal con­tem­po­rain, l’intellect moyen, est en pro­ie à un syn­dro­me le ren­dant inca­pa­ble de distin­guer le moment empa­thi­que du moment rationnel-analytique et qui, en tout cas, pri­vi­lé­gie le pre­mier sans discer­ne­ment. À cau­se d’une « koi­nè » phi­lo­so­phi­que de salon qui, depuis des décen­nies, fait la part bel­le au « sen­ti­ment ».

Sinon, com­ment le « sen­ti­ment » de com­pas­sion pourrait-il effa­cer sou­dai­ne­ment des con­scien­ces le cadre des rap­ports entre les puis­san­ces, les cas de destruc­tion entre les civi­li­sa­tions et l’irréductibilité con­crè­te des guer­res à la pié­té des spec­ta­teurs ? Et c’est ce même « sen­ti­ment » qui pré­si­de cha­que jour de maniè­re irra­tion­nel­le, à de nom­breu­ses réfé­ren­ces dilet­tan­tes au droit inter­na­tio­nal ou huma­ni­tai­re ; de maniè­re irra­tion­nel­le, non pas par­ce que la réfé­ren­ce à la loi ne serait pas ration­nel­le, mais par­ce qu’elle ne peut pas être pen­sée com­me le recours à des for­mu­les incan­ta­toi­res. C’est illu­soi­re et inu­ti­le.

Puisse le Saint-Siège retrou­ver sa ratio­na­li­té sécu­lai­re et la com­pas­sion catho­li­que.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

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