L’Europe vote. Mais l’Église aussi doit décider de son destin

Ce diman­che 26 mai se clô­tu­rent les scru­tins pour éli­re le par­le­ment de l’Union euro­péen­ne. Mais qu’est-ce qui est en train de se pas­ser entre l’Église catho­li­que et l’Europe ?  Dans le con­ti­nent qui a été le cœur de la foi chré­tien­ne pen­dant des siè­cles, la plus gran­de par­tie de ses habi­tan­ts sem­ble se désin­té­res­ser de cet­te foi.  Et à l’inverse, l’Église catho­li­que, diri­gée par un pape argen­tin, sem­ble s’intéresser de moins en moins à l’Europe pour se tour­ner davan­ta­ge vers l’Amérique lati­ne, l’Afrique et l’Asie.

C’est ce dou­ble désin­té­rêt qui con­sti­tue le point de départ de l’analyse que Sergio Belardinelli signe avec Angelo Panebianco dans un essai paru à la veil­le des élec­tions :

> A. Panebianco, S. Belardinelli, “All’alba di un nuo­vo mon­do”, Il Mulino, Bologna, 2019.

Tous deux sont pro­fes­seurs à l’u­ni­ver­si­té de Bologne. Le pro­fes­seur Panebianco ensei­gne les scien­ces poli­ti­ques, le pro­fes­seur Belardinelli la socio­lo­gie des pro­ces­sus cul­tu­rels.  Le pre­mier est laïc et le second est catho­li­que et a par­ti­ci­pé à ce « Projet cul­tu­rel » qui avait mobi­li­sé l’Église ita­lien­ne par le pas­sé sous la hou­let­te du car­di­nal Camillo Ruini.

Tous deux par­ta­gent l’idée que la civi­li­sa­tion libé­ra­le est « l’apport le plus impor­tant de l’Europe moder­ne au mon­de » et en même temps « le fruit mûr de la tra­di­tion chré­tien­ne ». Mais tan­dis que le pro­fes­seur Panebianco ana­ly­se la situa­tion sous l’angle géo­po­li­ti­que, le pro­fes­seur Belardinelli l’analyse sous l’angle cul­tu­rel et reli­gieux.  Son essai s’intitule « La Chiesa cat­to­li­ca et l’Europa ».  Et il nous pro­po­se une réfle­xion qui tou­che direc­te­ment au pré­sent et à l’avenir de l’Église.

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L’un des pen­seurs de réfé­ren­ce du pro­fes­seur Belardinelli, c’est le phi­lo­so­phe juif Leo Strauss (1899–1973) et sa thè­se de l’antagonisme irré­duc­ti­ble entre Jérusalem et Athènes, entre le pôle de la révé­la­tion et de la foi et le pôle de la phi­lo­so­phie et de la rai­son. Un anta­go­ni­sme qui pour­tant, con­sti­tue aus­si à ses yeux « le secret de la vita­li­té de l’Occident ».

Mais le dra­me de l’Europe d’aujourd’hui – écrit Belardinelli – c’est que cet anta­go­ni­sme entre Jérusalem et Athènes s’est éteint : « L’Europe qui aban­don­ne l’Église et l’Église qui aban­don­ne l’Europe repré­sen­tent de maniè­re para­dig­ma­ti­que le taris­se­ment de cet­te ‘vita­li­té’ des deux cités ».

De plus, l’Église, dans son magi­stè­re actuel, « sem­ble met­tre en valeur la plu­part des sté­réo­ty­pes qui sont respon­sa­bles de la cri­se de l’Europe elle-même ».

Belardinelli prend cet exem­ple :

« Admettons même que le magi­stè­re des papes qui ont pré­cé­dé François ait été trop cen­tré sur les thè­mes appe­lés ‘non-négociables’ tels que la vie et la famil­le. Sommes-nous pour autant cer­tains que le fait de pri­vi­lé­gier d’autres thè­mes tels que l’écologie, la cri­ti­que du mar­ché capi­ta­li­ste ou le tiers-mondisme con­sti­tue un pas en avant ? […]  J’ai l’impression qu’aujourd’hui, la dénon­cia­tion par l’Église de tous ces maux est trop ‘humai­ne’.  C’est un peu com­me si, en poin­tant du doigt le mar­ché et le libé­ra­li­sme com­me étant les prin­ci­paux respon­sa­bles – des accu­sa­tions par ail­leurs assez discu­ta­bles – on édul­co­rait en même temps la ter­ri­ble et tra­gi­que sévé­ri­té du mal que l’on veut dénon­cer.  Avec pour con­sé­quen­ce que l’élan pro­phé­ti­que de cet­te dénon­cia­tion s’affaiblit d’autant plus qu’il appa­raît com­me étant trop liée aux logi­ques du mon­de, trop poli­ti­que et trop peu escha­to­lo­gi­que ».

