Müller et Buttiglione, si proches et pourtant si éloignés

Après la sor­tie du livre sur Amoris lae­ti­tia por­tant leurs deux signa­tu­res, aus­si bien le phi­lo­so­phe Rocco Buttiglione que le théo­lo­gien et car­di­nal Gerhard L. Müller ont de nou­veau réaf­fir­mé leurs posi­tions respec­ti­ves.

Buttiglione inter­ro­gé par Andrea Tornielli pour Vatican Insider :

> “Ecco la devia­zio­ne in cui cado­no i cri­ti­ci di ‘Amoris lae­ti­tia’ ”
[Voici la dévian­ce dans laquel­le tom­bent ceux qui cri­ti­quent Amoris lae­ti­tia]

Le car­di­nal Müller inter­ro­gé par Riccardo Cascioli pour La Nuova Bussola Quotidiana :

> Müller: “Mai det­to di ecce­zio­ni sul­la comu­nio­ne ai rispo­sa­ti”
[Müller: “Je n’ai jamais par­lé d’exceptions sur la com­mu­nion aux rema­riés]

Ces deux inter­views con­fir­ment que les posi­tions du phi­lo­so­phe et du car­di­nal ne con­cor­dent en rien. L’enthousiasme incom­pré­hen­si­ble avec lequel Müller pré­tend approu­ver les thè­ses de Buttiglione et en recom­man­de la lec­tu­re demeu­re donc incom­pré­hen­si­ble.

Quels sont les poin­ts de diver­gen­ce entre Müller et Buttiglione ? Procédons dans l’ordre.

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Buttiglione part d’une pré­mis­se qui, effec­ti­ve­ment, com­me il le dit, est « par­fai­te­ment tra­di­tion­nel­le » et ensei­gnée dans tous les caté­chi­smes. Il s’agit de la pré­mis­se selon laquel­le un péché qui, tout en con­cer­nant une matiè­re gra­ve com­me l’adultère, n’est pas com­mis déli­bé­ré­ment et en plei­ne con­nais­san­ce de cau­se n’est pas « mor­tel » mais seu­le­ment « véniel ».

Il déduit de cela que le fidè­le qui con­fes­se ce péché avec ces cir­con­stan­ces atté­nuan­tes peut rece­voir l’absolution sacra­men­tel­le et com­mu­nier, même s’il con­ti­nue de vivre « more uxo­rio » dans une union qui est illi­ci­te pour l’Eglise mais dont il con­ti­nue à ne pas per­ce­voir la gra­vi­té.

Les cri­ti­ques objec­tent cepen­dant à Buttiglione que, dans l’acte même de con­fes­ser son péché, si le con­fes­seur s’acquitte de son devoir d’illuminer les con­scien­ces, le péni­tent devient plei­ne­ment con­scient de la gra­vi­té de son état de vie et du carac­tè­re volon­tai­re avec lequel il per­si­ste à y demeu­rer. Et si donc il ne se repent pas et qu’il ne s’en déta­che pas (ou si à tout le moins il ne se résout pas à chan­ger de vie dès que pos­si­ble), il ne peut ni être absout ni com­mu­nier.

Buttiglione ne four­nit aucu­ne répon­se con­vain­can­te à cet­te objec­tion. Et le car­di­nal Müller, dans la pré­fa­ce de son livre, ne prend d’ailleurs pas en con­si­dé­ra­tion les argu­men­ts du phi­lo­so­phe.

De son côté, le car­di­nal pré­sen­te une autre hypo­thè­se, et c’est la seu­le, dans laquel­le des divor­cés rema­riés pour­ra­ient être auto­ri­sés à com­mu­nier, au « for inter­ne » et sans cau­ser de scan­da­le. C’est le cas déjà envi­sa­gé à plu­sieurs repri­ses par Joseph Ratzinger com­me théo­lo­gien, com­me car­di­nal et com­me pape.  Une hypo­thè­se par­fai­te­ment dans la ligne de la tra­di­tion et à laquel­le Settimo Cielo a con­sa­cré un pré­cé­dent arti­cle.

Voici donc une pre­miè­re diver­gen­ce entre eux. Mais il y en a une deu­xiè­me.  Il s’agit de leur juge­ment oppo­sé sur Amoris lae­ti­tia.

