L’archevêque Viganò au bord du schisme.  La leçon non entendue de Benoît XVI

En 2019, Benoît XVI l’avait pro­mu non­ce apo­sto­li­que aux États-Unis.  Mais il y a neuf ans, le doux pape théo­lo­gien ne pou­vait cer­tai­ne­ment pas s’i­ma­gi­ner que l’archevêque Carlo Maria Viganò – retour­né à la vie pri­vée depuis 2016 mais cer­tes pas au silen­ce – l’aurait aujourd’hui accu­sé d’avoir « trom­pé » l’Église tou­te entiè­re en fai­sant croi­re que le Concile Vatican II était exempt d’hérésies et qu’il fal­lait donc le lire en con­ti­nui­té par­fai­te avec la vra­ie doc­tri­ne de tou­jours.

Car voi­là jusqu’où Viganò n’a pas hési­té à aller der­niè­re­ment en déco­chant une volée inin­ter­rom­pue de dénon­cia­tion des héré­sies de l’Église de ces der­niè­res décen­nies, avec à la raci­ne de tous les maux le Concile, enco­re der­niè­re­ment dans un question-réponse avec Phil Lawler, le direc­teur de CatholicCulture.org

Attention : non pas le Concile mal inter­pré­té mais le Concile en tant que tel et en bloc.  Lors de ses der­niè­res inter­ven­tions publi­ques, en effet, Viganò a même reje­té, en les qua­li­fiant de trop timo­rées et même de vai­nes, les ten­ta­ti­ves de cer­tains d’apporter quel­ques « cor­ri­ger » le Concile Vatican II ça et là, au niveau des tex­tes qui sont à ses yeux les plus ouver­te­ment héré­ti­ques, tels que la décla­ra­tion « Dignitatis huma­nae » sur la liber­té reli­gieu­se.  Parce ce qu’il faut fai­re une fois pour tou­tes – a‑t-il enjoint – c’est « de le lais­ser tom­ber ‘en bloc’ et de l’oublier ».

Naturellement, non sans « bou­ter hors du Temple » dans le même temps tou­tes les auto­ri­tés de l’Église qui, recon­nues cou­pa­bles de cet­te trom­pe­rie et « invi­tées à s’amender » ne se ravi­se­ra­ient pas.

Selon Viganò´, ce qui a déna­tu­ré l’Église depuis le Concile, c’est une sor­te de « reli­gion uni­ver­sel­le que la Maçonnerie a été la pre­miè­re à con­ce­voir ».  Et dont le bras poli­ti­que serait ce « gou­ver­ne­ment mon­dial au-dessus de tout con­trô­le » que cher­chent à obte­nir des puis­san­ces « sans nom ni visa­ge » qui mani­pu­lent aujourd’hui même la pan­dé­mie du coro­na­vi­rus pour ser­vir leurs pro­pres inté­rê­ts.

Le 8 mai der­nier, une péti­tion de Viganó à lut­ter con­tre ce « Nouvel Ordre Mondial » menaçant a même été signée impru­dem­ment par les car­di­naux Gerhard Müller et Joseph Zen Zekiun.

De plus, la let­tre ouver­te ulté­rieu­re adres­sée par Viganó à Donald Trump – qu’il con­si­dè­re com­me un guer­rier de la lumiè­re con­tre le pou­voir des ténè­bres à l’œuvre aus­si bien au sein du « deep sta­te » que dans la « deep Church » — a reçu un accueil enthou­sia­ste du pré­si­dent des États-Unis en per­son­ne, dans un tweet deve­nu viral.

Mais pour en reve­nir à l’acte d’accusation témé­rai­re de Viganò con­tre Benoît XVI pour ses « ten­ta­ti­ves infruc­tueu­ses de cor­ri­ger des excès con­ci­liai­res en invo­quant l’herméneutique de la con­ti­nui­té », il con­vient de don­ner la paro­le à l’accusé lui-même.

L’herméneutique de la con­ti­nui­té – ou plus exac­te­ment : « l’herméneutique de la réfor­me, du renou­vel­le­ment dans la con­ti­nui­té de l’unique sujet-Église » — est en effet la clé de voû­te de l’interprétation que Benoît XVI a don­née du Concile Vatican II, dans son mémo­ra­ble discours à la Curie vati­ca­ne la veil­le de Noël de l’année 2005, la pre­miè­re année de son pon­ti­fi­cat.