Selon Belardinelli, l’Église d’aujourd’hui « don­ne sou­vent l’impression de tom­ber dans le mora­li­sme, d’ailleurs très à la mode, du fait de ce qui sem­ble être une sor­te d’incapacité à distin­guer reli­gion, mora­le et poli­ti­que », alors que cet­te distinc­tion est l’une des plus impor­tan­tes con­quê­tes de la civi­li­sa­tion euro­péen­ne.

Il pro­po­se cet autre exem­ple :

« Quand l’Église catho­li­que se fait por­teu­se d’un mes­sa­ge d’accueil pour défen­dre la digni­té de cha­que indi­vi­du, quel­le que soit son appar­te­nan­ce reli­gieu­se ou cul­tu­rel­le, elle défend impli­ci­te­ment la meil­leu­re iden­ti­té de l’Europe. Mais le fait qu’elle le fas­se sans prê­ter atten­tion aux con­sé­quen­ces qu’un flux migra­toi­re hors de con­trô­le pour­rait avoir sur les pays euro­péens démon­tre un défi­cit de réa­li­sme poli­ti­que très inquié­tant, […] qui n’est con­tre­ba­lan­cé par aucu­ne autre par­tie, ni par les insti­tu­tions euro­péen­ne, ni par les États mem­bres. […] L’Europe appa­raît ain­si com­me un con­ti­nent à la déri­ve, qui a oublié qui il est, pré­ci­sé­ment au moment où sur la scè­ne géo­po­li­ti­que s’avance un pro­ta­go­ni­ste pour lequel le plu­ra­li­sme et la liber­té ne vont pas de soi : l’islam.  La plu­part des dése­spé­rés qui frap­pent à nos mor­tes pro­vien­nent de pays musul­mans ; le ter­ro­ri­sme qui a ensan­glan­té les prin­ci­pa­les capi­ta­les euro­péen­nes ces der­niè­res années est d’origine isla­mi­que ; les pays qui ne tolè­rent pas la pré­sen­ce d’Israël dans le mon­de ara­be sont musul­mans ; en bref c’est l’islam qui fait offi­ce de cata­ly­seur des pro­blè­mes de notre temps. »

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Un autre pen­seur auquel Belardinelli fait réfé­ren­ce, c’est le socio­lo­gue et phi­lo­so­phe alle­mand Niklas Luhmann (1927–1998) dont il dit qu’il a « du bon sens à reven­dre » quand il sou­tient, « si on veut pren­dre la sécu­la­ri­sa­tion au sérieux » que « reli­gion, poli­ti­que, scien­ce, éco­no­mie, en un mot tous les systè­mes sociaux se spé­cia­li­sent tou­jours davan­ta­ge dans leur pro­pre fonc­tion ».

Pour l’Église catho­li­que « cela entraî­ne une série de con­sé­quen­ces qui tou­chent à sa dimen­sion orga­ni­sa­tion­nel­le, pasto­ra­le ain­si que théologico-doctrinale ».

Elle ferait bien, par exem­ple, « de distin­guer ceux qui cher­chent Dieu de ceux qui cher­chent une iden­ti­té ou un ter­reau reli­gieux pour don­ner libre cours à leur pro­pre méfian­ce par rap­port à l’économie de mar­ché », ou bien pour « obte­nir des effe­ts sociaux, poli­ti­ques ou éco­no­mi­ques en tout gen­re ».