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Buttiglione ne dit que du bien de l’exhortation post-synodale du Pape François.

Il par­le même favo­ra­ble­ment de la sibyl­li­ne note de bas de page n°351 der­riè­re laquel­le François a dis­si­mu­lé son « ouver­tu­re » à la com­mu­nion aux divorcés-remariés. Le pape a bien fait de s’y pren­dre de la sor­te, dit-il, par­ce que dans un mon­de aus­si com­pli­qué qu’aujourd’hui, « il n’est pas pos­si­ble d’édicter une nor­me disci­pli­nai­re qui s’applique à tous de maniè­re uni­for­me ».

Il vaut mieux « invi­ter les con­fé­ren­ces épi­sco­pa­les et les évê­ques à assu­mer leurs pro­pres respon­sa­bi­li­tés ».

Müller est d’un tout autre avis. Il attri­bue juste­ment à l’obscurité de cet­te note et à cel­le d’autres pas­sa­ges la Babel d’interprétations aujourd’hui éta­lée au grand jour.  Il écrit dans la pré­fa­ce du livre :

« À la note 351, le pape se cite lui-même dans ‘Evangelii gau­dium’. Cependant, l’affirmation selon laquel­le l’eucharistie n’est pas ‘un prix desti­né aux par­fai­ts’ mais un ‘géné­reux remè­de et un ali­ment pour les fai­bles’ ne cla­ri­fie pas les cho­ses.  Elle n’ouvre en rien la voie à la com­mu­nion sacra­men­tel­le pour ceux qui se trou­vent dans une con­di­tion de péché gra­ve et qui s’obstinent à y demeu­rer.  On ne peut pas con­fon­dre les sacre­men­ts entre eux ni les échan­ger l’un avec l’autre dans leur fonc­tion spé­ci­fi­que.  Par le bap­tê­me et la récon­ci­lia­tion nous est offert un remè­de qui puri­fie, qui nous libè­re ‘de la fiè­vre du péché’.  Le sacre­ment de l’eucharistie est un remè­de qui ren­for­ce et qui ne peut être don­né qu’à ceux qui sont libé­rés du péché (Summa Theologia, III, q. 80, a. 4 ad 2). »

Et il ne s’agit là que d’une seu­le des nom­breu­ses cri­ti­ques que le car­di­nal Müller adres­se dans la pré­fa­ce du livre à Amoris lae­ti­tia et aux inter­ven­tions ulté­rieu­res du pape.

En voi­ci un flo­ri­lè­ge.

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« Des ima­ges ver­ba­les pas tou­jours heu­reu­ses (par exem­ple jeter sur les autres les com­man­de­men­ts de Dieu com­me si c’étaient des pier­res) et des tra­duc­tions hâti­ves de posi­tions théo­lo­gi­ques com­me le léga­li­sme et le pha­ri­saï­sme dans le lan­ga­ge de la psy­cho­lo­gie pro­vo­quent le désar­roi plu­tôt que la com­pré­hen­sion de l’intention pasto­ra­le du pape (cfr. Amoris lae­ti­tia 305). Ceux qui s’engagent pour la clar­té et la véri­té de la doc­tri­ne de la foi, par­ti­cu­liè­re­ment dans une épo­que de rela­ti­vi­sme et d’agnosticisme, ne méri­tent pas d’être trai­té de rigo­ri­stes, de pha­ri­siens, de léga­li­stes et de péla­giens.  D’autant que, par exem­ple, le léga­li­sme est l’opinion selon laquel­le l’homme pour­rait attein­dre la justi­ce de Dieu à tra­vers la sim­ple exé­cu­tion exter­ne des com­man­de­men­ts, et que le péla­gia­ni­sme c’est l’idée que l’homme pour­rait accom­plir les com­man­de­men­ts de Dieu et donc par­ve­nir à la vie éter­nel­le même sans la grâ­ce immé­ri­tée et non-méritable de la justi­fi­ca­tion.  Qui est le théo­lo­gien catho­li­que qui sou­tien­drait une tel­le posi­tion, entiè­re­ment aux anti­po­des de la doc­tri­ne de la justi­fi­ca­tion à tra­vers la grâ­ce ? ».

