Le cri de Lucetta Scaraffia contre un autre fléau : trop de femmes sont victimes d’abus dans l’Église

(S.M.) Je reçois et je publie.  L’auteur de la let­tre est pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’unviersité « La Sapienza » de Rome, elle a diri­gé pen­dant sept ans « Donne Chiesa Mondo », le sup­plé­ment men­suel de « L’Osservatore Romano », depuis sa fon­da­tion en 2012 jusqu’en mars 2019, quand tout le comi­té de rédac­tion a don­né sa démis­sion.

Elle n’avait pas man­qué d’expliquer les rai­sons de sa démis­sion dans une let­tre qu’elle a envoyée au Pape François le 21 mars de l’an der­nier, inté­gra­le­ment repro­dui­te par Settimo Cielo.  Elle y déno­nçait le pesant « con­trô­le mascu­lin » qui s’exerçait au Vatican pour muse­ler la revue.

Dans un livre qui vient de sor­tir en France – qui lui a décer­né la Légion d’honneur en 2017 – Lucetta Scaraffia a retra­cé pas à pas ces sept années à « Donne Chiesa Mondo », et son com­bat pour la libé­ra­tion de tant de fem­mes, très sou­vent des reli­gieu­ses, de la con­di­tion ser­vi­le à laquel­le la domi­na­tion mascu­li­ne les sou­met dans l’Église, des maniè­res les plus variées, allant jusqu’à l’abus sexuel :

> Lucetta Scaraffia, “Féministe et chré­tien­ne”, Bayard Éditions, 2020

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Cher M. Magister,

Même si la cri­se dans laquel­le tom­be l’Église était évi­den­te depuis long­temps déjà, la pan­dé­mie que nous vivions a mis en lumiè­re l’incapacité de la part de la hié­rar­chie insti­tu­tion­nel­le à pro­non­cer des paro­les for­tes d’aide et d’espérance.  Ce sont seu­le­ment les prê­tres de base, et sur­tout les plus âgés, ain­si que les chré­tiens laïcs, qui don­nent en paro­les et en actes la pre­u­ve que les chré­tiens sont là, et qui par­vien­nent à fai­re et à dire quel­que cho­se d’important dans un moment où – com­me jamais dans les der­niè­res décen­nies – nous vivons éga­le­ment une gra­ve cri­se spi­ri­tuel­le qui con­cer­ne notre mode de vie.

Moi aus­si, com­me Roberto Pertici, je pen­se que nous devons com­pren­dre : 1) com­ment l’Église en est arri­vée à la situa­tion décri­te ; 2) s’il est pos­si­ble d’inverser la vapeur et com­ment.  Cependant, mon ana­ly­se ne se limi­te pas aux hau­tes sphè­res, aux déba­ts théo­lo­gi­ques et cul­tu­rels, mais elle descend en cher­cher les cau­ses dans les cir­con­stan­ces histo­ri­ques que nous vivons.

Je pen­se que la cri­se des abus tra­vail­le l’Église depuis ses fon­de­men­ts, de maniè­re impla­ca­ble, même si la hié­rar­chie catho­li­que essaye enco­re de fai­re sem­blant de rien, de s’en sor­tir avec de gran­des décla­ra­tions et peu d’actions.  Ce qui est inac­cep­ta­ble, ce n’est pas tant le délit en soi – nous savons tous que les abus sur mineurs et sur les fem­mes sont pra­ti­qués avec la même fré­quen­ce dans le mon­de laïc – mais les moda­li­tés avec lesquel­les il a été dis­si­mu­lé, cou­vert, nié par ceux-là mêmes qui éta­ient cen­sés être les défen­seurs des fai­bles, des oppri­més, et qui ont plu­tôt choi­si de se ran­ger du côté des cou­pa­bles et des forts.

