Historiciser le concile Vatican II. Voici comment le monde de cette époque a influé sur l’Église

(S.M.) La con­tro­ver­se qui est en train d’enflammer l’Église sur la façon de juger Vatican II ne doit pas en rester à un plan pure­ment théo­lo­gi­que.  Parce qu’avant tout, il con­vient d’analyser le con­tex­te histo­ri­que de cet évé­ne­ment, sur­tout pour un con­ci­le qui, dans son pro­gram­me, a décla­ré vou­loir « s’ouvrir au mon­de ».

C’est ce qu’essaye de fai­re, dans cet essai publié pour la pre­miè­re fois sur Settimo Cielo, Roberto Pertici, pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’Université de Bergame et spé­cia­li­ste des rap­ports entre État et Église, rédac­teur pre­sti­gieux à « L’Osservatore Romano » pen­dant les années où Giovanni Maria Van était direc­teur.

Le pro­fes­seur Pertici déga­ge les carac­té­ri­sti­ques fon­da­men­ta­les de l’époque de Vatican II, annon­cé le 25 jan­vier 1959, qui s’est ouvert le 11 octo­bre 1962 et qui s’est con­clu le 8 décem­bre 1965.  Il ana­ly­se la per­cep­tion que les pro­ta­go­ni­stes de l’aventure con­ci­liai­re ont eue de ces carac­té­ri­sti­ques et les répon­ses qui en sont res­sor­ties.

À l’issue de la lut­te trian­gu­lai­re qui s’était dérou­lée pen­dant le con­flit, la vic­toi­re alliée con­tre le nazi­sme avait fer­mé un front mais le pro­blè­me de fond restait ouvert : quel type d’organisation socia­le et quel­le for­me d’État la socié­té moder­ne devait-elle adop­ter, en Europe et ail­leurs ?

Après la débâ­cle de l’État natio­nal fasci­ste, les pro­ta­go­ni­stes et les anta­go­ni­stes qui resta­ient éta­ient la démo­cra­tie libé­ra­le anglo-américaine et le com­mu­ni­sme sovié­ti­que.

Et ce sont pré­ci­sé­ment ces trois que­stions que le pro­fes­seur Pertici ana­ly­se l’une après l’autre :

  • la défai­te du nazi­sme et du fasci­sme et l’éclipse du « para­dig­me con­ser­va­teur » ;
  • la mon­tée de la démo­cra­tie en Europe occi­den­ta­le et la dif­fu­sion d’un nou­vel éthos démo­cra­ti­que ;
  • le com­mu­ni­sme sovié­ti­que et la ten­ta­tion de la « coe­xi­sten­ce paci­fi­que » avec ce der­nier.

Chacune de ces trois que­stions a eu une influen­ce impor­tan­te sur le dérou­le­ment du Concile et sur l’église en géné­ral.  Et donc la dispu­te théo­lo­gi­que sur son inter­pré­ta­tion, si elle veut être fécon­de, doit les pren­dre en comp­te.

Naturellement, tout en sachant bien que les déve­lop­pe­men­ts ulté­rieurs de l’histoire alla­ient con­tre­di­re for­te­ment les atten­tes de Vatican II.  En effet, à par­tir des années mêmes du Concile, un pro­ces­sus de déchri­stia­ni­sa­tion des socié­tés occi­den­ta­les allait com­men­cer à les tran­sfor­mer en socié­tés post­chré­tien­nes.

Le pro­fes­seur Pertici a pro­mis d’analyser ces déve­lop­pe­men­ts dans un essai futur.

En atten­dant, voi­ci le pre­mier épi­so­de de cet­te histoi­re fasci­nan­te.  Bonne lec­tu­re !

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

Historiciser Vatican II

de Roberto Pertici

1. Une controverse théologique

Les con­tro­ver­ses qui refont régu­liè­re­ment sur­fa­ce dans les médias plus ou moins « catho­li­ques » sur le sens de Vatican II et la rela­tion qui exi­ste­rait entre ce con­ci­le et la situa­tion actuel­le de l’Église susci­tent un cer­tain malai­se chez l’historien.  Ce der­nier les con­si­dè­re en effet non pas com­me une discus­sion histo­ri­que mais plu­tôt com­me un « dispu­ta­tio » de carac­tè­re prin­ci­pa­le­ment théo­lo­gi­que.  Comme c’est sou­vent le cas dans de tel­les con­tro­ver­se, l’enquête histo­ri­que finit par rem­plir une fonc­tion de « fai­re valoir » et par être instru­men­ta­li­sée au ser­vi­ce de l’une ou l’autre thè­se objet de la con­tro­ver­se.

