Les « dubia » sont plus vivants que jamais. Et le cardinal Müller en ajoute un de son cru

Deux livres vien­nent récem­ment de sor­tir, tous deux sous la plu­me d’auteurs pre­sti­gieux et tous deux se vou­lant une répon­se aux « dubia » expri­més il y a un an par qua­tre car­di­naux au Pape François con­cer­nant l’exhortation post-synodale Amoris lae­ti­tia.

Le pre­mier de ces livres, édi­té en Italie par Ares, a déjà beau­coup fait par­ler de lui.  C’est celui de Rocco Buttiglione, phi­lo­so­phe célè­bre et inter­prè­te auto­ri­sé de la pen­sée phi­lo­so­phi­que de Jean-Paul II, aujourd’hui grand défen­seur des « ouver­tu­res » intro­dui­tes par François con­cer­nant la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés et héraut tout aus­si déter­mi­né de la par­fai­te con­ti­nui­té entre le magi­stè­re du pape actuel en matiè­re de mora­le et celui de l’encyclique « Veritatis splen­dor » du pape Karol Wojtyla.

Mais plus enco­re que ce qu’écrit Buttiglione, rien de très neuf, c’est sur­tout la pré­fa­ce de son livre qui a beau­coup fait jaser.  Elle est signée par le car­di­nal Gerhard L. Müller, l’ex-préfet de la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi.

Et de fait, une tel­le pré­fa­ce a paru à beau­coup être con­tra­dic­toi­re.

En effet, d’un côté Müller écrit qu’il par­ta­ge entiè­re­ment les thè­ses de Buttiglione et en recom­man­de cha­leu­reu­se­ment la lec­tu­re.

D’un autre côté cepen­dant, le car­di­nal pré­sen­te de lui-même — expli­ci­te­ment — un seul cas d’accès éven­tuel à la com­mu­nion de la part d’un catho­li­que pas­sé à une nou­vel­le union alors que son pre­mier con­joint est enco­re en vie.  Il s’agit du cas où le pre­mier maria­ge, bien que célé­bré à l’Eglise, doi­ve être con­si­dé­ré com­me inva­li­de pour absen­ce de foi ou pour man­que des autres pré­re­quis essen­tiels au moment de la célé­bra­tion, mais qu’une tel­le inva­li­di­té « ne puis­se pas être cano­ni­que­ment prou­vée ».

Dans ce cas, Müller écrit :
« Il est pos­si­ble que la ten­sion qui exi­ste entre le sta­tut public-objectif du ‘second’ maria­ge et la fau­te sub­jec­ti­ve puis­se ouvrir, aux con­di­tions décri­tes, l’accès au sacre­ment de la péni­ten­ce et à la sain­te com­mu­nion moyen­nant un discer­ne­ment pasto­ral au for inter­ne ».

Or, per­son­ne n’a remar­qué que le cas hypo­thé­ti­que évo­qué par Müller est le même que celui que Joseph Ratzinger avait déjà pro­po­sé et discu­té à plu­sieurs repri­ses, tout en admet­tant lui aus­si l’éventuel accès aux sacre­men­ts, tou­jours cepen­dant avec une déci­sion pri­se « au for inter­ne » avec le con­fes­seur et en étant atten­tif à ne pas cau­ser un scan­da­le public :

> Pas de com­mu­nion pour les hors-la-loi. Mais Benoît XVI étu­die deux excep­tions

Si l’on s’en tient à ce qu’il écrit à la pré­fa­ce, tel est donc la pier­re d’angle – tout à fait tra­di­tion­nel­le – sur laquel­le le car­di­nal Müller se fon­de con­cer­nant l’accès à la com­mu­nion des divor­cés rema­riés.

Buttiglione s’aventure quant à lui beau­coup plus loin en se pré­va­lant de la cau­tion bien peu com­pré­hen­si­ble de l’ex-préfet de la doc­tri­ne.  Un « dubia » de plus, indi­scu­ta­ble­ment, plu­tôt qu’un de moins.

*

Puis il y ce second livre en répon­se aux « dubia » des qua­tre car­di­naux.  Il a pour auteurs deux théo­lo­giens fra­nçais de renom : le jésui­te Alain Thomasset et le domi­ni­cain Jean-Michel Garrigues.

