Une juive spéciale, les pharisiens et une bonne occasion manquée pour le pape François

« Malgré les pro­grès dans la recher­che histo­ri­que sur les pha­ri­siens, la pré­di­ca­tion dans tout le mon­de chré­tien con­ti­nue à repré­sen­ter ces maî­tres juifs com­me des xéno­pho­bes, des éli­ti­stes, des léga­li­stes, des gens cupi­des et des mora­li­stes hypo­cri­tes. De plus, en géné­ral le ter­me ‘pha­ri­sien’ sous-entend ‘juif’, étant don­né que de nom­breux juifs et chré­tiens con­si­dè­rent les pha­ri­siens com­me étant les pré­cur­seurs du judaï­sme rab­bi­ni­que.  Donc, même quand les chré­tiens emplo­ient le ter­me ‘pha­ri­sien’ pour dénon­cer le clé­ri­ca­li­sme dans un con­tex­te ecclé­sial, ils ne font que ren­for­cer les pré­ju­gés envers les juifs ».

C’est par ces mots qu’Amy-Jill Levine, une jui­ve amé­ri­cai­ne de la Vanderbilt University, a ouvert la con­fé­ren­ce qu’elle a tenu le 8 mai der­niè­re à Rome à l’Université pon­ti­fi­ca­le gré­go­rien­ne dans le cadre d’un col­lo­que con­sa­cré au thè­me « Jésus et les pha­ri­siens.  Un rée­xa­men plu­ri­di­sci­pli­nai­re ».

Mais qui uti­li­se à tout bout de champ le ter­me « pha­ri­sien » pour dénon­cer « le clé­ri­ca­li­sme dans un con­tex­te ecclé­sial » sinon le pape François en per­son­ne ?

Le plus beau c’est que l’auteur de cet­te pique adres­sée au Pape fait par­tie depuis ce mois de mai du nou­veau comi­té de direc­tion de « Donne Chiesa Mondo », le sup­plé­ment men­suel de « L’Osservatore Romano », le jour­nal offi­ciel du Saint-Siège.

Mais qui est Amy-Jill Levine ? Elle le racon­te elle-même dans un bril­lant arti­cle auto­bio­gra­phi­que publié dans « L’Osservatore Romano » du 5 mai, à l’occasion d’un pré­cé­dent col­lo­que lui aus­si orga­ni­sé à la Grégorienne.

Et le 9 mai, le pape François l’a ren­con­trée en per­son­ne en accueil­lant les par­ti­ci­pan­ts au col­lo­que sur les pha­ri­siens. Au lieu de lire le discours pré­pa­ré pour l’occasion par des mains exper­tes, le pape a pré­fé­ré – et il l’a dit lui-même – saluer un à un tous les inter­ve­nan­ts.

Ce discours – s’il l’avait lu – aurait pour la pre­miè­re fois per­mis à François de rec­ti­fier publi­que­ment le tir dans l’utilisation qu’il fait du ter­me « pha­ri­sien » pour atta­quer ses oppo­san­ts au sein de l’Église et pour les trai­ter de rigi­des, d’hypocrites, d’égoïstes, d’avides, d’ergoteurs et de vani­teux.

Naturellement, les juifs n’ont jamais appré­cié cet­te uti­li­sa­tion du ter­me « pha­ri­sien » de la part du pape. A tel point que Riccardo Di Segni, le grand rab­bin de Rome, a décla­ré à l’issue d’une audien­ce du 27 avril 2015 avoir fait part de ses remon­tran­ces en « expli­quant le pour­quoi » au pape François qui « a pris acte de mes obser­va­tions ».

Mais même par la sui­te, le pape François n’a jamais ces­sé d’agiter le pha­ri­saï­sme com­me une arme con­tre ses oppo­san­ts, sur­tout au cours de ses homé­lies mati­na­les à Sainte-Marthe, com­me par exem­ple par­mi les plus récen­tes, cel­le du 16 octo­bre et du 19 octo­bre 2018.

D’autant que dans le Nouveau Testament, les rap­ports entre Jésus et les pha­ri­siens ne sont pas tou­jours polé­mi­ques. On y trou­ve de l’appréciation pour des pha­ri­siens célè­bres com­me Gamaliel et Nicodème.  Il y a ces pha­ri­siens dont Jésus lui-même disait qu’ils éta­ient « pro­ches du règne de Dieu » pour le pri­mat qu’ils don­na­ient au com­man­de­ment de l’amour du Dieu et du pro­chain.

Tout cela était bien expli­qué dans le discours que le pape François n’a pas lu, ain­si que la cor­rec­tion du sté­réo­ty­pe néga­tif tou­jours asso­cié aux pha­ri­siens qui en décou­lait.

Mais pour en reve­nir à Amy-Jill Levine, nous vous pro­po­sons quel­ques extrai­ts de son auto­por­trait publié dans « L’Osservatore Romano » du 5 mai. Il s’agit d’une per­son­na­li­té qu’il fau­dra tenir à l’œil, étant don­né le rôle qu’elle est appe­lée à jouer dans le nou­veau comi­té de direc­tion de « Donne Chiesa Mondo ».

