La Compagnie de Jésus en pleine débandade. L’acte d’accusation d’un grand jésuite

« Il me sem­ble être en bon­ne Compagnie… ». C’est ain­si que le Père Antonio Spadaro a salué avec enthou­sia­sme sur Twitter la sor­tie de « Confesiones de jesui­tas », la réé­di­tion com­plé­tée d’un livre déjà publié en 2003 sous le titre « 31 jesui­tas se con­fie­san » dans lequel il appa­raît en per­son­ne, ain­si que 37 de ses con­frè­res dont cer­tains sont célè­bres, vivan­ts et morts, d’Avery Dulles à Carlo Mario Martini en pas­sant par Roberto Tucci, Tomás Spidlik, Jon Sobrino, Robert F. Taft, Adolfo Nicolás et Artura Sosa Abascal, les deux der­nier géné­raux de la Compagnie de Jésus.

Ce livre est paru sous la direc­tion des cata­lans Valentí Gómez-Oliver et Josep M. Benítez-Riera qui écri­vent dans la pré­fa­ce que ce qui a moti­vé la mise à jour de ce recueil de témoi­gna­ges, c’est l’élection du pre­mier pape jésui­te de l’histoire. Ils ont deman­dé à cha­que inter­ve­nant de « con­fes­ser » sa pro­pre expé­rien­ce de vie dans le but de réa­li­ser une sor­te d’autoportrait col­lec­tif de la Compagnie de Jésus qui est arri­vée aujourd’hui, grâ­ce à Jorge Mario Bergoglio, au som­met de l’Église.

Mais atten­tion, « Confesiones de jesui­tas » est loin d’être un livre flat­teur. Le P. Spadaro ne sem­ble pas s’en être ren­du comp­te, étant don­né la façon dont il se réjouit de se trou­ver au milieu d’une Compagnie qui ne sem­ble pas si « bon­ne » que cela, si l’on se fie au juge­ment de cer­tains de ses pro­pres con­frè­res.

Il suf­fit pour le com­pren­dre le lire la « con­fes­sion » de Xavier Tilliette, un fra­nçais décé­dé à pre­sque cent ans le 10 décem­bre 2018 et que « L’Osservatore Romano » a salué le len­de­main com­me étant « non seu­le­ment un grand phi­lo­so­phe et théo­lo­gien mais aus­si un véri­ta­ble jésui­te ».

Le P. Tilliette était le spé­cia­li­ste incon­te­sté du phi­lo­so­phe alle­mand Schelling auquel il a con­sa­cré une œuvre monu­men­ta­le et aujourd’hui enco­re iné­ga­lée. Mais son domai­ne de recher­che s’étendait bien au-delà, à la fron­tiè­re entre foi et rai­son, ce qui lui valut l’admiration et l’amitié de cer­tains géan­ts de la pen­sée catho­li­que du XXe siè­cle com­me Gaston Fessard, Henri de Lubac, Jean Daniélou, Hans Urs von Balthasar, les trois pre­miers étant eux aus­si jésui­tes.  Nous vous recom­man­dons la lec­tu­re de l’hommage vibrant que lui a ren­du dans « L’Osservatore Romano » notre con­frè­re Jacques Servais, disci­ple de von Balthasar et auteur du plus impor­tant entre­tien théo­lo­gi­que de Joseph Ratzinger depuis sa renon­cia­tion au pon­ti­fi­cat.

Voici donc ce qu’écrit – entre autre – le P. Tilliette dans sa « con­fes­sion » :

« Ma voca­tion reli­gieu­se dans la Compagnie de Jésus fut pré­co­ce et elle n’a pra­ti­que­ment jamais chan­ce­lé. Sauf que ces der­niè­res décen­nies, face aux chan­ge­men­ts qui ont ren­du mécon­nais­sa­ble ses carac­té­ri­sti­ques d’origine, elle a été mise à dure épreu­ve et des inter­ro­ga­tions ont sur­gi : à pro­pos de l’exercice des vœux, de la pau­vre­té et l’obéissance, de la fonc­tion des supé­rieurs, de l’avenir de la Compagnie. »

L’année 1968 est un moment-charnière que le P. Tilliette a vécu à Paris, juste au moment où il se lançait corps et âme dans son œuvre monu­men­ta­le sur Schelling et alors qu’un de ses plus célè­bres con­frè­res jésui­te, Michel de Certeau – que le pape François défi­ni­ra ensui­te des années plus tard com­me étant « le plus grand théo­lo­gien pour aujourd’hui mais que de Lubac con­si­dé­rait com­me un « joa­chi­mi­te » obsé­dé par un soi-disant âge d’or débar­ras­sé de l’institution Église – fai­sait l’apologie de la révol­te com­me moment de libé­ra­tion tota­le :