Ce livre défend lui aus­si la con­ti­nui­té et la « com­plé­men­ta­ri­té » entre l’exhortation Amoris lae­ti­tia du pape François et l’encyclique « Veritatis splen­dor » de Jean-Paul II.

Il se trou­ve lui aus­si au cen­tre d’un débat, com­me le sou­li­gne cet­te inter­ven­tion cri­ti­que du phi­lo­so­phe Thibaud Collin, rédi­gée expres­sé­ment pour Settimo Cielo.

Le pro­fes­seur Collin ensei­gne la phi­lo­so­phie mora­le et poli­ti­que au Collège Stanislas de Paris et fait par­tie des six experts laïcs qui s’étaient réu­nis à Rome le 22 avril der­nier pour le sémi­nai­re d’étude sur Amoris lae­ti­tia signi­fi­ca­ti­ve­ment inti­tu­lé « Faire la clar­té », que feu le car­di­nal Carlo Caffarra évo­quait dans sa der­niè­re – et igno­rée – let­tre au pape François.

*

La casuistique ne s’est jamais aussi bien portée

par Thibaud Collin

En ces temps de con­fu­sion, tout ce qui sem­ble aller dans le sens de la cla­ri­fi­ca­tion est bien­ve­nu. Grand est donc l’e­spoir de celui qui ouvre le petit livre “Une mora­le sou­ple mais non sans bous­so­le” des Pères Alain Thomasset et Jean-Miguel Garrigues, le pre­mier jésui­te et le second domi­ni­cain. Sous la hou­let­te du car­di­nal Schönborn qui signe la pré­fa­ce, nos deux théo­lo­giens ont l’in­ten­tion de répon­dre aux cinq “dubia” expo­sés par les car­di­naux quant à la maniè­re de com­pren­dre cer­tains pas­sa­ges de l’ex­hor­ta­tion “Amoris lae­ti­tia”.

En refer­mant le livre, for­ce est de con­sta­ter que ces “dubia” n’ont pas dispa­ru. On pour­rait même dire qu’ils sor­tent, malheu­reu­se­ment, ren­for­cés tant les argu­men­ts uti­li­sés pour les dis­si­per pro­dui­sent l’ef­fet inver­se. Il ne s’a­git cer­tes pas de s’en réjouir car le dou­te est une indé­ter­mi­na­tion dou­lou­reu­se de l’e­sprit. Et la matiè­re con­cer­née ici, la vie mora­le et sacra­men­tel­le des fidè­les, est suf­fi­sam­ment gra­ve pour esti­mer que la cha­ri­té por­te­rait à les dis­si­per de tou­te urgen­ce. Comme on le sait, le Saint-Père n’a pas enco­re jugé bon de con­sen­tir à poser un tel geste.

En atten­dant la déter­mi­na­tion pon­ti­fi­ca­le, le débat con­ti­nue et la divi­sion croît. Et plus le temps pas­se, plus il est clair que la récep­tion d’ ”Amoris lae­ti­tia” va croi­ser les 50 ans d’ ”Humane vitae” et les 25 ans de “Veritatis splen­dor”. Or l’en­cy­cli­que de Jean-Paul II répon­dait aux objec­tions adres­sées à l’en­cy­cli­que de Paul VI en remon­tant à leurs raci­nes les plus pro­fon­des. Or lor­squ’on lit aujour­d’­hui nom­bre de tex­tes con­sa­crés à “Amoris lae­ti­tia”, on a l’im­pres­sion que l’hi­stoi­re se répè­te. On éprou­ve un sen­ti­ment étran­ge devant une tel­le régres­sion. Les qua­tre car­di­naux, et en pre­miè­re ligne le car­di­nal de Bologne pour des rai­sons histo­ri­ques évi­den­tes, ont juste­ment poin­té en quoi le cha­pi­tre 8 d’ ”Amoris lae­ti­tia” sem­ble avoir été écrit com­me si “Veritatis splen­dor” n’a­vait jamais exi­sté.