« Les caté­go­ries du maria­ge com­me ‘idéal’ par oppo­si­tion à la ‘réa­li­té’, un idéal auquel l’homme ne pour­rait se con­for­mer entiè­re­ment, sont peut-être appro­priées pour la théo­lo­gie mora­le et la vie spi­ri­tuel­le mais pas pour la théo­lo­gie sacra­men­tel­le. Le maria­ge n’est en rien ‘une ana­lo­gie impar­fai­te’ (Amoris lae­ti­tia 73) de la rela­tion entre le Christ et son Eglise.  Dans le même para­gra­phe pour­tant, l’analogie du sacre­ment du maria­ge avec le mystè­re de l’unité du Christ et de l’Eglise est décri­te de façon tout à fait cor­rec­te.  Nous avons ici un exem­ple de ter­mi­no­lo­gie suscep­ti­ble de por­ter à con­fu­sion. »

« Dans l’article 305 et en par­ti­cu­lier dans la note 351 qui fait l’objet d’un débat pas­sion­né, l’argumentation théo­lo­gi­que souf­fre d’un cer­tain man­que de clar­té qui aurait pu et dû être évi­té en se réfé­rant aux défi­ni­tions dog­ma­ti­ques du Concile de Trente et de Vatican II sur la justi­fi­ca­tion, sur le sacre­ment de la récon­ci­lia­tion et sur la maniè­re appro­priée de rece­voir l’eucharistie. »

« Les cri­tè­res fon­da­men­taux pour l’application du cha­pi­tre 8 d’Amoris lae­ti­tia publiés aux évê­ques de la région pasto­ra­le de Buenos Aires ne nous disent malheu­reu­se­ment rien sur le pro­blè­me de savoir si quelqu’un en con­di­tion de péché mor­tel impé­ni­tent peut s’approcher de la table du Seigneur et rece­voir les Saintes Espèces en tant que com­mu­nion de vie spi­ri­tuel­le et sur­na­tu­rel­le, une cho­se qui serait une con­tra­dic­tion ‘in adjec­to’. Dans la let­tre de répon­se du Pape François aux évê­ques argen­tins, l’affirmation qu’il n’y aurait ‘aucu­ne autre inter­pré­ta­tion’ ne peut pas être enten­due au sens lit­té­ral, devant l’existence de fait d’interprétations con­tra­dic­toi­res.  Certaines d’entre elles se récla­ment en effet d’Amoris lae­ti­tia tout en étant direc­te­ment en con­tra­dic­tion avec la doc­tri­ne défi­nie dog­ma­ti­que­ment de la foi de l’Eglise.  Il ne suf­fit pas d’affirmer l’orthodoxie des pas­sa­ges con­tro­ver­sés sur l’admission à l’eucharistie.  Encore faut-il démon­trer la véra­ci­té de ces affir­ma­tions à l’aide d’arguments con­vain­can­ts. »

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En outre, le car­di­nal Müller lan­ce, dans la pré­fa­ce du livre, une pique aux rédac­teurs maté­riels de lar­ges pas­sa­ges d’Amoris lae­ti­tia :

« La con­gré­ga­tion pour la doc­tri­ne de la foi dispo­se de la com­pé­ten­ce théo­lo­gi­que et insti­tu­tion­nel­le pour assu­rer l’argumentation cohé­ren­te des tex­tes du magi­stè­re romain. Des théo­lo­giens indi­vi­duels sol­li­ci­tés ‘ad hoc’ – avec tou­te la gra­ti­tu­de et le respect qu’on leur doit – ne peu­vent pas éla­bo­rer un tex­te défi­ni­tif. »

Müller fait ici plus par­ti­cu­liè­re­ment réfé­ren­ce à Víctor Manuel Fernández, le rec­teur de la Pontificia Universidad Católica Argentina, depuis des années le théo­lo­gien pré­fé­ré et le rédac­teur ano­ny­me de Jorge Mario Bergoglio qui, à pei­ne élu pape, l’a même nom­mé arche­vê­que. Sa pat­te dans Amoris lae­ti­tia est si évi­den­te qu’on y retrou­ve des pas­sa­ges entiers de ses arti­cles datant d’il y a une dou­zai­ne d’années.

Quant à la con­gré­ga­tion pour la doc­tri­ne de la foi, en revan­che, on sait que le Pape François l’ignore systé­ma­ti­que­ment, même après en avoir licen­cié le pré­fet, qui était juste­ment le car­di­nal Müller.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 23/11/2017