*

Une juive qui allait à la messe enfant

Je suis une jui­ve qui a pas­sé plus d’un demi-siècle à étu­dier le Nouveau Testament. Ma situa­tion est dif­fé­ren­te de cel­le des chré­tiens qui ensei­gnent l’Ancien Testament : l’Ancien Testament fait par­tie de la Bible de l’Église ; le Nouveau Testament n’est pas une Écriture de la Synagogue.

[…]

Non seu­le­ment j’étudie l’Écriture des autres mais j’écris aus­si sur le Seigneur des autres. Je con­si­dè­re qu’il s’agit là d’un immen­se pri­vi­lè­ge com­me d’une immen­se respon­sa­bi­li­té.  Même si je ne rends pas un cul­te à Jésus, ses ensei­gne­men­ts me fasci­nent en tant que cher­cheu­se et m’inspirent per­son­nel­le­ment, en tant que jui­ve fidè­le à ma tra­di­tion.

Si je devais expli­quer com­ment je fais et ce que je fais, alors je dois expli­quer pour­quoi je le fais, c’est-à-dire pour­quoi moi, une jui­ve, je tra­vail­le depuis l’enfance dans la vigne du Nouveau Testament.

Pendant que je gran­dis­sait dans un quar­tier por­tu­gais catho­li­que au début des années soi­xan­te dans le Massachusetts, mes amis m’emmenaient à l’église.

Pour moi, assi­ster à la mes­se, c’était com­me assi­ster au cul­te à la syna­go­gue : les per­son­nes éta­ient assi­stes sur des bancs pen­dant que des hom­mes por­tant de longs habi­ts par­la­ient une lan­gue – les prê­tres en latin, les rab­bins et les chan­tres en hébreu – que je ne com­pre­nais pas. […]

Mes paren­ts me disa­ient que le chri­stia­ni­sme – ce qui signi­fiait la reli­gion catho­li­que romai­ne – était com­me le judaï­sme : ils ado­ra­ient le même Dieu, Celui qui avait créé le ciel et la ter­re ; les mêmes livres leur éta­ient chers, com­me la Genèse et Isaïe ; ils réci­ta­ient les Psaumes. Ils me disa­ient aus­si que les chré­tiens sui­va­ient Jésus, un juif.  […]

Finalement, ado­le­scen­te, j’ai lu le Nouveau Testament. C’est là […] que j’ai com­pris deux élé­men­ts qui ont mar­qué ma vie aca­dé­mi­que : pre­miè­re­ment, c’est à nous de choi­sir com­ment le lire ; deu­xiè­me­ment, le Nouveau Testament est une histoi­re jui­ve.  […]

C’est donc l’herméneutique et l’histoire qui ont gui­dé mes étu­des. […]  Cela signi­fie cor­ri­ger les sté­réo­ty­pes erro­nés et néga­tifs de cer­tains chré­tiens sur les juifs.  Si nous per­ce­vons mal le judaï­sme de Judée, de Galilée et de la dia­spo­ra, alors nous com­pre­nons mal éga­le­ment Jésus et Paul.  Une mau­vai­se histoi­re entraî­ne une mau­vai­se théo­lo­gie et la mau­vai­se théo­lo­gie n’est bon­ne pour per­son­ne.

Nous devons éga­le­ment éra­di­quer les sté­réo­ty­pes faux et néga­tifs qu’ont cer­tains juifs du chri­stia­ni­sme. Il faut tra­vail­ler des deux côtés.

En tant que spé­cia­li­ste jui­ve du Nouveau Testament, je m’intéresse à la maniè­re dont les Évangiles décri­vent la tra­di­tion jui­ve et à la maniè­re dont cel­le tra­di­tion finit par être repré­sen­tée par les inter­prè­tes chré­tiens. Cette étu­de fait de moi une meil­leu­re jui­ve : mieux infor­mée sur l’histoire jui­ve et mieux capa­ble de cor­ri­ger des inter­pré­ta­tions histo­ri­que­ment impré­ci­ses et pasto­ra­le­ment peu fidè­les.

En pre­mier lieu, les Évangiles sont une sour­ce extraor­di­nai­re pour l’histoire des fem­mes jui­ves.  […]  L’enseignement com­mun selon lequel Jésus reje­tait un judaï­sme miso­gy­ne qui oppri­mait les fem­mes est erro­né.  Les fem­mes sui­va­ient Jésus non pas par­ce qu’elles éta­ient oppri­mées par le judaï­sme ; elles le fai­sa­ient pour son mes­sa­ge du règne des cieux, ses gué­ri­sons et les ensei­gne­men­ts, sa nou­vel­le famil­le où tou­tes sont mères ou frè­res et sœurs.