C’est un discours qu’il faut abso­lu­ment reli­re dans son entiè­re­té :

> “Messieurs les Cardinaux, véné­rés frè­res…”

Mais voi­ci dans les gran­des lignes com­ment le pape Joseph Ratzinger a déve­lop­pé son exé­gè­se du Concile Vatican II.

Il com­men­ce par rap­pe­ler que déjà à la sui­te du Concile de Nicée de 325, l’Église fut secouée par des con­fli­ts par­ti­cu­liè­re­ment viru­len­ts qui firent écri­re à saint Basile lui-même :

« Le cri rau­que de ceux qui, en rai­son de la discor­de, se dres­sent les uns con­tre les autres, les bavar­da­ges incom­pré­hen­si­bles, le bruit con­fus des cla­meurs inin­ter­rom­pues a désor­mais rem­pli pre­sque tou­te l’Eglise en faus­sant, par excès ou par défaut, la juste doc­tri­ne de la foi… ».

Mais pour­quoi les réper­cus­sions de Vatican II ont ‑elle été aus­si con­flic­tuel­les ?  La répon­se de Benoît XVI, c’est que tout dépend de « de son her­mé­neu­ti­que », c’est-à-dire que sa « clé de lec­tu­re et d’application ».

Le con­flit est né du fait que « deux her­mé­neu­ti­ques con­trai­res se sont trou­vées con­fron­tées et sont entrées en con­flit ».

Il y avait d’un côté une « her­mé­neu­ti­que de la discon­ti­nui­té et de la rup­tu­re » et de l’autre une « her­mé­neu­ti­que de la réfor­me, du renou­veau dans la con­ti­nui­té de l’u­ni­que sujet-Eglise ».

Selon la pre­miè­re her­mé­neu­ti­que, « il fau­drait non pas sui­vre les tex­tes du Concile, mais son esprit », pour fai­re pla­ce aux « élans vers la nou­veau­té » qui sera­ient sous-entendus par les tex­tes, « dans lesquels, pour attein­dre l’u­na­ni­mi­té, on a dû enco­re empor­ter avec soi et recon­fir­mer beau­coup de vieil­les cho­ses désor­mais inu­ti­les ».

Mais en cela – a objec­té le Pape – « on se méprend sur la natu­re d’un Concile en tant que tel. Il est alors con­si­dé­ré com­me une sor­te de Constituante, qui éli­mi­ne une vieil­le con­sti­tu­tion et en crée une nou­vel­le ».  Alors qu’en réa­li­té « la con­sti­tu­tion essen­tiel­le de l’Église vient du Seigneur » et que les évê­ques doi­vent sim­ple­ment en être les « admi­ni­stra­teurs » fidè­les et sages.

Jusque-là, Benoît XVI sem­ble donc attri­buer l’herméneutique de la discon­ti­nui­té au seul cou­rant pro­gres­si­ste de l’Église.  Mais plus loin dans son discours, quand il ana­ly­se la volon­té du Concile de « déter­mi­ner d’une nou­vel­le maniè­re le rap­port entre l’Église et épo­que con­tem­po­rai­ne », il prend à bras-le-corps la que­stion sur laquel­le non pas les pro­gres­si­stes mais les tra­di­tion­na­li­stes se sont le plus empoi­gnés, allant jusqu’à rom­pre avec l’Église com­me l’ont fait les disci­ples de Marcel Lefebvre et com­me Viganò sem­ble sur le point de le fai­re aujourd’hui.

Il s’agit de la que­stion de la liber­té reli­gieu­se, sur laquel­le s’est pro­non­cée la décla­ra­tion con­ci­liai­re « Dignitatis huma­nae ».  Une décla­ra­tion à laquel­le même Viganò attri­bue les pires cho­ses, allant jusqu’à écri­re que « si la Pachamama a pu être ado­rée dans une égli­se, nous le devons à ‘Dignitatis huma­nae’ ».

