Un synode sur « Le pari bénédictin » ? Analyse d’un historien de l’Église

Pour les jeu­nes, l’avenir est incer­tain. Et il serait donc nor­mal que le syno­de des jeu­nes en cours à Rome s’interroge sur le futur du chri­stia­ni­sme à une épo­que tou­jours plus post­chré­tien­ne.

C’est cet­te même que­stion qui se trou­ve au cen­tre du livre « Le pari béné­dic­tin » de l’américain Rod Dreher, le livre reli­gieux qui aura le plus fait par­lé de lui ces der­niè­res années.

L’article qui suit s’inscrit entiè­re­ment dans ce débat et appor­te quel­ques réfle­xions ori­gi­na­les et inci­si­ves.

L’auteur, Roberto Pertici, 66 ans est pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’université de Bergame et il est spé­cia­li­sé dans l’étude des rap­ports entre l’Église et l’État. Les lec­teurs de Settimo Cielo ont déjà pu appré­cier en avril der­nier son ana­ly­se éclai­rée sur la fin du « catho­li­ci­sme romain » entre­pri­se par le pon­ti­fi­cat actuel :

> La réfor­me de Bergoglio, Martin Luther l’a déjà écri­te

En ana­ly­sant « Le pari béné­dic­tin » — au point 5 de son ana­ly­se – Pertici fait un paral­lè­le révé­la­teur avec la vision de l’histoire du grand écri­vain fra­nçais con­tro­ver­sé Michel Houellebecq. Il met en dou­te que le pro­ces­sus de déchri­stia­ni­sa­tion actuel soit défi­ni­tif et « pour tou­jours » en arguant qu’il pour­rait éga­le­ment buter con­tre une « rup­tu­re » pareil­le à cel­le qui a mar­qué la fin des pré­cé­den­ts cycles de civi­li­sa­tion.  C’est à cela que nous devons nous pré­pa­rer en gar­dant intact l’héritage chré­tien afin de pou­voir le repro­po­ser plus tard à un mon­de tran­sfor­mé.

À lui la paro­le.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Rod Dreher, conservateur et chrétien

de Roberto Pertici

1.

L’écrivain Rod Dreher a fait cou­ler beau­coup d’encore en Italie avec la tra­duc­tion ita­lien­ne de son désor­mais célè­bre « pari béné­dic­tin », sur­tout après la « tour­née » que l’auteur vient de fai­re en Italie pour pré­sen­ter son livre et en discu­ter. Mais j’ai l’impression que le débat s’est sur­tout axé sur la pro­po­si­tion par quel­le l’écrivain amé­ri­cain s’est distin­gué : la créa­tion de com­mu­nau­tés s’engageant à con­ser­ver et à déve­lop­per la tra­di­tion chré­tien­ne et d’une cer­tai­ne maniè­re à la gar­der vivan­te, en pré­vi­sion d’un retour à venir tan­dis que le mon­de aux alen­tours non seu­le­ment perd ses raci­nes chré­tien­nes mais les mena­ce par des com­por­te­men­ts hosti­les.  C’est en quel­que sor­te le rôle qu’ont joué les mona­stè­re béné­dic­tins du haut Moyen Âge.  Il me sem­ble qu’on a accor­dé moins d’attention au con­tex­te politico-culturel de cet­te pro­po­si­tion et à l’analyse histo­ri­que sur laquel­le elle se base.

Et ce n’est pas éton­nant : dès les pre­miè­res lignes de son livre, Dreher se défi­nit com­me « un chré­tien croyant et un con­ser­va­teur enga­gé ». Le mot est lâché : « con­ser­va­teur », en anglais « con­ser­va­ti­ve » mais la gala­xie du con­ser­va­ti­sme poli­ti­que, cul­tu­rel et reli­gieux est lar­ge­ment mécon­nue par l’opinion publi­que ita­lien­ne et par ses médias.  L’une des gran­des vic­toi­res de ses oppo­san­ts est en effet de natu­re séman­ti­que : nim­ber en tou­tes cir­con­stan­ce ce mot d’une con­no­ta­tion néga­ti­ve en occul­tant sa signi­fi­ca­tion réel­le.