La thè­se cen­tra­le est com­mu­ne aux deux auteurs : il exi­ste une com­plé­men­ta­ri­té entre “Amoris lae­ti­tia” (AL) et “Veritatis splen­dor” (VS) et les “dubia” n’ont donc pas lieu d’ê­tre. Seuls ceux qui ont une lec­tu­re intran­si­gean­te de l’en­cy­cli­que de saint Jean-Paul II con­si­dè­rent que l’ar­ti­cu­la­tion des deux tex­tes pose pro­blè­me. Le Père Alain Thomasset expo­se dans un pre­mier temps les gran­des lignes de VS en la remet­tant dans son con­tex­te histo­ri­que : le défi du rela­ti­vi­sme remet­tant en cau­se “les repè­res indi­spen­sa­bles pour la con­scien­ce au moment de la déci­sion” (p. 30); d’où le bien­fait d’a­voir réaf­fir­mé l’e­xi­sten­ce d’ac­tes intrin­sè­que­ment mau­vais. Deux remar­ques : 1) cet­te mise en con­tex­te n’est-elle pas trop allu­si­ve ? Le Père Thomasset ne pré­sen­te en effet aucu­ne des doc­tri­nes que VS réfu­te, et pour cau­se: il est l’hé­ri­tier de ceux qui les ont déve­lop­pées. 2) Le con­tex­te d’au­jour­d’­hui est-il si dif­fé­rent de celui d’hier ? La sui­te du tex­te va con­fir­mer nos crain­tes. Que l’on en juge sur piè­ces :

“Suffit-il, pour défi­nir et éva­luer mora­le­ment un acte con­ju­gal qui recourt à la pilu­le de dire qu’il cher­che à évi­ter tou­te pro­créa­tion, alors qu’il peut être dans cer­tains cas le seul moyen effi­ca­ce de régu­la­tion des nais­san­ces en vue d’u­ne pater­ni­té respon­sa­ble ? […] De même com­ment pren­dre en comp­te la dif­fé­ren­ce entre un acte d’a­dul­tè­re d’u­ne per­son­ne mariée et une rela­tion sexuel­le au sein d’un cou­ple sta­ble de per­son­nes rema­riées, alors que les cir­con­stan­ces et les inten­tions sont dif­fé­ren­tes? Les défi­ni­tions des actes intrin­sè­que­ment mau­vais ne suf­fi­sent pas à elles seu­les à cet­te éva­lua­tion mora­le qui restent trop abstrai­tes et géné­ra­les. Elles ne peu­vent pas pren­dre en comp­te tou­te la com­ple­xi­té des situa­tions vécues et l’en­sem­ble du con­tex­te deve­nu plus impor­tant qu’au­pa­ra­vant pour juger de l’ap­pli­ca­tion des nor­mes. Une inter­pré­ta­tion trop immé­dia­te blo­que­rait trop vite l’in­ter­ven­tion de la rai­son et de la con­scien­ce pour la défi­ni­tion de l’ac­te en que­stion et son éva­lua­tion mora­le” (pp. 77–78).

