Sur le bureau du Pape, un “mémorandum” contre le général des jésuites.  Quasi pour hérésie

Parmi tous les prê­tres natifs de ce dio­cè­se de Carpi que le pape François visi­te­ra diman­che 2 avril, il y en a un par­ti­cu­lier qui lui don­ne du fil à retor­dre.

Il se nom­me Roberto A. Maria Bertacchini.  Il a été à l’é­co­le de trois autres jésui­tes de pre­mier plan: les pères Heinrich Pfeiffer, histo­rien de l’art et pro­fes­seur à la Grégorienne, Francesco Tata, ancien pro­vin­cial de la Compagnie de Jésus en Italie et Piersandro Vanzan, rédac­teur répu­té à “La Civiltà Cattolica”.  Spécialiste de Saint Augustin, il est l’au­teur de plu­sieurs livres et essais publiés dans des revues de théo­lo­gie.  Il a été ordon­né prê­tre en 2009 par Carlo Ghidelli, bibli­ste répu­té et arche­vê­que aujour­d’­hui émé­ri­te de Lanciano-Ortona, le dio­cè­se dans lequel il est incar­di­né.

La semai­ne der­niè­re, Dom Bertacchini a envoyé à François et au car­di­nal Gerhard L. Müller, Préfet de la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi, un “mémo­ran­dum” de six pages très cri­ti­que à l’égard des thè­ses que le nou­veau Général de la Compagnie de Jésus, le véné­zué­lien Arturo Sosa Abascal, très pro­che du pape, a récem­ment expri­mées dans une inter­view.

Il s’agit, écrit Dom Bertacchini, de thè­ses « d’une gra­vi­té tel­le qu’on ne peut pas les pas­ser sous silen­ce sans deve­nir com­pli­ces » par­ce qu’elles risquent « d’aboutir à un chri­stia­ni­sme sans Christ ».

Le tex­te inté­gral de ce « mémo­ran­dum » se trou­ve sur cet­te autre page de Settimo Cielo :

> Promemoria…

Nous nous con­ten­tons d’en pro­po­ser une syn­thè­se ci-dessous.

L’interview du Général des jésui­tes que Dom Bertacchini cri­ti­que, c’est cel­le qu’il avait accor­dée au vati­ca­ni­ste suis­se Giuseppe Rusconi et qui a été publiée sur le blog Rossoporpora le 18 février der­nier après avoir été con­trô­lée mot à mot par l’intéressé lui-même.

Settimo Cielo en publie un compte-rendu en plu­sieurs lan­gues.

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Mémorandum

sur l’interview du géné­ral des jésui­tes  au sujet du man­que de fia­bi­li­té des Evangiles

de Roberto A. Maria Bertacchini

En février, le géné­ral des jésui­tes a accor­dé une inter­view dans laquel­le il a insi­nué que les paro­les de Jésus sur l’indissolubilité du maria­ge ne con­sti­tue­ra­ient pas un point de sta­bi­li­té théo­lo­gi­que mais plu­tôt un point de départ de la doc­tri­ne.  Un point qui devra ensui­te être déve­lop­pé de façon appro­priée.  Et donc à la limi­te, même en sou­te­nant l’exact con­trai­re, c’est-à-dire la com­pa­ti­bi­li­té du divor­ce avec la vie chré­tien­ne.  A mon sens, cet­te ini­tia­ti­ve a créé une situa­tion explo­si­ve.

Naturellement, Arturo Sosa Abascal S.J. prend bien soin de ne pas tom­ber dans une héré­sie fla­gran­te.  Et c’est, dans un cer­tain sens, enco­re plus gra­ve.  Il con­vient donc de repren­dre le fil de son rai­son­ne­ment.

A la que­stion de savoir si les évan­gé­li­stes sont fia­bles, il répond : il faut discer­ner.  Il n’est donc pas dit qu’ils le soient.  Une affir­ma­tion aus­si gra­ve devrait être argu­men­tée en long et en lar­ge par­ce que l’on pour­rait, par exem­ple, admet­tre une erreur dans un détail nar­ra­tif mais aller jusqu’à remet­tre en cau­se la véra­ci­té des ensei­gne­men­ts doc­tri­naux de Jésus, c’est bien autre cho­se.