Il n’en a pas tou­jours été ain­si : au dix-neuvième et au ving­tiè­me siè­cle, on pou­vait enco­re se dire « con­ser­va­teur » sans crain­dre le discré­dit, à l’instar de ces catho­li­ques plus ou moins « libé­raux » qui cher­cha­ient leur pla­ce sur l’échiquier de la poli­ti­que ita­lien­ne à tra­vers une for­me de con­ci­lia­tion entre l’État et l’Église. Ce mou­ve­ment de discré­dit a très cer­tai­ne­ment con­nu un coup d’accélérateur à l’époque du fasci­sme (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce der­nier se défi­nis­sait com­me « révo­lu­tion­nai­re ») et a atteint son apo­gée après la secon­de guer­re mon­dia­le, quand la cul­tu­re « con­ser­va­tri­ce » a été plus ou moins assi­mi­lée au fasci­sme vain­cu.  Et c’est là un autre gran­de vic­toi­re de ses adver­sai­res : com­me si De Gaulle et Churchill, Benedetto Croce et Thomas Mann, le gou­ver­ne­ment polo­nais en exil à Londres et les con­ju­rés du 20 juil­let 1944 n’étaient pas eux aus­si des « con­ser­va­teurs ».

La même cho­se s’est pas­sée à l’intérieur de l’Église. Certains jour­na­li­stes qui sui­va­ient de près les séan­ces du con­ci­le Vatican II (Giancarlo Zizola et Raniero La Valle pour l’Italie) ont décrit dans les médias les déba­ts con­ci­liai­res com­me une lut­te entre « con­ser­va­teurs » et « pro­gres­si­stes » en don­nant une ima­ge néga­ti­ve des pre­miers.  Etant don­né qu’à l’extérieur de l’Église, les gens se sen­ta­ient plu­tôt du côté du « pro­grès », ils ont tout de sui­te pris le par­ti de ces der­niers ; pen­sons par exem­ple à l’intervention hosti­le du lea­der com­mu­ni­ste Palmiro Togliatti dans les déba­ts con­ci­liai­res avec son célè­bre discours de Bergame du 20 mars 1963.

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2.

Un « con­ser­va­ti­ve » pen­se que l’homme est un être social insé­ré dans une com­mu­nau­té qui lui don­ne un « sta­tus » et pre­sque une iden­ti­té ; qu’il a des devoirs envers cet­te com­mu­nau­té, au moins aus­si impor­tan­ts que ses droi­ts ; que la véri­ta­ble mora­li­té ne con­si­ste pas tel­le­ment à se réa­li­ser soi-même mais à dépas­ser son pro­pre par­ti­cu­la­ri­sme en vue du « bien com­mun » qui n’est pas un con­cept abstrait mais qu’il iden­ti­fie com­me quel­que cho­se de con­cret : la famil­le, la ter­re, la nation. Ces enti­tés ne sont pas fixes et immua­bles ; com­me tou­tes cho­ses, elles évo­luent et chan­gent mais elle le font len­te­ment et de façon har­mo­nieu­se : elles n’admettent pas de bou­le­ver­se­men­ts déci­dés sur un coin de table au nom des exi­gen­ces abstrai­tes de Dieu sait quel­le ingé­nie­rie socia­le.