Cet arrière-plan théo­lo­gi­que et pure­ment intra-ecclésial est con­fir­mé par le peu de réfé­ren­ces fai­tes aux pro­ces­sus plus lar­ges qui éta­ient à l’oeu­vre à l’époque de Vatican II, l’attention se foca­li­sant sur­tout sur le suc­cès de tel­le ou tel­le théo­lo­gie ou de tel­le ou tel­le fac­tion ecclé­sia­sti­que.  Et cela sem­ble d’autant plus para­do­xal que le Concile – dans son pro­gram­me – avait cher­ché à « s’ouvrir au mon­de », pré­ci­sé­ment à « ce » mon­de tel qu’il était vingt ans après la secon­de guer­re mon­dia­le.  À sa maniè­re, il a cher­ché à en pro­po­ser une lec­tu­re, à en iden­ti­fier les pro­ces­sus et à en pré­di­re l’issue.

Je suis bien con­scient que l’Église – com­me Paul VI le répé­tait dans « Ecclesiam suam » – est dans le mon­de, mais qu’elle n’est pas du mon­de : elle a des valeurs, des com­por­te­men­ts, des pro­cé­du­res qui lui sont pro­pres et qui ne peu­vent être jugés ou ana­ly­sés via des cri­tè­res pure­ment histo­ri­ques et mon­dains.  Par ail­leurs – faut-il ajou­ter – elle n’est pas non plus un corps distinct.  Dans les années soi­xan­te – et les docu­men­ts con­ci­liai­res abon­dent de réfé­ren­ces en ce sens – le mon­de était en mar­che vers ce que nous appe­lons aujourd’hui la « mon­dia­li­sa­tion », il était déjà for­te­ment con­di­tion­né par les nou­veaux moyens d’information de mas­se, des idées et des com­por­te­men­ts iné­di­ts s’y pro­pa­gea­ient très rapi­de­ment et des for­mes de mimé­ti­sme géné­ra­tion­nel éta­ient en train d’émerger.  Il est impen­sa­ble qu’un évé­ne­ment de l’ampleur et de l’importance d’un Concile ait pu se dérou­ler en vase clos der­riè­re les murs de la basi­li­que Saint-Pierre sans se con­fron­ter à ce qui était en train de se pas­ser au-dehors.

Parmi tou­tes les pério­di­sa­tions histo­ri­ques, il con­vient de se limi­ter à la plus immé­dia­te et d’insérer Vatican II dans le con­tex­te de l’après-guerre et des « tren­te glo­rieu­ses » selon la défi­ni­tion désor­mais pro­ver­bia­le de Jean Fourastié.  À l’issue de la lut­te trian­gu­lai­re qui s’était dérou­lée pen­dant le con­flit, la vic­toi­re alliée con­tre le nazi­sme avait fer­mé un front mais le pro­blè­me de fond restait ouvert : quel type d’organisation socia­le et quel­le for­me d’État la socié­té moder­ne devait-elle adop­ter, en Europe et ail­leurs ?  Après la débâ­cle de l’État natio­nal fasci­ste, les pro­ta­go­ni­stes et les anta­go­ni­stes qui resta­ient éta­ient la démo­cra­tie libé­ra­le anglo-américaine et le com­mu­ni­sme sovié­ti­que.

Il nous faut donc abor­der de maniè­re distinc­te et rapi­de ces trois pro­blè­mes :

  • la défai­te du nazi­sme et du fasci­sme et ses con­sé­quen­ces socio-culturelles ;
  • la mon­tée de la démo­cra­tie en Europe occi­den­ta­le ;
  • le com­mu­ni­sme sovié­ti­que et son expan­sion.

Naturellement, en gar­dant tou­jours com­me point de réfé­ren­ce leurs contre-coups sur l’Église et dans le mon­de catho­li­que.