Et Belardinelli pour­suit :

« L’utilité socia­le de la foi dans le Dieu d’Abraham et de Jésus-Christ est indi­scu­ta­ble. Comme l’enseignement les clas­si­ques de la socio­lo­gi­que, de Max Weber à Niklas Luhmann, les prin­ci­pa­les for­mes cul­tu­rel­les de l’Occident – état de droit, éco­no­mie de mar­ché, scien­ce et tech­ni­que – sont ren­dues pos­si­bles par la reli­gion judéo-chrétienne.  A bien y regar­der, tou­te­fois, il faut pour­tant recon­naî­tre que tous ces avan­ta­ges sont acces­soi­res ; c’est-à-dire que sans pour autant mini­mi­ser leur impor­tan­ce, ce sont des avan­ta­ges que la foi a été en mesu­re de pro­dui­re par­ce qu’elle a pu gar­der vivant dans la socié­té le sens de quel­que cho­se qui, bien qu’il ait de la valeur en soit, les a offert de sur­croît : le sens de Dieu ».

Il en décou­le que « la socié­té sécu­liè­re, même si la cho­se peut sem­bler sur­pre­nan­te, a un urgent besoin que quelqu’un, quel­que part, par­le de Dieu d’une façon qui ne soit pas trop mon­dai­ne. […] Mais de quel Dieu doit-on par­ler ? Avec Pascal, il est sans dou­te oppor­tun de sor­tir de cet­te per­spec­ti­ve inju­ste du ‘Dieu des phi­lo­so­phes’ pour entrer dans cel­le du ‘Dieu d’Abraham et de Jésus-Christ’.  Toutefois, il ne me sem­ble pas rai­son­na­ble que l’on puis­se con­ce­voir ce Dieu qui est amour et misé­ri­cor­de en oppo­si­tion avec ‘l’être infi­ni­ment par­fait, créa­teur et sei­gneur du ciel et de la ter­re’, com­me le réci­tait le caté­chi­sme. […] Un Dieu qui ne serait pas tout-puissant et qui n’aurait pas créé le mon­de ne peut pas être Dieu.  Comme l’ont bien com­pris Leo Strauss et Joseph Ratzinger, pour ne citer que deux noms repré­sen­ta­tifs, le mon­de n’a de sens que par­ce qu’il a été créé par Dieu.  […] Mais pour que ce Dieu rede­vien­ne un con­cept qui puis­se fai­re naî­tre des for­mes de vie ecclé­sia­les et socia­les, nous avons sur­tout besoin de foi ».

Cette cita­tion de Ratzinger, qui figu­re au beau milieu d’un discours sur Dieu qui con­sti­tue le point cen­tral de ces « Notes » publiées en avril par le pape émé­ri­te sur la cri­se actuel­le de l’Église catho­li­que, est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pan­te.

Mais ce qu’évoque Belardinelli, ce n’est pas un « par­ler de Dieu » qui revien­drait à ren­dre l’Église étran­gè­re au mon­de, au con­trai­re :

« Cela impli­que qu’il faut être bien con­scient, […] et gar­der con­fian­ce dans le fait que c’est juste­ment ce qui est le pro­pre de la reli­gion, c’est-à-dire le discours sur Dieu et la foi qui est son ‘medium’ pri­vi­lé­gié , qui pro­duit ce ‘bruit ambiant’ com­me l’appelle Luhmann, qui réus­sit à se fai­re enten­dre éga­le­ment par les autres systè­mes sociaux et qui les con­traint à le pren­dre en con­si­dé­ra­tion. […] C’est juste­ment par­ce qu’on se spé­cia­li­se dans sa pro­pre fonc­tion, qui elle cel­le de par­ler de Dieu, en reno­nçant à pour­sui­vre direc­te­ment des objec­tifs de natu­re poli­ti­que que la reli­gion pour­ra se révé­ler poli­ti­que­ment plus urti­can­te et per­ti­nen­te qu’elle ne l’est dans sa ver­sion de ‘reli­gion civi­le’ ».

L’Église ne doit pas avoir peur de cet­te ten­sion, con­clut Belardinelli. Parce que, com­me disait Strauss, « c’est juste­ment dans cet­te ten­sion que rési­de le secret de la ‘vita­li­té’ de l’Europe et de la cul­tu­re occi­den­ta­le ».

Tandis qu’au con­trai­re, « le véri­ta­ble pro­blè­me de l’Europe d’aujourd’hui rési­de dans l’épuisement aus­si bien de la poli­ti­que que de la reli­gion ».

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 24/05/2019