Dans cet­te per­spec­ti­ve, le con­ser­va­teur con­naît bien l’importance de l’autorité et de l’ordre, puisqu’il a une vision orga­ni­que de la socié­té dans laquel­le cha­cun a un rôle à jouer pour le bon fonc­tion­ne­ment de l’ensemble. Il croit donc au rôle de la hié­rar­chie, c’est-à-dire à la néces­si­té de dif­fé­ren­ts niveaux de pre­sti­ge et d’influence.  Il ne réduit pas les rap­ports sociaux à des valeurs pure­ment éco­no­mi­ques et uti­li­ta­ri­stes par­ce qu’il se méfie de la loi aveu­gle du mar­ché (même s’il y a des con­ser­va­teurs « mer­can­ti­li­stes »).  Pour lui, la socié­té est con­sti­tuée de cou­tu­mes et de tra­di­tions allant bien au-delà de ce qui est immé­dia­te­ment uti­le et ration­nel.  L’élément reli­gieux y joue donc un rôle essen­tiel et son déman­tè­le­ment a des con­sé­quen­ces désa­streu­ses sur l’équilibre de la socié­té tou­te entiè­re.  L’homme con­tem­po­rain – du moins en Occident – et donc un alié­né, dans la mesu­re où il est pri­vé d’un rap­port posi­tif avec les autres hom­mes et de la fina­li­té mora­le pro­po­sée par la com­mu­nau­té.

Comme le fait remar­quer Dreher, le « déra­ci­né » aban­don­ne les nor­mes objec­ti­ves de la mora­le ; il refu­se de se sen­tir lié par un « cadre nar­ra­tif » de natu­re reli­gieu­se ou cul­tu­rel qu’il n’aurait pas lui-même choi­si ; il rejet­te la mémoi­re du pas­sé et la con­si­dè­re com­me étant inu­ti­le ; il prend ses distan­ces avec la com­mu­nau­té et envers tou­te autre for­me d’obligation socia­le non choi­sie (pp. 34–35). Dans ce con­tex­te, la reli­gion chré­tien­ne et catho­li­que elle-même subit une muta­tion ana­lo­gue et se tran­sfor­me en un déi­sme éthico-thérapeutique dans lequel Dieu devient une espè­ce d’« ami ima­gi­nai­re », un psy­cho­lo­gue béné­vo­le qui nous aide quand on en a besoin, qui veut notre bon­heur sans nous impo­ser de far­deaux exces­sifs pui­sque le but fon­da­men­tal de la vie c’est uni­que­ment d’être heu­reux et d’avoir une bon­ne esti­me de soi : d’où la cer­ti­tu­de d’un para­dis qui nous atten­drait après la mort.  L’enfer ne peut donc être que vide (pp. 25–28).

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3.

Rod Dreher est donc un cri­ti­que de la moder­ni­té : il ne la rejet­te pas en bloc mais il en dres­se un bilan cri­ti­que. L’écrivain amé­ri­cain fait pre­u­ve d’une gran­de méfian­ce envers les axes édu­ca­tifs aujourd’hui à l’honneur dans l’enseignement public sans pour autant se ber­cer d’illusions sur les éco­les soi-disant « catho­li­ques », de l’enseignement fon­da­men­tal à l’université.  Face à la dif­fu­sion de la cul­tu­re tech­no­lo­gi­que et au con­su­mé­ri­sme cul­tu­rel de la « géné­ra­tion Erasmus », il relan­ce la péda­go­gie clas­si­que éla­bo­rée par Dorothy Sayers en 1947 dans « The lost tools of lear­ning » : en pra­ti­que une éco­le chré­tien­ne clas­si­que basée sur un retour aux raci­nes de la cul­tu­re occi­den­ta­le, la civi­li­sa­tion gréco-romaine et les raci­nes chré­tien­nes, déjà pré­sen­tes dans l’antiquité tar­di­ve et ensui­te dans l’Humanisme ita­lien.  Oui, « occi­den­ta­le », insi­ste Dreher, par­ce qu’il faut immer­ger nos jeu­nes dans la cul­tu­re occi­den­ta­le et non pas les immu­ni­ser con­tre elle, avec la con­vic­tion qu’elle a éla­bo­ré les con­cep­ts fon­da­men­taux de la vie dont l’ignorance aura un impact néfa­ste sur l’évolution de notre socié­té.