2. La défaite du nazisme et du fascisme et ses conséquences politico-culturelles

L’année 1945 a mar­qué pour des décen­nies l’éclipse du « para­dig­me con­ser­va­teur », une éclip­se qui a don­né tou­te sa mesu­re sur­tout après 1960.  On aurait pu croi­re à un déclin défi­ni­tif, même si nous savons aujourd’hui que ce n’est pas vrai­ment le cas.  On peut éga­le­ment par­ler de « cul­tu­re con­ser­va­tri­ce », mais au sens lar­ge : des ensem­bles de valeurs, des pré­sup­po­sés taci­tes dans l’agir poli­ti­que mais éga­le­ment dans la maniè­re de vivre au quo­ti­dien.

Après 1945, le para­dig­me « con­ser­va­teur » sem­ble empor­té par la fin vio­len­te des régi­mes de droi­te radi­ca­le (fasci­sme, national-socialisme).  Le rap­port entre le con­ser­va­ti­sme et ces régi­mes est histo­ri­que­ment con­tro­ver­sé.  De nom­breux histo­riens (dont votre ser­vi­teur) en ont sou­li­gné, à côté des indé­nia­bles com­pro­mis­sions, les dif­fé­ren­ces sans dou­te plus gran­des enco­re et les con­fli­ts (il suf­fit de se rap­pe­ler de l’opposition alle­man­de à Hitler qui a orga­ni­sé l’attentat du 20 juil­let 1944, les figu­res de Thomas Mann et de Benedetto Croce, l’action poli­ti­que de Churchill, de Charles de Gaulle, du gou­ver­ne­ment polo­nais de Londres).  Mais dans l’après-guerre, s’est répan­due la thè­se selon laquel­le les tota­li­ta­ri­smes de droi­te sera­ient en sub­stan­ce le déve­lop­pe­ment et l’aboutissement de la cul­tu­re con­ser­va­tri­ce et que donc cet­te der­niè­re méri­tait de dispa­raî­tre avec eux.

Mais qu’entend-on ici par « para­dig­me con­ser­va­teur » ?  Pour des rai­sons pra­ti­ques, je reprends la défi­ni­tion pro­po­sée par un histo­rien con­tem­po­rain, Carlo Galli.  Pour lui, la cul­tu­re con­ser­va­tri­ce, la cul­tu­re de droi­te, se distin­gue de la cul­tu­re pro­gres­si­ste par­ce qu’elle sou­tient le pri­mat des devoirs plu­tôt que celui des droi­ts (pri­vi­lé­giés en revan­che par le gau­che actuel­le).  Mieux enco­re : elle sou­tient le pri­mat de la logi­que supra-individuelle (la Tradition, l’État, la Nation, la Famille, l’Ordre, mais éga­le­ment l’Église) aux­quels l’individu doit s’adapter allant, si néces­sai­re, jusqu’à se sacri­fier lui-même : et c’est dans un tel sacri­fi­ce que rési­de­rait sa « mora­li­té ».  Pour cet­te cul­tu­re, l’homme est un être social ; insé­ré dans une com­mu­nau­té qui lui don­ne un « sta­tut » et qua­si une iden­ti­té : voi­là pour­quoi il s’agit d’une vision sub­stan­tiel­le­ment « orga­ni­ci­ste » de la socié­té et des grou­pes sociaux.

En voulez-vous un exem­ple, qui remon­te pré­ci­sé­ment à l’aube de la pério­de dont nous par­lons ?  Il suf­fit de lire ce pas­sa­ge de l’encyclique « Mystici cor­po­ris » de Pie XII du 29 juin 1943 : « De plus, le corps dans la natu­re n’e­st pas for­mé d’un assem­bla­ge quel­con­que de mem­bres, mais il doit être muni d’or­ga­nes, c’est-à-dire de mem­bres qui n’a­ient pas la même acti­vi­té et qui soient dispo­sés dans un ordre con­ve­na­ble. L’Eglise, de même, doit son titre de corps sur­tout à cet­te rai­son qu’el­le est for­mée de par­ties bien orga­ni­sées, nor­ma­le­ment unies entre elles, et pour­vue de mem­bres dif­fé­ren­ts et accor­dés entre eux. C’est bien ain­si que l’Apôtre repré­sen­te l’Eglise, lor­squ’il dit : De même que nous avons plu­sieurs mem­bres dans un même corps, et que tous les mem­bres n’ont pas la même fonc­tion, ain­si, nous qui som­mes plu­sieurs, nous ne fai­sons qu’un seul corps dans le Christ, et cha­cun en par­ti­cu­lier, nous som­mes mem­bres les uns des autres (Rom 12, 4) ».  Donc, l’Église y était pré­sen­tée com­me un corps com­po­sé « orga­ni­que­ment » et « hié­rar­chi­que­ment ».