Quoi qu’il en soit, notre jésui­te n’entre pas dans le vif du sujet mais – très habi­le­ment – se réfè­re au pape.  Et com­me François, en matiè­re de cou­ples sépa­rés entre autres, n’avait jamais cité les pas­sa­ges dans lesquels Jésus rap­pe­lait l’indissolubilité du maria­ge avant cet entre­tien, le mes­sa­ge impli­ci­te de notre jésui­te était évi­dent : si le pape ne cite pas ces pas­sa­ges, cela veut dire qu’il a discer­né et qu’il ne les con­si­dè­re pas com­me étant de Jésus.  Ils ne sera­ient donc pas con­trai­gnan­ts.  Pourtant tous les papes ont ensei­gné le con­trai­re !  Qu’importe ?  Ils se seront trom­pés.  Ou bien ils ont ensei­gné des cho­ses qui éta­ient justes pour leur épo­que mais plus pour la nôtre.

Que ce soit clair : l’éminent jésui­te ne dit pas cela « aper­tis verb­si » mais il l’insinue, il le lais­se enten­dre, don­nant ain­si cet­te clé inter­pré­ta­ti­ve de la pasto­ra­le fami­lia­le du pape : qu’elle se déta­che de l’enseignement tra­di­tion­nel.  Donc nous « savons » aujourd’hui que très pro­ba­ble­ment, voi­re même cer­tai­ne­ment, Jésus n’a jamais ensei­gné que le maria­ge est indis­so­lu­ble.  Ce sont les évan­gé­li­stes qui ont mal com­pris.

Un christianisme sans le Christ ?

Cette que­stion est d’une gra­vi­té tel­le qu’on ne peut pas la pas­ser sous silen­ce sans deve­nir com­pli­ces.  Le risque, c’est d’en arri­ver à un chri­stia­ni­sme réduc­teur du mes­sa­ge de Jésus, autre­ment dit d’un chri­stia­ni­sme sans le Christ.

Dans l’Evangile de la mes­se du 24 février der­nier se trou­vait le pas­sa­ge de Mc 10, 2–12 sur la répu­dia­tion.  Est-il envi­sa­gea­ble de pen­ser que ce ne soit pas Jésus qui ait pro­non­cé ces paro­les et qu’elles ne sera­ient pas con­trai­gnan­tes ?

Le « sen­sus fidei » nous dit que les évan­gé­li­stes sont fia­bles.  En revan­che notre Général des jésui­tes réfu­te cet­te fia­bi­li­té, jusqu’à se désin­té­res­ser du fait que Saint Paul lui-même avait reçu de l’Eglise cet­te doc­tri­ne com­me pro­ve­nant de Jésus et que c’est com­me tel­le qu’il l’avait tran­smi­se à ses com­mu­nau­tés : « À ceux qui sont mariés, je don­ne cet ordre – il ne vient pas de moi, mais du Seigneur – : que la fem­me ne se sépa­re pas de son mari ; et même si elle est sépa­rée, qu’elle reste seu­le, ou qu’elle se récon­ci­lie avec son mari ; et que le mari ne ren­vo­ie pas sa fem­me. » (1 Co 7, 10–11)

La cohé­ren­ce d’un tel pas­sa­ge avec les tex­tes des Evangiles synop­ti­ques sur la répu­dia­tion et sur l’adultère est évi­den­te.  Il serait absur­de d’imaginer que ces der­niers dépen­dent de Paul et non pas de tra­di­tions pré-pascales.  En outre, dans Ep. 5, 22–33, Paul reprend le même ensei­gne­ment de Jésus en le ren­fo­rçant davan­ta­ge.  Il le reprend par­ce qu’il cite le même pas­sa­ge de la Genèse cité par Jésus ; il ren­for­ce par­ce que le Christ aime l’Eglise de façon indis­so­lu­ble, jusqu’à don­ner sa vie et plus que sa vie ter­re­stre.  C’est cet­te fidé­li­té que Paul prend com­me modè­le de la fidé­li­té con­ju­ga­le.

Il est donc très clair qu’il exi­ste une évi­den­te con­ti­nui­té d’enseignement entre la pré­di­ca­tion pré-pascale et la pré­dic­tion post-pascale ; la discon­ti­nui­té avec le judaï­sme qui con­ser­vait l’institution de la répu­dia­tion est éga­le­ment évi­den­te.  Mais si Saint Paul fon­de une tel­le discon­ti­nui­té sur le Christ lui-même, cela aurait-il du sens de met­tre les Evangiles en dou­te ?  D’où pro­vient ce sur­saut qui a inspi­ré la pra­ti­que de l’Eglise anti­que, sinon du Christ ?