Deuxièmement, les Évangiles nous rap­pel­lent la diver­si­té des cou­ran­ts juifs du pre­mier siè­cle, une diver­si­té con­fir­mée par des sour­ces exter­nes com­me l’historien juifs Flavius Josèphe et le phi­lo­so­phe juif Philon d’Alexandrie, les rou­leaux de la Mer Morte, les pseudo-épigraphes, et même l’archéologie. Ces sour­ces nous font décou­vrir des poin­ts de vue dif­fé­ren­ts sur le maria­ge et le céli­bat, sur le destin et le libre arbi­tre, sur le ciel et sur les enfers, sur la résur­rec­tion du corps et l’immortalité de l’âme, un aju­ste­ment à l’empire romain et une rési­stan­ce con­tre ce der­nier.

Troisièmement, je respec­te pro­fon­dé­ment les instruc­tions de Jésus sur la maniè­re de com­pren­dre les ensei­gne­men­ts reçus par Moïse sur le mont Sinaï. Non seu­le­ment Jésus suit la Torah mais il en inten­si­fie les ensei­gne­men­ts.  En plus du com­man­de­ment con­tre le meur­tre, il inter­dit la colè­re ; en plus du com­man­de­ment con­tre l’adultère, il inter­dit la luxu­re.  Ces ensei­gne­men­ts sont ce que la tra­di­tion rab­bi­ni­que défi­nit com­me « con­strui­re une encein­te autour de la Torah », c’est-à-dire la pro­té­ger con­tre les vio­la­tions.  […]

Même quand Jésus pro­no­nçait des invec­ti­ves con­tre d’autres juifs, com­me en Matthieu 23 avec son refrain « Malheur à vous, scri­bes et pha­ri­siens », cela me sem­ble très juif. Il me sem­ble enten­dre Amos et Jérémie ; j’ai aus­si l’impression d’entendre ma mère qui se plai­gnant de temps en temps des déci­sions pri­ses par les chefs de notre syna­go­gue.  Les juifs ont une lon­gue histoi­re de « Tochacha », de blâ­me, basée sur Lévitique 19, 17 : « Tu n’au­ras pas dans ton cœur de hai­ne pour ton frè­re. Tu dois répri­man­der ton com­pa­trio­te et ain­si tu n’au­ras pas la char­ge d’un péché. »  Le ver­set sui­vant est le célè­bre « tu aime­ras ton pro­chain com­me toi-même ».  Cependant, je me suis aus­si ren­du comp­te que les paro­les de Jésus con­tre les autres juifs sont extrai­tes de leur con­tex­te histo­ri­que et intro­dui­tes dans le canon de l’Église des gen­tils, les décla­ra­tions aux juifs devien­nent des décla­ra­tions sur les juifs et le discours pro­phé­ti­que peut sem­bler anti­sé­mi­te.  C’est pour cela que le con­tex­te histo­ri­que est impor­tant.

En qua­triè­me lieu, j’aime les para­bo­les. […]  Les para­bo­les de Jésus accu­sent et diver­tis­sent, les pro­vo­quent et elles intri­guent : c’est la meil­leu­re for­me d’enseignement, c’est une for­me jui­ve et Jésus la manie avec brio.  Et de plus, les para­bo­les m’aides à trou­ver de nou­vel­les intui­tions par rap­port à mes Écritures.  Le bon Samaritain trou­ve sa sour­ce dans le second libre des Chroniques au cha­pi­tre 28 ; le fils pro­di­gue me fait recon­si­dé­rer Caïn, Ismaël et Esaü.

Cinquièmement, les réci­ts de con­cep­tion mira­cu­leu­ses, de la voix de Dieu qui descend des cieux et de la résur­rec­tion sont fami­liers au judaï­sme du pre­mier siè­cle. Dans ce con­tex­te, même le magni­fi­que pro­lo­gue de Jean – « Au com­men­ce­ment était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » — est très juif.  Plutôt que de con­si­dé­rer les ensei­gne­men­ts chri­sto­lo­gi­ques com­me des intru­sions païen­nes, nous autres juifs devons recon­naî­tre com­bien ces ensei­gne­men­ts ava­ient un sens pour cer­tains juifs du pre­mier siè­cle.

Mais ce qui avait un sens pour cer­tains juifs du pre­mier siè­cle n’en a plus pour les juifs de qua­tre siè­cles plus tard. Nos tra­di­tions se sont éloi­gnées au fur et à mesu­re que les juifs et les chré­tiens ont déve­lop­pé leurs pro­pres pra­ti­ques et croyan­ces.  […]  Bien enten­du, nous n’arriverons pas à nous met­tre d’accord sur tout jusqu’à ce que Messie vien­ne – ou si vous pré­fé­rez, qu’il revien­ne.  Mais en atten­dant, nous ferions bien de nous écou­ter les uns les autres avec nos oreil­les.  L’apprentissage entraî­ne la com­pré­hen­sion et la com­pré­hen­sion entraî­ne le respect.

Quand les chré­tiens lisent la Genèse ou Isaïe ou les Psaumes, ils voient dans ces tex­tes des cho­ses que moi jui­ve ne je vois pas. Quand je lis à tra­vers mes len­til­les rab­bi­ni­ques, je vois dans ces mêmes tex­tes des cho­ses que mes amis chré­tiens ne voient pas.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 15/05/2019