Le « para­dig­me con­ser­va­teur » com­pre­nait une vision dra­ma­ti­que de l’existence, par­ce que le but de la vie n’est pas le bon­heur.  La vie est une sui­te d’épreuves et de com­ba­ts, com­me on peut le déjà le lire dans le livre de Job (« mili­tia est vita homi­nis super ter­ram ») et en elle sont néces­sai­res les ver­tus du com­bat­tant : la capa­ci­té de sacri­fi­ce, l’honneur, le cou­ra­ge, l’obéissance, la fidé­li­té.  D’où l’agacement et le mépris pour une vision quié­ti­ste ou maté­ria­li­ste de l’existence, pour la gri­sail­le bour­geoi­se.  Don Giuseppe De Luca, dans un écrit mémo­ra­ble de février 1939, avait par­lé du « chré­tien com­me un anti-bourgeois ».

Une par­tie de cet­te cul­tu­re se préoc­cu­pait d’une « que­stion jui­ve » dans le mon­de con­tem­po­rain, face à laquel­le elle adop­tait une palet­te d’attitudes que l’on ne peut pas rédui­re – com­me on le fait trop sou­vent aujourd’hui – à l’antisémitisme : mais il était déjà signi­fi­ca­tif qu’elle con­si­dé­rât le judaï­sme com­me une « que­stion ».  Le juif pou­vait être le para­dig­me du « bour­geois », du capi­ta­li­ste, de l’esprit intel­lec­tua­li­ste, du cosmo­po­li­te, du révo­lu­tion­nai­re sans Dieu mais éga­le­ment, d’une cer­tai­ne maniè­re, du grand frè­re, dont on attend la con­ver­sion fina­le, dans une atti­tu­de de respect et de con­fian­ce.

Ce n’est pas un hasard – pour don­ner une idée de ce que je j’entends par « cul­tu­re con­ser­va­tri­ce » — qu’elle se réfè­re à des exem­ples tirés de la cul­tu­re reli­gieu­se.  Parce qu’il est indé­nia­ble que l’Église entre­te­nait une rela­tion très étroi­te avec cet­te cul­tu­re.  Celle-ci – nous l’avons vu – se pré­sen­tait com­me une insti­tu­tion hié­rar­chi­que, dotée de sacra­li­té et d’universalité.  Elle sou­li­gnait son carac­tè­re « mili­tant » con­tre les erreurs du siè­cle et leurs chan­tres.  Elle incar­nait le prin­ci­pe d’autorité.  « Le pou­voir poli­ti­que du catho­li­ci­sme – écri­vait Caral Schmitt en 1923 – ne repo­se ni sur les moyens de puis­san­ce éco­no­mi­que ni sur ceux de la puis­san­ce mili­tai­re.  Indépendamment de ceux-ci, l’Église pos­sè­de ce ‘pathos’ de l’autorité dans sa plei­ne pure­té ».

Or, tout cet uni­vers con­cep­tuel, ce foi­son­ne­ment d’idées, de sen­ti­men­ts, d’antagonismes idéaux, a été balayé à la fin des fasci­smes.  Dans l’Europe d’après 1945 (et pra­ti­que­ment jusqu’à aujourd’hui), ce fond cul­tu­rel n’est plus accep­ta­ble dans le mon­de des idées et de la cul­tu­re et dans les médias qui la dif­fu­sent.  L’Église s’était ren­due comp­te à temps du carac­tè­re pro­blé­ma­ti­que de ce rap­port : il suf­fit de pen­ser à la con­dam­na­tion de « l’Action Française » par Pie XI en 1926 et à ses con­sé­quen­ces (la nais­san­ce du pro­gres­si­sme catho­li­que fra­nçais dans laquel­le émer­ge la figu­re de Jacques Maritain, un ex-disciple de Maurras) ; et aux deux mes­sa­ges de Noël radio­dif­fu­sés de Pie XII de 1942 et de 1944, le pre­mier con­sa­cré à l’ « ordre inter­ne des nations », le second au « pro­blè­me de la démo­cra­tie ».  Avec eux s’éteint tout agno­sti­ci­sme insti­tu­tion­nel, on con­sta­te que les tota­li­ta­ri­smes sont des inter­lo­cu­teurs peu dignes de con­fian­ce, on con­si­dè­re désor­mais la démo­cra­tie com­me le régi­me du futur et on insi­ste sur la digni­té de la per­son­ne humai­ne com­me ligne direc­tri­ce de la vision poli­ti­que catho­li­que.

