Les doutes du pape et les certitudes du cardinal Caffarra

Des qua­tre car­di­naux qui ont deman­dé au pape François de fai­re la clar­té sur cinq “dubia” sou­le­vés par Amoris lae­ti­tia, Carlo Caffarra est celui auquel Jorge Mario Bergoglio a témoi­gné le plus sou­vent son esti­me, notam­ment en l’in­vi­tant à par­ti­ci­per aux deux syno­des sur la famil­le.

Raison de plus pour que la sim­pli­ci­té, la “par­rhé­sie” avec laquel­le le car­di­nal Caffarra s’ex­pri­me envers le pape – avec le plus grand respect à son égard — dans la pre­miè­re gran­de inter­view qu’il accor­de depuis la publi­ca­tion des dubia fas­se impres­sion.

L’interview, recueil­lie par Matteo Matzuzzi, a été publiée le same­di 14 jan­vier dans le quo­ti­dien ita­lien “Il Foglio”.

A 78 ans, le car­di­nal Caffarra est l’archevêque émé­ri­te de Bologne et est recon­nu com­me un théo­lo­gien de valeur.  Il est pré­ci­sé­ment spé­cia­li­sé dans la matiè­re des que­stions sou­le­vées par les dubia.  Entre 1981 et 1995, il a été pré­si­dent de l’Institut Pontificat Jean-Paul II pour les étu­des sur le maria­ge et la famil­le.

L’interview vaut la pei­ne d’ê­tre lue dans son inté­gra­li­té, notam­ment par­ce qu’el­le pour­rait être le signal d’un retour­ne­ment dans la con­tro­ver­se en cours au sein de l’Eglise entre les inter­pré­ta­tions dif­fé­ren­tes et par­fois con­tra­dic­toi­res d’Amoris lae­ti­tia, peut-être jusqu’à inci­ter le pape François à rom­pre le silen­ce qu’il a choi­si de gar­der jusqu’à pré­sent.

Ce qui suit est un flo­ri­lè­ge de ce que le car­di­nal a décla­ré dans cet­te inter­view qui est cinq fois plus lon­gue.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.   

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CAFFARRA: “POURQUOI NOUS AVONS ÉCRIT AU PAPE”  

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Nous autres car­di­naux, avons le gra­ve devoir de con­seil­ler le pape dans son gou­ver­ne­ment de l’Eglise.  C’est un devoir auquel nous ne pou­vons pas nous sou­strai­re.

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Seul un aveu­gle peut nier qu’il y a dans l’Eglise une gran­de con­fu­sion, de l’in­cer­ti­tu­de, de l’in­sé­cu­ri­té cau­sées par cer­tains para­gra­phes d’Amoris lae­ti­tia.  Ces der­niers mois, sur les mêmes que­stions fon­da­men­ta­les con­cer­nant l’é­co­no­mie sacra­men­tel­le – le maria­ge, la con­fes­sion et l’eu­cha­ri­stie – et la vie chré­tien­ne, cer­tains évê­ques ont dit A et d’au­tres ont dit le con­trai­re de A.  Avec l’in­ten­tion de bien inter­pré­ter les mêmes tex­tes.

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Il n’y avait qu’un seul moyen d’en venir à bout: deman­der à l’auteur du tex­te inter­pré­té de deux façons con­tra­dic­toi­res quel­le était l’interprétation cor­rec­te.  Il n’y avait pas d’autre moyen.  Se posait ensui­te le pro­blè­me de la façon de s’adresser au Pontife.  Nous avons opté pour une maniè­re de fai­re tra­di­tion­nel­le dans l’Eglise, ce qu’on appel­le des « dubia ». […] Nous avons donc pro­cé­dé de façon pri­vée et ce n’est que lor­sque nous avons eu la cer­ti­tu­de que le Saint-Père ne répon­drait pas que nous avons déci­dé de les publier.

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Le pro­blè­me est exac­te­ment celui-ci : sur plu­sieurs poin­ts fon­da­men­taux, on ne com­prend pas ce que le Pape ensei­gne, com­me le mon­trent les inter­pré­ta­tions diver­gen­tes d’un évê­que à l’autre.  Nous vou­lons être fidè­les au magi­stè­re du Pape mais pour cela, il faut que le magi­stè­re du pape soit clair.

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La divi­sion qui règne dans l’Eglise est la cau­se de la let­tre [des qua­tre car­di­naux au pape] et non pas son effet.