Une péda­go­gie « pas­séi­ste » ? Comme nous allons le voir, Dreher ne croit pas au « mou­ve­ment iné­luc­ta­ble de l’histoire » et reste con­vain­cu qu’il est pos­si­ble de pui­ser dans le pas­sé pour se pro­je­ter dans l’avenir : « mul­ta rena­scen­tur quae iam ceci­de­re », la devi­se d’Horace pour­rait être la sien­ne.  Mais pour ce fai­re, il faut main­te­nir une atti­tu­de cri­ti­que envers le pré­sent.  Il faut met­tre en pla­ce – dit-il – une « contre-culture », sinon le chri­stia­ni­sme et la civi­li­sa­tion occi­den­ta­le ne pour­ront pas être sau­vés.  En s’adressant aux apo­ca­lyp­ti­ques d’autrefois qui sont aujourd’hui ren­trés dans le rang et qui peu­plent les rédac­tions des jour­naux et des grou­pes de réfle­xion, Dreher pour­rait répé­ter – en l’adaptant – un vieux slo­gan de l’internationale com­mu­ni­ste : « La théo­rie cri­ti­que de la socié­té que vous avez fou­lée aux pieds, nous la repre­nons et nous nous l’approprions !».

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4.

Comment en sommes-nous arri­vés à cet­te phra­se cri­ti­que ? Dreher repro­po­se ici une vision histo­ri­que sans gran­de ori­gi­na­li­té – com­me nous le ver­rons – dans ses con­clu­sions.  Il adop­te en sub­stan­ce le sché­ma que les pen­seurs de la moder­ni­té ont éla­bo­ré pen­dant des siè­cles et que leurs adver­sai­res – dont la pen­sée catho­li­que tra­di­tion­nel­le – se sont plus ou moins appro­prié, en chan­geant bien sûr son orien­ta­tion : ce qui pour les uns était une che­min d’émancipation pro­gres­si­ve et d’illumination était pour les autres une rou­te vers les ténè­bres.  Mais les éta­pes éta­ient plus ou moins les mêmes : la cri­se de la pen­sée théo­lo­gi­que médié­va­le, l’humanisme du quin­ziè­me siè­cle, la Réforme du sei­ziè­me siè­cle, la révo­lu­tion scien­ti­fi­que et tech­no­lo­gi­que du dix-septième, les Lumières du dix-huitième, l’industrialisme et la moder­ni­sa­tion qui s’en sui­vit au dix-neuvième siè­cle.

Dans cet­te der­niè­re pha­se, les pré­vi­sions des dif­fé­ren­ts pen­seurs de la moder­ni­té se sont mises à diver­ger : pour les uns, l’issue de ce pro­ces­sus sécu­lai­re d’émancipation de la pen­sée mythi­que et de la reli­gion trans­cen­dan­te, c’était le libé­ra­li­sme. Mais pour les autres, une éta­pe inter­mé­diai­re était néces­sai­re par­ce que le che­min devait se pour­sui­vre vers une socié­té com­mu­ni­ste.  En Italie, entre les deux guer­res, nom­breux éta­ient ceux qui voya­ient dans le fasci­sme le som­met de la « pen­sée moder­ne ».  Et enco­re une fois, la pen­sée catho­li­que tra­di­tion­nel­le, même cel­le du magi­stè­re des papes, n’hésitait pas à com­bat­tre tour à tour le libé­ra­li­sme, le com­mu­ni­sme et le fasci­sme pré­ci­sé­ment en tant qu’étapes extrê­mes de la moder­ni­té.

Mais ce sont là des discours du XXe siè­cle !  Dreher iden­ti­fie aujourd’hui deux autres abou­tis­se­men­ts : la révo­lu­tion sexuel­le et la révo­lu­tion tech­no­lo­gi­que.  La pre­miè­re a com­men­cé dans les années 1960 et a abou­ti à l’abandon de la con­cep­tion « socia­le » de la sexua­li­té qui était jusque-là pro­pre à la pen­sée chré­tien­ne ain­si que, dirais-je même com­me on l’entend sou­vent, à un indi­vi­dua­li­sme sexuel total.  La secon­de, qui s’est déve­lop­pée à par­tir des années 1980, c’est la révo­lu­tion des bio­tech­no­lo­gies, d’internet, des smart­pho­nes : c’est-à-dire du con­su­mé­ri­sme infor­ma­ti­que et tech­no­lo­gi­que.