Pour résu­mer : dans le nou­veau con­tex­te de l’après-1945, le voca­bu­lai­re et l’univers con­cep­tuel sur lesquels le mon­de catho­li­que et le magi­stè­re s’appuyaient jusqu’à quel­ques années aupa­ra­vant éta­ient désor­mais deve­nus pra­ti­que­ment inu­ti­li­sa­bles.  Dans le mon­de de l’après-guerre, per­son­ne n’était plus cer­tain du pri­mat des instan­ces supra-individuelles par rap­port à l’individu ni de la logi­que hié­rar­chi­que qu’un tel pri­mat sup­po­sait.  Peu éta­ient dispo­sés à croi­re que l’obéissance, le sacri­fi­ce, l’abnégation éta­ient enco­re des vir­tus.  Cette muta­tion – je le répè­te – ne fut pas immé­dia­te : pour qu’elle par­vien­ne à sa plei­ne matu­ri­té, il fau­dra atten­dre le début des années soi­xan­te, avec la fin de la guer­re froi­de et le déclin de la géné­ra­tion d’avant-guerre, c’est-à-dire pré­ci­sé­ment les années du Concile.  Le chan­ge­ment de lan­ga­ge que cer­tains (com­me le jésui­te John O’Malley) ont iden­ti­fié com­me étant l’une des prin­ci­pa­les nou­veau­tés de Vatican II ne décou­le donc pas uni­que­ment d’exigences « ab intra » mais éga­le­ment des pro­fon­des tran­sfor­ma­tions qui éta­ient à l’œuvre dans ce mon­de auquel le Concile enten­dait s’adresser.

3. La montée de la démocratie en Europe occidentale et la diffusion d’un nouvel éthos de la démocratie

Nous som­mes tous con­scien­ts de l’importance de la mon­tée de la démo­cra­tie après la secon­de guer­re mon­dia­le dans plu­sieurs pays majeurs d’Europe occi­den­ta­le : des pays qui ava­ient une tra­di­tion cul­tu­rel­le et poli­ti­que qui leur avait tou­jours été hosti­le (Allemagne) ou dans lesquels il exi­stait une divi­sion histo­ri­que radi­ca­le sur ses valeurs (France).

Il est signi­fi­ca­tif que les deux con­fé­ren­ces épi­sco­pa­les les plus acti­ves dans l’action de réno­va­tion de Vatican II aient juste­ment été cel­les d’Allemagne et de France.  Mais le sujet con­cer­ne éga­le­ment l’Italie si l’on se sou­vient de la célè­bre con­tro­ver­se de l’état 1945 entre Benedetto Croce et Ferruccio Parri.  Pouvait-on con­si­dé­rer l’Italie pré­fa­sci­ste com­me une démo­cra­tie ?  Ou bien cet­te démo­cra­tie nais­san­te était-elle une nou­veau­té abso­lue ?

La ren­con­tre entre l’Église catho­li­que et la démo­cra­tie fut éga­le­ment favo­ri­sée par l’émergence ou la réé­mer­gen­ce des par­tis démo­cra­tes chré­tiens dans les plus impor­tan­ts pays d’Europe occi­den­ta­le et le fait qu’ils sont rapi­de­ment deve­nus des for­ces de majo­ri­té et de gou­ver­ne­ment : la CDU-CSU en Allemagne Occidentale, le MRP en France, la DC en Italie, le PSC en Belgique.  On aurait dit la renais­san­ce de l’Europe caro­lin­gien­ne, que Pie XII obser­vait avec beau­coup d’espoir (il était un peu plus cir­con­spect con­cer­nant l’atlantisme, après y avoir été un pre­mier temps favo­ra­ble), et la Grande-Bretagne avec de plus en plus de déta­che­ment : trop de catho­li­ques au pou­voir ! – pen­sa­ient les lea­ders des par­tis anglais.