« J’ai très mal vécu la cri­se de mai 1968 avec laquel­le j’ai tout de sui­te pris mes distan­ces. L’enthousiasme d’un Michel de Certeau me sem­blait tout à fait hors de pro­pos.  On était en train d’assister au sac­ca­ge de cet­te insti­tu­tion véné­ra­ble, l’université, et par rico­chet, d’un effri­te­ment de la Compagnie dont elle ne s’est jamais remi­se. »

Voici com­ment le P. Tilliette décrit cet effri­te­ment dans une Compagnie de Jésus deve­nue mécon­nais­sa­ble pour lui et pour tant d’autres de ses con­frè­res :

« Parallèlement au sou­lè­ve­ment sou­dain de 1968 et sans aucun lien avec ce der­nier, a eu lieu la tran­sfor­ma­tion de l’Église ima­gi­née à la sui­te du Concile. Mais l’augmentation de liber­té qui en a décou­lé a eu des con­sé­quen­ces désa­streu­ses pour les étu­dian­ts jésui­tes de la Compagnie.  J’ai très mal vécu à cet­te occa­sion l’évolution ou la tran­sfor­ma­tion de notre mode de vie.  La rébel­lion des sco­la­sti­ques me sem­blait absur­de.  Je restai con­vain­cu que la Compagnie avait les nerfs plus soli­des et une for­ce inté­rieu­re en mesu­re de sur­mon­ter la cri­se sans rien céder sur l’essentiel.  Mais le résul­tat n’a pas été celui que j’espérais. Grâce à Dieu, l’esprit s’en est sor­ti mais le corps de l’esprit, la let­tre, a souf­fert dura­ble­ment.  C’est une dure épreu­ve qui a été infli­gée aux jésui­tes de ma géné­ra­tion, à la géné­ra­tion pré­cé­den­te et à cel­le qui a sui­vi.  Peut-être s’agit-il d’un man­que de fle­xi­bi­li­té, d’une man­que de capa­ci­té d’adaptation mais ceux-ci ne recon­nais­sent plus dans le sty­le de vie décon­trac­té qui s’est instau­ré, ils ne se recon­nais­sent plus dans l’ordre qui les avait accueil­li autre­fois.  Les con­gré­ga­tions géné­ra­les ont pris acte des chan­ge­men­ts qui se sont pro­dui­ts dans les com­por­te­men­ts, de la volon­té d’indépendance de leurs mem­bres de la per­mis­si­vi­té issue de la socié­té civi­le qui s’est répan­due chez nous.  Ils ont mis de côté le tré­sor des règles, la prio­ri­té des prio­ri­tés n’est plus la vie reli­gieu­se com­mu­nau­tai­re qui a volé en écla­ts mais la préoc­cu­pa­tion pour la justi­ce et l’option pré­fé­ren­tiel­le pour les pau­vres.  De beaux idéaux qui risquent cepen­dant fort de se rédui­re à de sim­ples mots et d’être en gran­de par­tie irréa­li­sa­bles. »

Le P. Tilliette poin­te com­me moment révé­la­teur de la cri­se de la Compagnie les évé­ne­men­ts qui sui­vi­rent la mort du car­di­nal Jean Daniélou dans la mai­son pari­sien­ne d’une pro­sti­tuée qu’il avait menée au bord de la con­ver­sion.

« Quelque cho­se s’est bri­sé en moi après la mort du car­di­nal Daniélou, quand la calom­nie a com­men­cé à cir­cu­ler dans les rangs de la Compagnie, l’attitude des supé­rieurs a été gau­che et médio­cre. Au lieu de voler au secours d’un con­frè­re assas­si­né, on s’est livré à de bas­ses ven­gean­ces.  C’est à ce moment que j’ai dou­té de mon ordre, de son discer­ne­ment, de sa capa­ci­té à être soli­dai­re.  Je suis tom­bé du haut de mon idéal, com­me Mallarmé.  Avant mon entrée et à l’époque de ma for­ma­tion, j’avais un idéal très éle­vé de la Compagnie, de son esprit de corps, de sa soli­da­ri­té ».