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Imaginer une pra­ti­que pasto­ra­le qui ne soit pas fon­dée et enra­ci­née dans la doc­tri­ne revient à fon­der et enra­ci­ner la pra­ti­que pasto­ra­le sur le choix per­son­nel.  Une Eglise qui négli­ge la doc­tri­ne n’est pas une Eglise plus pasto­ra­le mais une Eglise plus igno­ran­te.

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L’évolution de la doc­tri­ne a accom­pa­gné depuis tou­jours la pen­sée chré­tien­ne. [Mais] s’il y a bien un point qui est clair, c’est qu’il n’y a jamais d’évolution là où il y a con­tra­dic­tion.  Si je dis que S est P et ensui­te que S n’est pas P, la secon­de pro­po­si­tion ne déve­lop­pe pas la pre­miè­re, elle la con­tre­dit.  Aristote déjà ensei­gnant en son temps qu’en éno­nçant une pro­po­si­tion uni­ver­sel­le affir­ma­ti­ve (par exem­ple : tous les adul­tè­res sont inju­stes) et en même temps une pro­po­si­tion par­ti­cu­liè­re néga­ti­ve ayant le même sujet et le même pré­di­cat (par exem­ple : cer­tains adul­tè­res ne sont pas inju­stes), on ne crée pas une excep­tion à la pre­miè­re règle.  On la con­tre­dit.

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Le mini­stre de l’eucharistie (géné­ra­le­ment le prê­tre) peut-il don­ner l’eucharistie à une per­son­ne qui vit « more uxo­rio » avec une fem­me ou avec un hom­me qui n’est pas sa fem­me ou son mari et qui n’a pas l’intention de vivre dans la con­ti­nen­ce ? […] Amoris lae­ti­tia a‑t-elle ensei­gné que, dans cer­tai­nes cir­con­stan­ces pré­ci­ses et après un cer­tain par­cours, le fidè­le pour­rait s’approcher de l’eucharistie sans s’engager à la con­ti­nen­ce ?  Certains évê­ques ont ensei­gné que c’était pos­si­ble.  En tou­te logi­que, il faut donc éga­le­ment ensei­gner que l’adultère n’est pas un mal en soi.

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La con­scien­ce est le lieu où nous ren­con­trons et nous affron­tons le pilier de la moder­ni­té. […] Un hom­me a perçu cela avec beau­coup de luci­di­té, il s’agit du bie­n­heu­reux John Henry Newmann.  Dans sa fameu­se Lettre au duc de Norflok, il écri­vait : […] « Une guer­re impi­toya­ble rava­ge notre épo­que, je dirais pre­sque qu’il s’agit d’une con­spi­ra­tion con­tre les droi­ts de la con­scien­ce ».  Plus loin, il ajou­te que « au nom de la con­scien­ce, on détruit la véri­ta­ble con­scien­ce ».

Voilà pour­quoi dans les cinq dubia, c’est le cin­quiè­me [celui sur la con­scien­ce – ndr] qui est le plus impor­tant.  Il y a un pas­sa­ge d’Amoris lae­ti­tia, au numé­ro 303 qui n’est pas clair.  Il sem­ble – et je répè­te : il sem­ble – admet­tre la pos­si­bi­li­té qu’il puis­se y avoir un juge­ment vrai de la con­scien­ce (et non pas invin­ci­ble­ment erro­né ; cela a tou­jours été admis par l’Eglise) qui soit en con­tra­dic­tion avec ce que l’Eglise con­si­dè­re com­me fai­sant par­tie du dépôt de la Révélation divi­ne.  Il sem­ble.  Et c’est pour­quoi nous avons sou­mis ce dou­te au Pape.

Newmann décla­re que « si le Pape par­lait con­tre la con­scien­ce pri­se dans le vrai sens du mot, il com­met­trait un véri­ta­ble sui­ci­de, il scie­rait la bran­che sur laquel­le il est assis ».  Ce sont des cho­ses d’une gra­vi­té bou­le­ver­san­te.  On ferait du juge­ment indi­vi­duel le cri­tè­re ulti­me de la véri­té mora­le.  Il ne faut jamais dire à quelqu’un : « Agit tou­jours selon ta con­scien­ce » sans systé­ma­ti­que­ment ajou­ter tou­te de sui­te après : « Aime et cher­che la véri­té de ce qui est bien ».  Sans quoi, on lui met­trait entre les mains l’arme la plus destruc­tri­ce de sa pro­pre huma­ni­té.

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Date de publication: 14/03/2017