La nou­vel­le appro­che de l’Église fut éga­le­ment favo­ri­sée par un autre élé­ment.  Dans le con­tex­te des nou­vel­les démo­cra­ties, l’économie qui com­me­nçait à pro­spé­rer était prin­ci­pa­le­ment « mix­te », elle visait à la con­struc­tion d’un État‑providence en se basant sur la con­cer­ta­tion entre les gou­ver­ne­men­ts et les for­ces syn­di­ca­les.  Elle était en fait le fruit du maria­ge entre le libé­ra­li­sme éco­no­mi­que et la démo­cra­tie socia­le.  Et c’est juste­ment ce modè­le qui émer­ge de la con­sti­tu­tion con­ci­liai­re « Gaudium et spes » (65b) : « Le déve­lop­pe­ment ne peut être lais­sé ni au seul jeu qua­si auto­ma­ti­que de l’activité éco­no­mi­que des indi­vi­dus, ni à la seu­le puis­san­ce publi­que. Il faut donc dénon­cer les erreurs aus­si bien des doc­tri­nes qui s’opposent aux réfor­mes indi­spen­sa­bles au nom d’une faus­se con­cep­tion de la liber­té, que des doc­tri­nes qui sacri­fient les droi­ts fon­da­men­taux des per­son­nes et des grou­pes à l’organisation col­lec­ti­ve de la pro­duc­tion ».

Mais la démo­cra­tie qui était en train de naî­tre en Europe occi­den­ta­le n’était pas seu­le­ment un régi­me poli­ti­que.  Elle était le reflet d’une situa­tion socia­le iné­di­te : l’avènement défi­ni­tif d’une socié­té de mas­se, à ten­dan­ce éga­li­tai­re dans les cou­tu­mes et les goû­ts qui éta­ient pro­pa­gés, une socié­té dans laquel­le il n’existait plus aucu­ne bar­riè­re à une amé­ri­ca­ni­sa­tion crois­san­te des mœurs.  Cette que­stion était donc iné­vi­ta­ble : quels défis ce nou­vel éthos démo­cra­ti­que, cet­te socié­té de mas­se qui s’imposait posaient-ils à l’Église ?  À une Église qui se con­ce­vait enco­re essen­tiel­le­ment com­me une insti­tu­tion hié­rar­chi­que, à la maniè­re d’un État monar­chi­que abso­lu dont les fidè­les sont les « suje­ts ».  Et cela dans un mon­de où les États de ce gen­re n’existaient plus ou, s’ils exi­sta­ient, éta­ient con­si­dé­rés com­me des reli­ques du pas­sé.  Comment peut-on pen­ser que cet­te démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té, des modes de con­som­ma­tion et des mœurs n’aurait aucun effet sur les com­por­te­men­ts du peu­ple catho­li­que ?

Quelques géniaux obser­va­teurs du XIXe siè­cle ava­ient déjà pré­dit que les reli­gions alla­ient être tran­sfor­mées par l’avènement de la démo­cra­tie.  Alexis de Tocqueville en 1840 (« La démo­cra­tie en Amérique », II, 1, chap. V et VI) avait perçu com­me étant irré­si­sti­ble, dans les socié­tés démo­cra­ti­ques, aus­si bien la ten­dan­ce à l’œcuménisme : « Il me para­ît évi­dent que plus les bar­riè­res qui sépa­ra­ient les nations dans le sein de l’humanité, et les citoyens dans l’intérieur de cha­que peu­ple, ten­dent à dispa­raî­tre, plus l’esprit humain se diri­ge, com­me de lui-même, vers l’idée d’un être uni­que et tout-puissant, dispen­sant éga­le­ment et de la même maniè­re les mêmes lois à cha­que hom­me. » ; que la sim­pli­fi­ca­tion litur­gi­que et la fin pro­gres­si­ve des dévo­tions : « Une autre véri­té me para­ît fort clai­re : c’est que les reli­gions doi­vent moins se char­ger de pra­ti­ques exté­rieu­res dans les temps démo­cra­ti­ques que dans tous les autres. […]  C’est donc par­ti­cu­liè­re­ment dans ces siè­cles de démo­cra­tie qu’il impor­te de ne pas lais­ser con­fon­dre l’hommage ren­du aux agen­ts secon­dai­res avec le cul­te qui n’est dû qu’au Créateur. » ; que l’antiformalisme : « Les hom­mes qui vivent dans ces temps [démo­cra­ti­ques] sup­por­tent impa­tiem­ment les figu­res ; les sym­bo­les leur para­is­sent des arti­fi­ces pué­rils dont on se sert pour voi­ler ou parer à leurs yeux des véri­tés qu’il serait plus natu­rel de leur mon­trer tou­tes nues et au grand jour ; ils restent froids à l’aspect des céré­mo­nies et ils sont natu­rel­le­ment por­tés à n’attacher qu’une impor­tan­ce secon­dai­re aux détails du cul­te.  […] Une reli­gion qui devien­drait plus minu­tieu­se, plus infle­xi­ble et plus char­gée de peti­tes obser­van­ces dans le même temps que les hom­mes devien­nent plus égaux, se ver­rait bien­tôt rédui­te à une trou­pe de zéla­teurs pas­sion­nés au milieu d’une mul­ti­tu­de incré­du­le. »