Le juge­ment que por­te l’écrivain amé­ri­cain sur la « révo­lu­tion sexuel­le » est sans appel : elle a été cata­stro­phi­que pour le chri­stia­ni­sme – ain­si que, pourrions-nous ajou­ter, pour la mora­le tra­di­tion­nel­le – par­ce qu’elle a frap­pé au cœur la doc­tri­ne bibli­que de la sexua­li­té et de la per­son­ne humai­ne, démo­lis­sant la con­cep­tion chré­tien­ne de la socié­té, de la famil­le et de la natu­re même de l’être humain. En résu­mé, elle a radi­ca­le­ment tran­sfor­mé les con­di­tions préa­la­bles de la vie socia­le tel­les qu’elles exi­sta­ient depuis des mil­lé­nai­res.

Son juge­ment sur la révo­lu­tion tech­no­lo­gi­que n’est pas ten­dre non plus. Bien loin de se fai­re l’écho de nom­breu­ses ana­ly­ses selon lesquel­les la tech­no­lo­gie serait mora­le­ment neu­tre et pour­rait être bien ou mal uti­li­sée, pour Dreher la « tech­no­lo­gie en tant que vision du mon­de nous apprend à pri­vi­lé­gier ce qui est nou­veau et inno­vant plu­tôt que ce qui est ancien et fami­lier et à valo­ri­ser le futur sans aucun esprit cri­ti­que.  Elle détruit la tra­di­tion en refu­sant de met­tre la moin­dre limi­te à se pro­pre créa­ti­vi­té.  L’Homme tech­no­lo­gi­que dit : ‘Si nous som­mes capa­bles de le fai­re, alors nous devons être libres de pou­voir le fai­re’.  Il est dif­fi­ci­le pour la men­ta­li­té tech­no­lo­gi­que de com­pren­dre les rai­son pour lesquel­les nous ne devrions pas accep­ter cer­tains déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gi­ques » (p. 315).

Dreher ne pro­po­se pas au lec­teur un impos­si­ble retour au pas­sé mais une sor­te d’« ascè­se tech­no­lo­gi­que ». Aussi bien sur le plan péda­go­gi­que (sur la maniè­re dont nous pré­sen­tons la tech­no­lo­gie à nos enfan­ts, quels outils infor­ma­ti­ques nous leur don­nons, quel­les alter­na­ti­ves nous leur pré­sen­tons) que dans notre vie quo­ti­dien­ne : cha­cun nous, « laïcs », pou­vons arri­ver à une sty­le de vie qui exor­ci­se les aspec­ts les plus inva­sifs de cet­te « révo­lu­tion tech­no­lo­gi­que ».  À cet­te fin, bien enten­du, cer­tains « exer­ci­ces spi­ri­tuels » sont néces­sai­res (dans l’acception de Pierre Hadot) : par exem­ple pro­po­ser un « jeû­ne » digi­tal d’un ou plu­sieurs jours pour­rait être une pra­ti­que ascé­ti­que uti­le pour se retrou­ver.

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5.

Si dans son livre, Dreher ne cite à aucun moment l’œuvre de Michel Houellebecq, le grand et con­tro­ver­sé écri­vain fra­nçais, il affir­me à plu­sieurs repri­ses qu’il le con­si­dè­re com­me un inter­lo­cu­teur de sa pen­sée. Je pen­se qu’il a rai­son : il y a plus d’histoire et de phi­lo­so­phie dans ses meil­leurs romains que dans bien des ouvra­ges aca­dé­mi­ques (on lira à ce sujet le livre de Louis Betty, « Without God.  Michel Houellebecq and Materialist Horror », publié en 2016).