Notons que même dans le mon­de gréco-romain, le divor­ce était admis et qu’en outre, il exi­stait l’institution du con­cu­bi­na­ge qui pou­vait sans pro­blè­me débou­cher sur un nou­veau lien con­ju­gal, com­me en atte­ste par exem­ple l’histoire de Saint Augustin.  En histo­rio­gra­phie, il y a un prin­ci­pe en selon lequel une iner­tie cul­tu­rel­le ne chan­ge pas sans rai­son.  Le chan­ge­ment étant donc histo­ri­que­ment atte­sté, quel­le en serait la cau­se sinon Jésus ?  Et si cet­te cau­se était le Christ, pour­quoi dou­ter de la fia­bi­li­té des Evangiles ?

Enfin, si Jésus n’avait pas pro­non­cé ces paro­les, d’où pro­vien­drait le com­men­tai­re sévè­re des disci­ples : (« Mais alors, il vaut mieux ne pas se marier ! ») dans Mt 19, 10 ?  Parmi ces disci­ples, il y avait éga­le­ment Matthieu et ils ne font pas très bel­le figu­re : ils se mon­trent len­ts à com­pren­dre et atta­chés aux tra­di­tions que Jésus remet en cau­se.  Donc, d’un point de vue histo­rio­gra­phi­que, la péri­co­pe de Mt 19, 3–12 est par­fai­te­ment fia­ble, aus­si bien du point de vue de la cri­ti­que inter­ne que de la cri­ti­que exter­ne.

L’horizon dogmatique

Par ail­leurs, affir­mer que Jésus n’aurait pas effec­ti­ve­ment pro­non­cé ces paro­les et qu’au fond elles ne sera­ient pas con­trai­gnan­tes con­sti­tue « de fac­to » une héré­sie par­ce que l’on nie l’inspiration de l’Ecriture.  2 Tm 3, 16 est très clair : « Toute l’Écriture est inspi­rée par Dieu ; elle est uti­le pour ensei­gner, dénon­cer le mal, redres­ser, édu­quer dans la justi­ce ».

Ce « Toute » inclut éga­le­ment Mt 19, 3–12.  Sinon cela revien­drait à atte­ster qu’il y aurait une « autre » paro­le qui pré­vau­drait sur l’Ecriture elle-même et sur son inspi­ra­tion.  De fait, affir­mer le man­que de fia­bi­li­té de cer­tai­nes paro­les de Jésus revient à ouvrir une brè­che dans la « fides quae », une brè­che qui entraî­ne­ra l’effondrement de la digue tout entiè­re.  En voi­ci un exem­ple :

a) Si Jésus n’a pas dit ces paro­les, les évan­gé­li­stes ne sont pas fia­bles.  Et, s’ils ne sont pas fia­bles, ils ne sont pas sin­cè­res ; mais, s’ils ne sont pas sin­cè­res, ils ne peu­vent pas non plus être inspi­rés par l’Esprit Saint.

b) Si Jésus n’a pas pro­non­cé ces paro­les, a‑t-il vrai­ment pro­non­cé tou­tes les autres que nous con­si­dé­rons com­me vali­des ?  Celui qui n’est pas fia­ble sur une que­stion nova­tri­ce pour­rait très bien ne pas l’être non plus sur d’autres que­stions simi­lai­res com­me la résur­rec­tion.  Et si, pour ordon­ner des fem­mes prê­tres, « La Civiltà Cattolica » n’hésite pas à remet­tre en que­stion un magi­stè­re solen­nel­le­ment con­si­dé­ré com­me infail­li­ble, com­ment évi­ter le chaos ?  A quel­le auto­ri­té bibli­que pouvons-nous nous en remet­tre si les exé­gè­tes eux-mêmes se divi­sent tou­jours davan­ta­ge ? Voilà dans com­ment la digue s’écroule.

Et ce n’est pas tout par­ce qu’en sui­vant les dou­tes du Général jésui­te, on fou­le non seu­le­ment aux pieds Saint Paul mais éga­le­ment Vatican II.  Effectivement, voi­ci ce qu’on peut lire au point 7 de « Sacrosanctum Concilium » : « Christ est tou­jours là auprès de son Église. (…) Il est là pré­sent dans sa paro­le, car c’est lui qui par­le tan­dis qu’on lit dans l’Église les Saintes Écritures. »

Etant don­né que les pas­sa­ges sur l’indissolubilité matri­mo­nia­le sont lus à la mes­se et plus pré­ci­sé­ment : Mc 10, 2–12 au ven­dre­di de la VIIè semai­ne du temps ordi­nai­re et au diman­che XXVII de l’année B ; Mt 19, 3–12 au ven­dre­di de la XIXè semai­ne du temps ordi­nai­re et Mt 5, 27–32 au ven­dre­di de la Xè semai­ne, il s’en suit que Vatican II attri­bue de façon cer­tai­nes ces mots à l’autorité de Jésus.