On voit ici que le Père Thomasset après avoir décla­ré adhé­rer à la doc­tri­ne de VS affir­mant l’e­xi­sten­ce d’ac­tes intrin­sè­que­ment mau­vais la nie ! Il ne perçoit pas la con­tra­dic­tion car pour lui la notion d’in­trin­sè­que­ment mau­vais se déplo­ie à une tel­le alti­tu­de stra­to­sphé­ri­que et à un tel niveau de géné­ra­li­té qu’el­le ne peut com­me tel­le être déter­mi­nan­te dans la pra­ti­que. Il revient donc à la con­scien­ce de qua­li­fier l’o­b­jet de l’ac­te, c’est-à-dire de lui don­ner un sens en le réfle­chis­sant dans son con­tex­te et à par­tir de son inten­tion. Tout devient dépen­dant d’u­ne que­stion de voca­bu­lai­re. L’évaluation mora­le repo­se sur la défi­ni­tion, c’est-à-dire sur la déter­mi­na­tion du sens par la con­scien­ce en situa­tion. La notion d’ ”acte intrin­sè­que­ment mau­vais” n’e­st plus qu’u­ne coquil­le vide, tout au plus un repè­re, une valeur for­mel­le orien­tant la déli­bé­ra­tion. Elle ne signi­fie donc pas la même cho­se que pour VS : un acte qui ne peut jamais être choi­si quel­les que soient les cicon­stan­ces et l’in­ten­tion du sujet car en le réa­li­sant la per­son­ne nie­rait son vrai bien, se cou­pe­rait de Dieu et de son pro­pre bon­heur. Le pré­sup­po­sé du Père Thomasset est que la loi mora­le est une nor­me fai­sant face à la liber­té, la con­scien­ce devant se déter­mi­ner en arbi­trant leur pos­si­ble con­flit. Le Père Thomasset pro­jet­te donc sur VS une “for­ma men­tis” léga­li­ste, d’où la con­tra­dic­tion dans laquel­le il tom­be. Or selon saint Thomas, repris par VS, la loi mora­le est une lumiè­re qui éclai­re la rai­son sur le vrai bien de la per­son­ne et lui per­met d’or­don­ner l’a­gir vers son bon­heur. L’acte est donc dit bon ou mau­vais selon qu’il est con­for­me ou non à la rai­son en rela­tion avec les fina­li­tés de la per­son­ne. La con­scien­ce est cet­te lumiè­re de véri­té sur l’ac­te sin­gu­lier à réa­li­ser. Comme beau­coup aujour­d’­hui, le théo­lo­gien jésui­te se réfè­re à saint Thomas pour con­te­ster la por­tée uni­ver­sel­le de la loi natu­rel­le inca­pa­ble d’embrasser la con­tin­gen­ce et la com­ple­xi­té de la maniè­re pra­ti­que. Mais la ver­tu de pru­den­ce n’a jamais con­si­sté à auto­ri­ser des entor­ses ou à arbi­trer des con­fli­ts de devoirs. Elle est ce par quoi le sujet déter­mi­ne “hic et nunc” le che­min de la réa­li­sa­tion de son vrai bien. Le juge­ment de pru­den­ce est pra­ti­que et ne rem­pla­ce pas le juge­ment de con­scien­ce. Seuls ceux qui conçoi­vent la loi natu­rel­le sur le modè­le de la loi poli­ti­que peu­vent s’ap­puyer sur la doc­tri­ne de saint Thomas pour vali­der des soi-disant excep­tions aux pré­cep­tes néga­tifs. L’adultère ne sera jamais un acte bon pour la per­son­ne pri­se dans tel­le situa­tion, même si elle lui don­ne un nou­veau nom. Cette tac­ti­que est vieil­le com­me le mon­de : cha­cun a ten­dan­ce à pré­sen­ter à sa con­scien­ce la situa­tion selon le tour le plus avan­ta­geux, afin qu’el­le ces­se de le tour­men­ter. La casui­sti­que, offi­ciel­le­ment si décriée aujour­d’­hui, ne s’e­st jamais aus­si bien por­tée. Et il y a fort à parier que même la béa­ti­fi­ca­tion de Pascal ne chan­ge­ra rien à l’af­fai­re!

Le Père Jean-Miguel Garrigues recon­naît que les “dubia” appel­lent une répon­se mais il accu­se le car­di­nal Gerhard Müller “en rai­son de sa posi­tion immo­bi­li­ste” de ne pas avoir “ren­du pos­si­ble une col­la­bo­ra­tion fruc­tueu­se de la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi avec le pape” (p. 114). On peut lui objec­ter que le car­di­nal pré­fet a fait ce qu’il a pu pour pré­ser­ver la con­ti­nui­té et la cohé­ren­ce de la posi­tion de l’Eglise sur le sujet. Pas plus tard qu’en 1999, le car­di­nal Ratzinger en intro­duc­tion d’un livre expli­ci­te­ment vou­lu par saint Jean-Paul II affir­mait que la posi­tion de “Familiaris con­sor­tio” (n. 84) “est fon­dée sur la Sainte Ecriture” et qu’à ce titre elle “n’e­st pas un règle­ment pure­ment disci­pli­nai­re, qui pour­rait être chan­gé par l’Eglise. Elle décou­le d’u­ne situa­tion objec­ti­ve qui, de soi, rend impos­si­ble l’ac­cès à la sain­te com­mu­nion”. Le suc­ces­seur du car­di­nal Ratzinger était donc tout à fait fon­der à con­si­dé­rer que si le pape avait vou­lu chan­ger une pra­ti­que si ancien­ne et si éta­blie, il ne l’au­rait pas fait dans une note de bas de page, note dont la signi­fi­ca­tion n’e­st pas clai­re pui­squ’el­le ne pré­ci­se pas le type de fidè­les con­cer­nés.