Il n’y a pas eu que des silen­ces, des néga­tions de l’évidence mais éga­le­ment des inter­ven­tions pour cor­rom­pre les vic­ti­mes afin qu’elles se tai­sent, des mani­pu­la­tions et des per­sé­cu­tions de ceux qui vou­la­ient les aider.  Si quelqu’un suit ces cas – qui, en Italie, sont rap­por­tés en grand nom­bre sur le site « L’abuso », pre­sque jamais dans les jour­naux – on a l’impression d’avoir affai­re à une asso­cia­tion de mal­fai­teurs plu­tôt qu’à une insti­tu­tion reli­gieu­se.

En ce qui con­cer­ne les fem­mes, très sou­vent des reli­gieu­ses, la situa­tion est enco­re pire : leur voca­tion reli­gieu­se – qui a la même valeur que cel­le des hom­mes — est fou­lée aux pieds et sou­vent vient enco­re s’ajouter à l’abus sexuel l’avortement for­cé, finan­cé par l’évêque.  Par ces mêmes pré­la­ts qui tem­pê­tent dans leurs homé­lies con­tre les fem­mes qui avor­tent.

Et il ne s’agit pas de quel­ques pom­mes pour­ries mais de tout un systè­me avec de nom­breu­ses rami­fi­ca­tions qui empoi­son­ne tout en créant des réseaux de com­pli­ci­té et de chan­ta­ge.  Les fem­mes qui ont choi­si la vie reli­gieu­se ne méri­tent pas ça, et les nom­breux bons prê­tres qui con­ti­nuent cou­ra­geu­se­ment leur mis­sion ne le méri­tent pas non plus, mais leur con­dui­te exem­plai­re ne suf­fit plus à fai­re tenir debout une insti­tu­tion qui voit la fonc­tion sacer­do­ta­le elle-même s’abîmer dans une cri­se pro­fon­de.

Je pen­se donc qu’en ce moment histo­ri­que, il en va du devoir des laïcs, et sur­tout des fem­mes, for­tes de la pré­fé­ren­ce qui leur a été accor­dée par Jésus et dont les Évangiles témoi­gnent, de com­bat­tre pour la recon­struc­tion de notre Église bien-aimée, en met­tant en lumiè­re la véri­té.  On ne peut rien con­strui­re de bon sur un men­son­ge, on n’arrive même plus à pui­ser dans le tré­sor de la tra­di­tion, com­me nous le voyons ces der­niers jours.

Ce sont les fem­mes qui mènent avec le plus de déter­mi­na­tion la lut­te con­tre les abus, et sou­vent elles ont le cou­ra­ge de dire la véri­té sans per­dre de vue l’amour pour l’Église.  Je me bor­ne­rai uni­que­ment à citer à ce sujet Marie Collins, la vic­ti­me irlan­dai­se que le Pape François avait nom­mée à la com­mis­sion sur les abus et qui – et c’est la seu­le – a eu le cou­ra­ge de ren­dre sa démis­sion quand elle s’est ape­rçue qu’on n’avançait pas sérieu­se­ment dans la bon­ne direc­tion, et qui a osé le dénon­cer publi­que­ment.

Ce ne sont pas seu­le­ment les con­tro­ver­ses théo­ri­ques sur le dia­co­nat fémi­nin ou sur les divorcés-remariés qui déchi­rent l’Église, elle est gan­gre­née de l’intérieur par une cor­rup­tion qu’on ne fait rien pour arrê­ter.

Des sépul­cres blan­chis, rien n’est jamais sor­ti de bon, à part d’autres toxi­nes qui empoi­son­nent tout.

Les fem­mes sont la moi­tié du gen­re humain et non une mino­ri­té oppri­mée : si une insti­tu­tion com­me l’Église per­met qu’en son sein autant de fem­mes soient abu­sées, mépri­sées, inju­ste­ment per­sé­cu­tées, rien de bon ne pour­ra en sor­tir pour per­son­ne.

Lucetta Scaraffia

 

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Date de publication: 26/03/2020