Il en res­sort que les dou­tes du Général jésui­te renient non seu­le­ment Vatican II, et donc une con­sti­tu­tion dog­ma­ti­que, mais qu’il dou­te éga­le­ment de la Tradition au point de ren­dre l’autorité d’enseignement de Jésus abstrai­te et impos­si­ble à attein­dre.  Nous nous trou­vons donc face à un véri­ta­ble bom­bar­de­ment de satu­ra­tion devant lequel la réac­tion la plus fer­me s’impose.

Pour con­clu­re, la tran­si­tion d’une reli­gio­si­té de la loi à une reli­gio­si­té du discer­ne­ment est sacro­sain­te mais elle est par­se­mée d’embûches.  Elle exi­ge une for­ma­tion chré­tien­ne d’excellence, ce qui est malheu­reu­se­ment rare de nos jours.  Et éga­le­ment d’avoir un véri­ta­ble amour et une vra­ie défé­ren­ce pour la Parole divi­ne.

Dans tous les cas, si l’on cares­se le mon­de dans le sens du poil dans le seul but d’éviter des con­fli­ts et des per­sé­cu­tions, on n’est pas seu­le­ment lâche, on pas­se com­plè­te­ment à côté de l’Evangile qui exi­ge fran­chi­se et vigueur dans la défen­se de la Vérité.  Jésus n’a pas eu peur de la croix et ses apô­tres non plus.  Saint Paul est lui-même clair :

« Tous ceux qui veu­lent fai­re humai­ne­ment bon­ne figu­re, ce sont ceux-là qui vous obli­gent à la cir­con­ci­sion ; ils le font seu­le­ment afin de ne pas être per­sé­cu­tés pour la croix du Christ. » (Gal 6, 12).

Etre cir­con­cis signi­fiait d’un côté ren­trer dans une reli­gio­si­té recon­nue com­me légi­ti­me par Rome et d’un autre côté se con­for­mer à la men­ta­li­té du mon­de.  Saint Paul sait que la véri­ta­ble cir­con­ci­sion c’est est cel­le du cœur et il ne cède pas.

Carpi, le 19 mars 2019

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Une peti­te apo­stil­le.  Dans le tex­te inté­gral de son « mémo­ran­dum », Dom Bertacchini écrit que le pape François, le 24 février, soit quel­ques jours après la publi­ca­tion de l’interview du Père Sosa, « a con­te­sté les posi­tions du Général jésui­te » en con­sa­crant l’entièreté de son homé­lie – une cho­se qu’il n’avait jamais fai­te aupa­ra­vant — à Sainte Marthe au pas­sa­ge de l’Evangile de Marc con­te­nant les paro­les très clai­res de Jésus sur le maria­ge et le divor­ce.

Selon Dom Bertacchini, François aurait, dans son homé­lie, con­te­sté les dou­tes du P. Sosa en insi­stant que « ce que Jésus a répon­du aux pha­ri­siens sur le divor­ce, et donc l’Evangéliste, est fia­ble ».

A vrai dire, le com­men­tai­re du pape François sur ce pas­sa­ge de l’Evangile de Marc sem­blait plu­tôt tor­tueux à en juger par les comp­tes ren­dus auto­ri­sés de l’homélie publiés par Radio Vatican et par « L’Osservatore Romano ».

A un cer­tain point, en fait, le pape en est même arri­vé à dire que « Jésus ne dit pas si [la répu­dia­tion] est lici­te ou illi­ci­te ».

Et même où le pape polé­mi­que – à juste titre, écrit Dom Bertacchini – avec ce qu’il appel­le la « casui­sti­que », une con­tra­dic­tion appa­raît.  Pourquoi donc en est-il autre­ment dans « Amoris Laetitia » où l’on deman­de de discer­ner au cas par cas qui admet­tre à la com­mu­nion ou pas par­mi les divor­cés rema­riés qui vivent « more uxo­rio » ?

Un arti­cle de Sandro Magister, jour­na­li­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 31/03/2017