En effet, il est indé­nia­ble qu’en matiè­re de liber­té reli­gieu­se, le Concile Vatican II a con­sti­tué une net­te discon­ti­nui­té, sinon une rup­tu­re, avec l’enseignement ordi­nai­re de l’Église du XIXe et du début du XXe siè­cle, for­te­ment anti­li­bé­ral.  Benoît XVI l’a recon­nu expli­ci­te­ment dans son discours et en a même expli­qué les rai­sons histo­ri­ques, qui juste­ment par­ce qu’elles sont histo­ri­ques, ont évo­lué dans le temps et ont per­mis au Concile, « recon­nais­sant et fai­sant sien à tra­vers le Décret sur la liber­té reli­gieu­se un prin­ci­pe essen­tiel de l’État moder­ne », de repren­dre à nou­veau « le patri­moi­ne plus pro­fond de l’Église », celui « de Jésus lui-même » et « des mar­tyrs de l’Église pri­mi­ti­ve », qui « sont morts éga­le­ment pour la liber­té de pro­fes­ser sa foi, — une pro­fes­sion qui ne peut être impo­sée par aucun État, mais qui ne peut en revan­che être adop­tée que par la grâ­ce de Dieu, dans la liber­té de la con­scien­ce ».

« C’est pré­ci­sé­ment dans cet ensem­ble de con­ti­nui­té et de discon­ti­nui­té à divers niveaux que con­si­ste la natu­re de la véri­ta­ble réfor­me », décla­re le Pape Ratzinger dans ce discours.  « Le Concile Vatican II, avec la nou­vel­le défi­ni­tion de la rela­tion entre la foi de l’Église et cer­tains élé­men­ts essen­tiels de la pen­sée moder­ne, a revi­si­té ou éga­le­ment cor­ri­gé cer­tai­nes déci­sions histo­ri­ques, mais dans cet­te appa­ren­te discon­ti­nui­té, il a en revan­che main­te­nu et appro­fon­di sa natu­re inti­me et sa véri­ta­ble iden­ti­té ».

Il y a donc une « her­mé­neu­ti­que de la discon­ti­nui­té » que Benoît XVI décla­re approu­ver par­ce que « c’est pré­ci­sé­ment dans cet ensem­ble de con­ti­nui­té et de discon­ti­nui­té à divers niveaux que con­si­ste la natu­re de la véri­ta­ble réfor­me ».

Mais à ce sta­de, il vaut mieux lui lais­ser la paro­le et repro­dui­re ci-dessous la par­tie fina­le de son discours sur le Concile, dans lequel il déplo­ie plus lar­ge­ment ce que nous venons de résu­mer en quel­ques lignes.

Les contre-arguments de Viganò sont éga­le­ment dispo­ni­bles sur les sites qui lui font écho.  Aux lec­teurs de se fai­re une opi­nion.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

*

« Dans ce processus de nouveauté dans la continuité… »

de Benoît XVI

[…] Dans le grand débat sur l’hom­me, qui carac­té­ri­se le temps moder­ne, le Concile devait se con­sa­crer en par­ti­cu­lier au thè­me de l’an­th­ro­po­lo­gie. Il devait s’in­ter­ro­ger sur le rap­port entre l’Eglise et sa foi, d’u­ne part, et l’hom­me et le mon­de d’au­jour­d’­hui, d’au­tre part (ibid. pp. 1066, sq). La que­stion devient enco­re plus clai­re, si, au lieu du ter­me géné­ri­que de “mon­de d’au­jour­d’­hui”, nous en choi­sis­sons un autre plus pré­cis :  le Concile devait défi­nir de façon nou­vel­le le rap­port entre l’Eglise et l’é­po­que moder­ne.

Ce rap­port avait déjà con­nu un début très pro­blé­ma­ti­que avec le pro­cès fait à Galilée. Il s’é­tait ensui­te tota­le­ment rom­pu lor­sque Kant défi­nit la “reli­gion dans les limi­tes de la rai­son pure” et lor­sque, dans la pha­se radi­ca­le de la Révolution fra­nçai­se, se répan­dit une ima­ge de l’Etat et de l’hom­me qui ne vou­lait pra­ti­que­ment plus accor­der aucun espa­ce à l’Eglise et à la foi.

L’opposition de la foi de l’Eglise avec un libé­ra­li­sme radi­cal, ain­si qu’a­vec des scien­ces natu­rel­les qui pré­ten­da­ient embras­ser à tra­vers leurs con­nais­san­ces tou­te la réa­li­té jusque dans ses limi­tes, dans l’in­ten­tion bien déter­mi­née de ren­dre super­flue “l’hy­po­thè­se de Dieu”, avait pro­vo­qué de la part de l’Eglise, au XIX siè­cle, sous Pie IX, des con­dam­na­tions sévè­res et radi­ca­les de cet esprit de l’é­po­que moder­ne. Apparemment, il n’e­xi­stait donc plus aucun espa­ce pos­si­ble pour une enten­te posi­ti­ve et fruc­tueu­se, et les refus de la part de ceux qui se sen­ta­ient les repré­sen­tan­ts de l’é­po­que moder­ne éta­ient éga­le­ment éner­gi­ques.