Son roman « Les par­ti­cu­les élé­men­tai­res » sor­ti en 1998 tour­ne autour du con­cept de « muta­tion méta­phy­si­que ». Houellebecq écrit : « Les muta­tions méta­phy­si­ques – c’est-à-dire les tran­sfor­ma­tions radi­ca­les et glo­ba­les de la vision du mon­de adop­tée par le plus grand nom­bre – sont rares dans l’histoire de l’humanité.  […] Dès lors qu’une muta­tion méta­phy­si­que se pro­duit, elle se déve­lop­pe sans ren­con­trer de rési­stan­ce jusqu’à ses con­sé­quen­ces ulti­mes.  Elle bala­ie sans même y prê­ter atten­tion les systè­mes éco­no­mi­ques et poli­ti­ques, les juge­men­ts esthé­ti­ques, les hié­rar­chies socia­les.  Aucune for­ce humai­ne ne peut inter­rom­pre son cours – aucu­ne autre for­ce que l’apparition d’une nou­vel­le muta­tion méta­phy­si­que. »

Le pre­mier exem­ple que prend l’écrivain fra­nçais, c’est celui de l’avènement du chri­stia­ni­sme : à cet­te épo­que « Lorsque le chri­stia­ni­sme

appa­rut, l’Empire romain était au faî­te de sa puis­san­ce ; suprê­me­ment orga­ni­sé, il domi­nait l’univers con­nu ; sa supé­rio­ri­té tech­ni­que et mili­tai­re était sans ana­lo­gue ; cela dit, il n’avait aucu­ne chan­ce. »

De même à la fin de ce que nous appe­lons le Moyen Âge : « Lorsque la scien­ce moder­ne appa­rut, le chri­stia­ni­sme médié­val con­sti­tuait un systè­me com­plet de com­pré­hen­sion de l’homme et de l’univers, il ser­vait de base au gou­ver­ne­ment des peu­ples, pro­dui­sait des con­nais­san­ces et des œuvres, déci­dait de la paix com­me de la guer­re, orga­ni­sait la pro­duc­tion et la répar­ti­tion des riches­ses ; rien de tout cela ne devait l’empêcher de s’effondrer. »

C’est alors que s’est pro­gres­si­ve­ment instal­lé ce que l’écrivain qua­li­fie d’ « âge maté­ria­li­ste » qui trou­ve juste­ment son abou­tis­se­ment dans la « révo­lu­tion sexuel­le » dont Houellebecq retra­ce l’essor en France et ail­leurs dans le mon­de pre­sque année par année avec une série de remar­ques extrê­me­ment inté­res­san­tes : dans le roman, elle est incar­née par le per­son­na­ge de Janine Ceccaldi, la mère des deux pro­ta­go­ni­stes. Janine, née en 1928, appar­tient à la « décou­ra­gean­te caté­go­rie des pré­cur­seurs », ceux qui « ne jouent cepen­dant qu’un rôle d’ac­cé­lé­ra­teur histo­ri­que – géné­ra­le­ment, d’ac­cé­lé­ra­teur d’u­ne décom­po­si­tion histo­ri­que –  sans jamais pou­voir impri­mer une direc­tion nou­vel­le aux évé­ne­men­ts ».

À ses débu­ts, Houellebecq avait déjà abor­dé la « révo­lu­tion sexuel­le » sur un plan « théo­ri­que » dans un pre­mier roman publié en 1994 sous le titre « Extension du domai­ne de la lut­te », en anglais « Whatever ». Ce n’est pas ici le lieu pour appro­fon­dir son ana­ly­se mais nous nous limi­te­rons à dire que pour l’écrivain fra­nçais il s’agit de l’extension à la sphè­re sexuel­le de la con­cur­ren­ce effré­née et de l’individualisme éco­no­mi­que typi­que de la pure socié­té de mar­ché.  Il exi­ste donc un paral­lè­le entre le libé­ra­li­sme éco­no­mi­que sau­va­ge et le libé­ra­li­sme sexuel : tous deux pro­vo­quent des phé­no­mè­nes d’appauvrissement abso­lu et des for­mes d’exclusion ram­pan­tes.