Le Père Jean-Miguel Garrigues con­si­dè­re que les blo­ca­ges actuels sont pro­vo­qués par “une éco­le théo­lo­gi­que” qui a con­tri­bué à rédi­ger “Veritatis splen­dor” mais qui a fini par l’ab­so­lu­ti­ser sans per­ce­voir les limi­tes de son champ d’ap­pli­ca­tion. L’encyclique de Jean-Paul II abor­de prin­ci­pa­le­ment la matiè­re mora­le sur le plan de la spé­ci­fi­ca­tion objec­ti­ve de l’ac­te rele­vant de la rai­son, alors qu’ ”Amoris lae­ti­tia” l’a­bor­de selon le plan de l’e­xer­ci­ce rele­vant de l’ap­pé­tit et donc des con­di­tion­ne­men­ts. Les deux appro­ches sont com­plé­men­tai­res par­ce que la rai­son et la volon­té sont tou­tes deux à la raci­ne de l’ac­te humain. Bref, l’o­b­jec­ti­vi­té de l’ac­te et l’im­pu­ta­bi­li­té du sujet agis­sant ne doi­vent pas être con­fon­dues; il s’a­git donc de distin­guer pour unir. Le Père Garrigues accu­se cet­te “éco­le théo­lo­gi­que” de refu­ser de pren­dre en comp­te le sujet dans la réfle­xion mora­le. Les “dubia” sera­ient ain­si dus à une rigi­di­té men­ta­le et à une étroi­tes­se pasto­ra­le, tra­vers enfin mani­fe­stés à l’oc­ca­sion de la publi­ca­tion d’ ”Amoris lae­ti­tia”. Une lec­tu­re non rigi­de de VS tel­le que le Père Garrigues la pro­po­se per­met­trait non seu­le­ment de répon­dre aux “dubia” en sou­li­gnant la com­plé­men­ta­ri­té des deux tex­tes mais aus­si de dénon­cer for­mel­le­ment cet­te résur­gen­ce du tutio­ri­sme en plei­ne post­mo­der­ni­té. Cependant la tac­ti­que con­si­stant à sépa­rer le bon grain de VS de l’i­vra­ie de cet­te “éco­le théo­lo­gi­que” ne rési­ste pas à l’a­na­ly­se.

Et en effet le Père Garrigues ne nom­me jamais cet­te éco­le; et il n’en discu­te jamais tel ou tel tex­te. Cela aurait pris trop de temps; cela l’au­rait sur­tout con­duit à con­sta­ter l’i­na­ni­té d’u­ne tel­le accu­sa­tion. On peut cer­tes être en désac­cord avec le car­di­nal Carlo Caffarra ou avec Mgr Livio Melina (pui­sque ce sont évi­dem­ment eux les prin­ci­paux accu­sés innom­més) mais il sem­ble intel­lec­tuel­le­ment malhon­nê­te de rédui­re leur réfle­xion et leur enga­ge­ment pasto­ral (si on veut bien leur en recon­naî­tre un!) à du tutio­ri­sme et à de l’in­fi­dé­li­té à Jean-Paul II due à un excès de zèle! Il faut vrai­ment ne jamais avoir lu une ligne de leurs écri­ts pour leur fai­re grief d’i­gno­rer le sujet moral et l’or­dre de l’e­xer­ci­ce de l’ac­te. J’ai par exem­ple sous les yeux le tex­te d’u­ne con­fé­ren­ce que Mgr Caffarra a pro­non­cé à Ars au début des années 1990. Elle por­te sur la sub­jec­ti­vi­té chré­tien­ne. Et juste­ment la pro­blé­ma­ti­que était (déjà!) cel­le du léga­li­sme moral dont le pro­por­tion­na­li­sme n’e­st qu’u­ne varian­te. Or seu­le une fine ana­ly­se de la dyna­mi­que de l’ac­te humain sai­si dans l’in­ten­tion volon­tai­re deve­nant choix per­met de sor­tir d’u­ne appro­che où loi et con­scien­ce sont vues com­me deux pôles con­cur­ren­ts. Ecoutons celui que saint Jean-Paul II avait choi­si com­me pro­che col­la­bo­ra­teur sur un des suje­ts pasto­raux qui lui tena­ient le plus à cœur, l’é­thi­que sexuel­le, le maria­ge et la famil­le:

“Dans l’hom­me l’in­ten­tion ne peut se réa­li­ser que par et dans le choix. Dans l’e­xi­sten­ce humai­ne, ce qui est le plus déci­sif n’e­st pas le juge­ment de con­scien­ce, mais le juge­ment de choix. On ne devient pas chré­tien en pen­sant le deve­nir, tout com­me on n’e­xi­ste pas en pen­sant exi­ster. Je ne deviens pas très chré­tien en pen­sant pro­fon­dé­ment au chri­stia­ni­sme: la pen­sée de l’hom­me ne crée pas l’e­xi­sten­ce. Il exi­ste un seul moyen de deve­nir chré­tien: choisir-décider de deve­nir chré­tien. Mais le juge­ment de con­scien­ce n’e­st que poten­tiel­le­ment pra­ti­que, alors que le juge­ment de choix est réel­le­ment pra­ti­que: c’e­st l’e­xer­ci­ce de la rai­son dans l’ac­tion même du choix (Ia IIae, Q. 58, a. 2 c). La con­nais­san­ce pro­dui­te par le juge­ment de con­scien­ce est insuf­fi­san­te car elle peut être négli­gée par la per­son­ne au moment du choix; cet­te con­nais­san­ce peut être une con­nais­san­ce qui ne con­si­dè­re pas la per­son­ne com­me étant cet individu-là, avec ses désirs, et qui doit agir dans cet­te situa­tion don­née. Si cel­le con­nais­san­ce n’ex­pri­me pas ce que l’in­di­vi­du dési­re actuel­le­ment, elle reste ino­pé­ran­te”.

Carlo Caffarra était un fin con­nais­seur de Newman et de Kierkegaard. Il avait aus­si très bien assi­mi­lé le per­son­na­li­sme woj­ty­lien fon­dé sur l’ex­pé­rien­ce inté­gra­le de la per­son­ne dans son acte. Prétendre que cet­te “éco­le théo­lo­gi­que” igno­re l’or­dre de l’e­xer­ci­ce est aus­si absur­de que d’i­so­ler le cha­pi­tre cen­tral de VS de son pre­mier cha­pi­tre médi­tant l’ap­pel du jeu­ne hom­me riche et de son troi­siè­me exhor­tant au mar­ty­re par fidé­li­té à la volon­té sal­vi­fi­que de Dieu.

Le père Garrigues répond oui au cinq “dubia”. Le discer­ne­ment des con­di­tion­ne­men­ts limi­tant la con­scien­ce et la volon­té du sujet per­met de con­clu­re dans cer­tains cas à la fai­ble impu­ta­bi­li­té du sujet enga­gé dans un état de vie en con­tra­dic­tion avec l’Evangile. Mais com­me beau­coup l’ont déjà sou­li­gné, cela ne suf­fit pas à légi­ti­mer la récep­tion des sacre­men­ts. Sauf à rom­pre avec la maniè­re dont l’Eglise a pen­sé jusqu’i­ci l’ar­ti­cu­la­tion entre la foi, la vie mora­le et l’or­dre sacra­men­tel. Dire cela n’e­st pas nier la sub­jec­ti­vi­té au pro­fit d’u­ne objec­ti­vi­té mor­ti­fè­re. C’est au con­trai­re ren­dre pos­si­ble une sub­jec­ti­va­tion adé­qua­te à la véri­té inté­gra­le sur l’ê­tre humain. Tel est le rôle de tout pasteur. Tel était le sou­ci le plus pro­fond de cet immen­se pasteur que fut Karol Wojtyla. A n’en pas dou­ter une cer­tai­ne lec­tu­re d’ ”Amoris lae­ti­tia” peut per­met­tre de pré­ci­ser et d’ap­pro­fon­dir les moda­li­tés de cet­te sub­jec­ti­va­tion. Seul le Saint-Père peut déter­mi­ner la maniè­re de bien rece­voir l’ex­hor­ta­tion. Alors ce tex­te ne sera plus occa­sion de divi­sion et de con­fu­sion mais de matu­ra­tion et de com­mu­nion.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 6/11/2017