Entre temps, tou­te­fois, l’é­po­que moder­ne avait elle aus­si con­nu des déve­lop­pe­men­ts. On se ren­dait comp­te que la révo­lu­tion amé­ri­cai­ne avait offert un modè­le d’Etat moder­ne dif­fé­rent de celui théo­ri­sé par les ten­dan­ces radi­ca­les appa­rues dans la secon­de pha­se de la Révolution fra­nçai­se. Les scien­ces natu­rel­les com­me­nça­ient, de façon tou­jours plus clai­re, à réflé­chir sur leurs limi­tes, impo­sées par leur métho­de elle-même, qui, tout en réa­li­sant des cho­ses gran­dio­ses, n’é­tait tou­te­fois pas en mesu­re de com­pren­dre la glo­ba­li­té de la réa­li­té.

Ainsi, les deux par­ties com­me­nça­ient pro­gres­si­ve­ment à s’ou­vrir l’u­ne à l’au­tre. Dans la pério­de entre les deux guer­res mon­dia­les et plus enco­re après la Seconde Guerre mon­dia­le, des hom­mes d’Etat catho­li­ques ava­ient démon­tré qu’il peut exi­ster un Etat moder­ne laïc, qui tou­te­fois, n’e­st pas neu­tre en ce qui con­cer­ne les valeurs, mais qui vit en pui­sant aux gran­des sour­ces éthi­ques ouver­tes par le chri­stia­ni­sme. La doc­tri­ne socia­le catho­li­que, qui se déve­lop­pait peu à peu, était deve­nue un modè­le impor­tant entre le libé­ra­li­sme radi­cal et la théo­rie mar­xi­ste de l’Etat. Les scien­ces natu­rel­les, qui pro­fes­sa­ient sans réser­ve une métho­de pro­pre dans laquel­le Dieu n’a­vait pas sa pla­ce, se ren­da­ient comp­te tou­jours plus clai­re­ment que cet­te métho­de ne com­pre­nait pas la tota­li­té de la réa­li­té et ouvra­ient donc à nou­veau les por­tes à Dieu, con­scien­tes que la réa­li­té est plus gran­de que la métho­de natu­ra­li­ste, et que ce qu’el­le peut embras­ser.

On peut dire que s’é­ta­ient for­més trois cer­cles de que­stions qui, à pré­sent, à l’heu­re du Concile Vatican II, atten­da­ient une répon­se.

Tout d’a­bord, il fal­lait défi­nir de façon nou­vel­le la rela­tion entre foi et scien­ces moder­nes; cela con­cer­nait d’ail­leurs, non seu­le­ment les scien­ces natu­rel­les, mais éga­le­ment les scien­ces histo­ri­ques, car, selon une cer­tai­ne éco­le, la métho­de historique-critique récla­mait le der­nier mot sur l’in­ter­pré­ta­tion de la Bible, et, pré­ten­dant l’ex­clu­si­vi­té tota­le de sa pro­pre com­pré­hen­sion des Ecritures Saintes, s’op­po­sait sur des poin­ts impor­tan­ts à l’in­ter­pré­ta­tion que la foi de l’Eglise avait éla­bo­rée.

En second lieu, il fal­lait défi­nir de façon nou­vel­le le rap­port entre Eglise et Etat moder­ne, qui accor­dait une pla­ce aux citoyens de diver­ses reli­gions et idéo­lo­gies, se com­por­tant envers ces reli­gions de façon impar­tia­le et assu­mant sim­ple­ment la respon­sa­bi­li­té d’u­ne coe­xi­sten­ce ordon­née et tolé­ran­te entre les citoyens et de leur liber­té d’e­xer­cer leur reli­gion.