Comme pro­fes­seur de phi­lo­so­phie, d’abord dans les insti­tu­ts de for­ma­tion des jésui­tes, ensui­te à l’Institut catho­li­que de Paris et enfin à l’Université pon­ti­fi­ca­le gré­go­rien­ne, le P. Tilliette dit avoir vu s’évaporer au sein de la Compagnie jusqu’au pri­mat des « intel­lec­tuels » :

« J’ai pas­sé mon exi­sten­ce de jésui­te dans des char­ges tra­di­tion­nel­les de direc­teur et de pro­fes­seur de col­lè­ge, de rédac­teur de revues, d’écrivain et de pro­fes­seur d’université. J’ai rem­pli ces char­ges austè­res con­vain­cu que l’humanisme jésui­te était pri­mor­dial et que les intel­lec­tuels éta­ient la pru­nel­le des yeux de la Compagnie.  Mais il sem­ble qu’à pré­sent ce ne soit plus le cas et que l’on don­ne la pré­fé­ren­ce aux mini­stè­res direc­te­ment apo­sto­li­ques.  Je crois qu’on fait de la néces­si­té une ver­tu : la pénu­rie de recru­te­ment ne per­met plus de main­te­nir un haut niveau d’études et les supé­rieurs ne dispo­sent plus de mem­bres en mesu­re de com­bler les trous au fur et à mesu­re qu’ils se creu­sent.  De ce point de vue, l’avenir de la Compagnie est plu­tôt obscur.  On fer­me les mai­sons et on regrou­pe les vieux dans des rési­den­ces dotées de per­son­nel médi­cal.  C’est sans dou­te la seu­le solu­tion.  Mais il serait pré­fé­ra­ble que ce repli iné­vi­ta­ble ne soit pas accom­pa­gné des sem­pi­ter­nels discours de cir­con­stan­ce qui évo­quent l’annonce d’une défai­te en temps de guer­re ».

En fai­sant ce bilan, le P. Tillette dres­se un por­trait bien som­bre de la socié­té actuel­le, notam­ment à cau­se du silen­ce des « supé­rieurs » :

« Parvenu à l’âge où les ombres s’élèvent sur le che­min, je me sens le devoir de con­fes­ser une désil­lu­sion que je par­ta­ge avec beau­coup. J’ai infi­ni­ment moins chan­gé que le con­tex­te de vie qui m’entoure et c’est une souf­fran­ce que de se sen­tir dépha­sé, anti­mo­der­ne et, pire, com­pli­ce, pui­sque l’influence du milieu autour de nous est trop for­te.  Je ne veux jeter la pier­re à per­son­ne mais à cer­tains momen­ts, il a man­qué une paro­le fer­me de la part des supé­rieurs.  La men­ta­li­té maté­ria­li­ste règne et s’étend sans être com­bat­tue par la con­scien­ce col­lec­ti­ve.  Dieu est absent des cœurs.  L’innocent et la vic­ti­me valent moins que le cou­pa­ble.  Une socié­té qui remue ciel et ter­re con­tre la pei­ne de mort et qui, dans le même temps, justi­fie et encou­ra­ge la libé­ra­li­sa­tion de l’avortement se trou­ve au point le plus bas sur l’échelle de la per­ver­sion ».

Mais la con­clu­sion reste mal­gré tout con­fian­ce par­ce que, bien plus que l’appartenance à la Compagnie, c’est le ser­vi­ce de l’Église qui comp­te :

« Notre épo­que, l’une des plus obscu­res de tou­te l’histoire, voit tou­te­fois fleu­rir des sacri­fi­ces subli­mes, des héroï­smes, des exem­ples de sain­te­té. Il me vient l’envie de répé­ter avec Gertrud von le Fort après la pre­miè­re guer­re mon­dia­le : tel­le un pha­re sur la col­li­ne, l’Eglise seu­le rési­ste au milieu du désa­stre et de ma rui­ne uni­ver­sel­le.  Elle reste intac­te dans son essen­ce divi­ne même quand notre péché a enta­ché son noble visa­ge.  Mon édu­ca­tion m’a incul­qué depuis le plus jeu­ne âge l’amour et le respect pour l’Église, ses sacre­men­ts, sa litur­gie, le refu­ge de misé­ri­cor­de, d’oraison et de scien­ce qu’elle offre aux peu­ples du mon­de.  La vie des sain­ts, l’exemple du père de Lubac, la lec­tu­re assi­due de Claudel m’ont ensei­gnés à véné­rer l’Église, à subor­don­ner l’appartenance à la Compagnie au ser­vi­ce de l’Église et du pape, pour lequel elle a été créée et qui con­ti­nue à rester sa rai­son d’être.  Ce n’est pas la Compagnie en tant que tel­le mais bien cer­tains jésui­tes de tous âges qui doi­vent fai­re un sérieux  exa­men de con­scien­ce.  Le mien n’est cer­tes pas tran­quil­li­sant et je fais mon pro­pre pro­cès cha­que jour.  Mais je ne crois pas avoir péché inten­tion­nel­le­ment con­tre la lumiè­re ».

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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Date de publication: 14/03/2019