Les par­ti­sans de l’hyper-modernité sont con­vain­cus d’avoir le mon­de entre leurs mains. Qui sait s’ils ne sont pas com­me les païens du bas-empire ou les phi­lo­so­phes sco­la­sti­ques du début de l’époque moder­ne : qui sait si par­mi les hypo­thè­ses pos­si­bles il n’y aura pas un chan­ge­ment de para­dig­me, une nou­vel­le « muta­tion méta­phy­si­que ».

Les lec­teurs des « Particules élé­men­tai­res » savent bien ce qu’il en sera, vers quel­le direc­tion on va et qui en est – pour ain­si dire – le pro­mo­teur : ce n’est cer­tes pas cel­le qu’espère Dreher. Mais au-delà de la tra­me nar­ra­ti­ve (rap­pe­lons enco­re une fois que nous par­lons d’un roman­cier et d’un poè­te et non pas d’un histo­rien ni d’un phi­lo­so­phe pro­fes­sion­nel), il faut sou­le­ver son refus d’une mar­che con­ti­nue et ine­xo­ra­ble de l’histoire, d’une con­cep­tion uni­di­rec­tion­nel­le du deve­nir histo­ri­que qui est en revan­che typi­que du « pro­gres­si­sme », y com­pris du pro­gres­si­sme catho­li­que.  Des rup­tu­res sont pos­si­bles et ce qui sem­ble aujourd’hui triom­pher, com­me on l’a vu, peut très bien s’effondrer.

Je ne sais pas jusqu’à quel point Dreher s’est inspi­ré de cet­te vision mais on retrou­ve quel­que cho­se de simi­lai­re à la base du « Pari béné­dic­tin ». Il n’est pas dit que l’ère qui s’est ouver­te avec la « muta­tion méta­phy­si­que » des pre­miers siè­cles de l’époque moder­ne et qui a abou­ti à la déchri­stia­ni­sa­tion occi­den­ta­le actuel­le soit « pour tou­jours ».  Le déplo­ie­ment com­plet de tou­tes ses con­sé­quen­ces pour­rait pro­vo­quer une nou­vel­le rup­tu­re : il faut nous tenir prêt pour ce moment.  D’où l’importance de con­ser­ver intact l’héritage chré­tien pour pou­voir le repro­po­ser plus tard dans un mon­de tran­sfor­mé : à la dif­fé­ren­ce de Houellebecq, l’écrivain amé­ri­cain pen­se que c’est pos­si­ble.  Le con­ser­ver tout en tra­vail­lant main dans la main avec l’humanité de notre épo­que – dit Dreher – et non pas dans l’oisiveté.  Au fond, sa vision n’a rien d’un pes­si­mi­sme incon­so­la­ble ni – com­me on l’a pré­ten­du – d’un sen­ti­ment de vivre en état de siè­ge mais elle pro­cè­de de l’espérance rai­son­na­ble d’une renais­san­ce.

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Comme on le voit, le menu que nous pro­po­se l’écrivain amé­ri­cain n’est pas pour les esto­macs sen­si­bles. Il est vrai que cer­tai­nes expé­rien­ces ita­lien­nes ont inspi­ré cer­tai­nes de ses pro­po­si­tions mais l’observateur ne peut s’empêcher de poser cet­te que­stion en gui­se de con­clu­sion : y a‑t-il de véri­ta­bles inter­lo­cu­teurs dans la réa­li­té ita­lien­ne ?  Je ne par­le pas de la hié­rar­chie de l’Église mais – que sais-je – dans cer­tains milieux cul­tu­rels et dans cer­tains milieux d’Église ?  Ceux-là voudront-ils et sauront-ils s’engager sur le ter­rain de cet­te « contre-culture » chré­tien­ne que pro­po­se l’auteur amé­ri­cain ?

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Date de publication: 11/10/2018