Cela était lié, en troi­siè­me lieu, de façon plus géné­ra­le au pro­blè­me de la tolé­ran­ce reli­gieu­se — une que­stion qui exi­geait une nou­vel­le défi­ni­tion du rap­port entre foi chré­tien­ne et reli­gions du mon­de. En par­ti­cu­lier, face aux récen­ts cri­mes du régi­me natio­nal socia­li­ste, et plus géné­ra­le­ment, dans le cadre d’un regard rétro­spec­tif sur une lon­gue histoi­re dif­fi­ci­le, il fal­lait éva­luer et défi­nir de façon nou­vel­le le rap­port entre l’Eglise et la foi d’Israël.

Il s’a­git là de thè­mes de gran­de por­tée — ce furent les thè­mes de la secon­de par­tie du Concile — sur lesquels il n’e­st pas pos­si­ble de s’ar­rê­ter plus ample­ment dans ce con­tex­te.

Il est clair que dans tous ces sec­teurs, dont l’en­sem­ble for­me une uni­que que­stion, pou­vait res­sor­tir une cer­tai­ne for­me de discon­ti­nui­té et que, dans un cer­tain sens, s’é­tait effec­ti­ve­ment mani­fe­stée une discon­ti­nui­té dans laquel­le, pour­tant, une fois éta­blies les diver­ses distinc­tions entre les situa­tions histo­ri­ques con­crè­tes et leurs exi­gen­ces, il appa­rais­sait que la con­ti­nui­té des prin­ci­pes n’é­tait pas aban­don­née — un fait qui peut échap­per faci­le­ment au pre­mier abord.

C’est pré­ci­sé­ment dans cet ensem­ble de con­ti­nui­té et de discon­ti­nui­té à divers niveaux que con­si­ste la natu­re de la véri­ta­ble réfor­me. Dans ce pro­ces­sus de nou­veau­té dans la con­ti­nui­té, nous devions appren­dre à com­pren­dre plus con­crè­te­ment qu’au­pa­ra­vant que les déci­sions de l’Eglise en ce qui con­cer­ne les fai­ts con­tin­gen­ts — par exem­ple, cer­tai­nes for­mes con­crè­tes de libé­ra­li­sme ou d’in­ter­pré­ta­tion libé­ra­le de la Bible — deva­ient néces­sai­re­ment être elles-mêmes con­tin­gen­tes, pré­ci­sé­ment par­ce qu’el­les se réfé­ra­ient à une réa­li­té déter­mi­née et en soi chan­gean­te. Il fal­lait appren­dre à recon­naî­tre que, dans de tel­les déci­sions, seuls les prin­ci­pes expri­ment l’a­spect dura­ble, demeu­rant en arrière-plan et en moti­vant la déci­sion de l’in­té­rieur. En revan­che les for­mes con­crè­tes ne sont pas aus­si per­ma­nen­tes, elles dépen­dent de la situa­tion histo­ri­que et peu­vent donc être sou­mi­ses à des chan­ge­men­ts. Ainsi, les déci­sions de fond peu­vent demeu­rer vala­bles, tan­dis que les for­mes de leur appli­ca­tion dans des con­tex­tes nou­veaux peu­vent varier.

Ainsi, par exem­ple,  si  la liber­té de reli­gion est con­si­dé­rée com­me une expres­sion de l’in­ca­pa­ci­té de l’hom­me à trou­ver la véri­té, et par con­sé­quent, devient une exal­ta­tion du rela­ti­vi­sme alors, de néces­si­té socia­le et histo­ri­que, celle-ci est éle­vée de façon impro­pre au niveau méta­phy­si­que et elle est ain­si pri­vée de son véri­ta­ble sens, avec pour con­sé­quen­ce de ne pas pou­voir être accep­tée par celui qui croit que l’hom­me est capa­ble de con­naî­tre la véri­té de Dieu, et, sur la base de la digni­té inté­rieu­re de la véri­té, est lié à cet­te con­nais­san­ce.

Il est, en revan­che, tota­le­ment dif­fé­rent de con­si­dé­rer la liber­té de reli­gion com­me une néces­si­té décou­lant de la coe­xi­sten­ce humai­ne, et même com­me une con­sé­quen­ce intrin­sè­que de la véri­té qui ne peut être impo­sée de l’ex­té­rieur, mais qui doit être adop­tée par l’hom­me uni­que­ment à tra­vers le pro­ces­sus de la con­vic­tion.

Le Concile Vatican II, recon­nais­sant et fai­sant sien à tra­vers le Décret sur la liber­té reli­gieu­se un prin­ci­pe essen­tiel de l’Etat moder­ne, a repris à nou­veau le patri­moi­ne plus pro­fond de l’Eglise. Celle-ci peut être con­scien­te de se trou­ver ain­si en plei­ne syn­to­nie avec l’en­sei­gne­ment de Jésus lui-même (cf. Mt 22, 21), com­me éga­le­ment avec l’Eglise des mar­tyrs, avec les mar­tyrs de tous les temps. L’Eglise anti­que, de façon natu­rel­le, a prié pour les empe­reurs et pour les respon­sa­bles poli­ti­ques, en con­si­dé­rant cela com­me son devoir (cf. 1 Tm 2, 2) ; mais, tan­dis qu’el­le priait pour les empe­reurs, elle a en revan­che refu­sé de les ado­rer, et, à tra­vers cela, a reje­té clai­re­ment la reli­gion d’Etat. Les mar­tyrs de l’Eglise pri­mi­ti­ve sont morts pour leur foi dans le Dieu qui s’é­tait révé­lé en Jésus Christ, et pré­ci­sé­ment ain­si, sont morts éga­le­ment pour la liber­té de con­scien­ce et pour la liber­té de pro­fes­ser sa foi, — une pro­fes­sion qui ne peut être impo­sée par aucun Etat, mais qui ne peut en revan­che être adop­tée que par la grâ­ce de Dieu, dans la liber­té de la con­scien­ce.

Une Eglise mis­sion­nai­re, qui sait qu’el­le doit annon­cer son mes­sa­ge à tous les peu­ples, doit néces­sai­re­ment s’en­ga­ger au ser­vi­ce de la liber­té de la foi. Elle veut tran­smet­tre le don de la véri­té qui exi­ste pour tous, et assu­re dans le même temps aux peu­ples et à leurs gou­ver­ne­men­ts qu’el­le ne veut pas détrui­re leur iden­ti­té et leurs cul­tu­res, mais qu’el­le leur appor­te au con­trai­re une répon­se que, au fond d’eux, ils atten­dent, — une répon­se avec laquel­le la mul­ti­pli­ci­té des cul­tu­res ne se perd pas, mais avec laquel­le croît au con­trai­re l’u­ni­té entre les hom­mes, et ain­si, la paix entre les peu­ples éga­le­ment.

Le Concile Vatican II, avec la nou­vel­le défi­ni­tion de la rela­tion entre la foi de l’Eglise et cer­tains élé­men­ts essen­tiels de la pen­sée moder­ne, a revi­si­té ou éga­le­ment cor­ri­gé cer­tai­nes déci­sions histo­ri­ques, mais dans cet­te appa­ren­te discon­ti­nui­té, il a en revan­che main­te­nu et appro­fon­di sa natu­re inti­me et sa véri­ta­ble iden­ti­té. L’Eglise est, aus­si bien avant qu’a­près le Concile, la même Eglise une, sain­te, catho­li­que et apo­sto­li­que, en che­min à tra­vers les temps ; elle pour­suit “son pèle­ri­na­ge à tra­vers les per­sé­cu­tions du mon­de et les con­so­la­tions de Dieu”, anno­nçant la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’Il vien­ne (cf. Lumen gen­tium, n. 8).

Ceux qui espé­ra­ient qu’à tra­vers ce “oui” fon­da­men­tal à l’é­po­que moder­ne, tou­tes les ten­sions se sera­ient relâ­chées et que l’ ”ouver­tu­re au mon­de” ain­si réa­li­sée aurait tout tran­sfor­mé en une pure har­mo­nie, ava­ient sous-estimé les ten­sions inté­rieu­res et les con­tra­dic­tions de l’é­po­que moder­ne elle-même; ils ava­ient sous-estimé la dan­ge­reu­se fra­gi­li­té de la natu­re humai­ne qui, dans tou­tes les pério­des de l’hi­stoi­re, et dans tou­te con­stel­la­tion histo­ri­que, con­sti­tue une mena­ce pour le che­min de l’hom­me.

Ces dan­gers, avec les nou­vel­les pos­si­bi­li­tés et le nou­veau pou­voir de l’hom­me sur la matiè­re et sur lui-même, n’ont pas dispa­ru, mais pren­nent en revan­che de nou­vel­les dimen­sions :  un regard sur l’hi­stoi­re actuel­le le démon­tre clai­re­ment. Mais à notre épo­que, l’Eglise demeu­re un “signe de con­tra­dic­tion” (Lc 2, 34) — ce n’e­st pas sans rai­son que le Pape Jean-Paul II, alors qu’il était enco­re Cardinal, avait don­né ce titre aux Exercices spi­ri­tuels prê­chés en 1976 au Pape Paul VI et à la Curie romai­ne. Le Concile ne pou­vait avoir l’in­ten­tion d’a­bo­lir cet­te con­tra­dic­tion de l’Evangile à l’é­gard des dan­gers et des erreurs de l’hom­me. En revan­che, son inten­tion était cer­tai­ne­ment d’é­car­ter les con­tra­dic­tions erro­nées ou super­flues, pour pré­sen­ter à notre mon­de l’e­xi­gen­ce de l’Evangile dans tou­te sa gran­deur et sa pure­té.

Le pas accom­pli par le Concile vers l’é­po­que moder­ne, qui de façon assez impré­ci­se a été pré­sen­té com­me une “ouver­tu­re au mon­de”, appar­tient en défi­ni­ti­ve au pro­blè­me éter­nel du rap­port entre foi et rai­son, qui se repré­sen­te sous des for­mes tou­jours nou­vel­les.

La situa­tion que le Concile devait affron­ter est sans aucun dou­te com­pa­ra­ble aux évé­ne­men­ts des épo­ques pré­cé­den­tes. Saint Pierre, dans sa pre­miè­re Lettre, avait exhor­té les chré­tiens à être tou­jours prê­ts à ren­dre rai­son (apo­lo­gia) à qui­con­que leur deman­de­rait le logos, la rai­son de leur foi (cf. 3, 15). Cela signi­fiait que la foi bibli­que devait entrer en discus­sion et en rela­tion avec la cul­tu­re grec­que et appren­dre à recon­naî­tre à tra­vers l’in­ter­pré­ta­tion la ligne de démar­ca­tion, mais éga­le­ment le con­tact et l’af­fi­ni­té qui exi­stait entre elles dans l’u­ni­que rai­son don­née par Dieu.

Lorsqu’au XIII siè­cle, par l’in­ter­mé­diai­re des phi­lo­so­phes juifs et ara­bes, la pen­sée ari­sto­té­li­cien­ne entra en con­tact avec le chri­stia­ni­sme médié­val for­mé par la tra­di­tion pla­to­ni­cien­ne, et que la foi et la rai­son risquè­rent d’en­trer dans une oppo­si­tion incon­ci­lia­ble, ce fut sur­tout saint Thomas d’Aquin qui joua le rôle de média­teur dans la nou­vel­le ren­con­tre entre foi et phi­lo­so­phie ari­sto­té­li­cien­ne, plaçant ain­si la foi dans une rela­tion posi­ti­ve avec la for­me de rai­son domi­nan­te à son épo­que.

Le dou­lou­reux débat entre la rai­son moder­ne et la foi chré­tien­ne qui, dans un pre­mier temps, avait con­nu un début dif­fi­ci­le avec le pro­cès fait à Galilée, con­nut assu­ré­ment de nom­breu­ses pha­ses, mais avec le Concile Vatican II, arri­va le moment où une nou­vel­le réfle­xion était néces­sai­re. Dans les tex­tes con­ci­liai­res, son con­te­nu n’e­st cer­tai­ne­ment tra­cé que dans les gran­des lignes, mais cela a déter­mi­né la direc­tion essen­tiel­le, de sor­te que le dia­lo­gue entre rai­son et foi, aujour­d’­hui par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant, a trou­vé son orien­ta­tion sur la base du Concile Vatican II.

A pré­sent, ce dia­lo­gue doit être déve­lop­pé avec une gran­de ouver­tu­re d’e­sprit, mais éga­le­ment avec la clar­té dans le discer­ne­ment des espri­ts qu’à juste titre, le mon­de attend de nous  pré­ci­sé­ment en ce moment. Ainsi, aujour­d’­hui, nous pou­vons tour­ner notre regard avec gra­ti­tu­de vers le Concile Vatican II :  si nous le lisons et que nous l’ac­cueil­lons gui­dés par une juste her­mé­neu­ti­que, il peut être et deve­nir tou­jours plus une gran­de for­ce pour le renou­veau tou­jours néces­sai­re de l’Eglise.

Rome, le 22 décem­bre 2005

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Date de publication: 29/06/2020