Il est bien évi­dent que la nou­vel­le sen­si­bi­li­té démo­cra­ti­que posait quel­ques pro­blè­mes notam­ment par rap­port à l’usage géné­ra­li­sé de la lan­gue lati­ne dans la litur­gie catho­li­que.  Cette der­niè­re – on l’a répé­té à de nom­breu­ses repri­ses pen­dant le Concile – était un élé­ment « occi­den­tal » dans une Église qui ne vou­lait plus se pré­sen­ter com­me intrin­sè­que­ment liée à l’Occident (sur­tout dans les ancien­nes colo­nies) ; et était en outre une lan­gue qui excluait une gran­de par­tie des fidè­les de la par­ti­ci­pa­tion à l’action litur­gi­que et à sa plei­ne com­pré­hen­sion.  Je sais bien que l’adoption des lan­gues natio­na­les décou­lait d’un mou­ve­ment de lon­gue date com­me le mou­ve­ment litur­gi­que, qui avait susci­té beau­coup d’intérêt dans le mon­de catho­li­que et trou­vé une oreil­le atten­ti­ve juste dans la hié­rar­chie.  Mais celle-ci répond éga­le­ment au « Zeitgeist » de la secon­de moi­tié du XXe siè­cle.  Un grand péda­go­gue ita­lien, en 1885 déjà, avait posé le pro­blè­me dans ses ter­mes essen­tiels : je veux par­ler d’Aristide Gabelli, un savant démo­cra­te et laï­que au-dessus de tout sou­pçon.  Après avoir con­sta­té que « souf­flait, de maniè­re plus ou moins vio­len­te, dans tous les pays cul­ti­vés, un vent con­trai­re à l’instruction clas­si­que » et que ce vent pro­ve­nait d’il y a plus de cent ans, à l’époque de la révo­lu­tion fra­nçai­se, il avait cher­ché à retrou­ver « la rai­son ulti­me du mal-être et de l’inquiétude » qu’il iden­ti­fiait pré­ci­sé­ment en ces ter­mes : « le carac­tè­re de l’instruction clas­si­que ne s’accorde plus avec celui de l’époque.  L’instruction clas­si­que est par natu­re ari­sto­cra­ti­que et l’époque est démo­cra­ti­que.  Cela peut fai­re mal de l’entendre par­ce que la démo­cra­tie n’aime pas tel­le­ment être appe­lée par son nom, mais c’est la véri­té.  L’instruction clas­si­que est, par sa sub­stan­ce, par sa for­me, par son inten­tion, en con­tra­dic­tion avec les incli­na­tions de la démo­cra­tie ».

Mais le nou­vel éthos démo­cra­ti­que, qui était en train de fai­re son che­min dans le mon­de catho­li­que et dans des pans impor­tan­ts de la hié­rar­chie, outre la réno­va­tion de la litur­gie, ouvrait la sen­si­bi­li­té à une série d’exigences qui trou­vè­rent un lar­ge écho dans Vatican II.

Le thè­me de la col­lé­gia­li­té (voir « Lumen gen­tium ») avait cer­tes une lon­gue histoi­re mais que l’on pen­se à la nou­vel­le exi­gen­ce de garan­ti­sme au sein de l’institution ecclé­sia­sti­que et aux for­tes cri­ti­ques face aux pro­cé­du­res du Saint-Office (les sou­ve­nir des per­sé­cu­tions con­tre les moder­ni­stes éta­ient enco­re viva­ces et l’historiographie était en train de les remet­tre à jour).  On se rap­pel­le­ra à ce sujet de la mémo­ra­ble con­tro­ver­se du 8 novem­bre 1963 entre le car­di­nal de Cologne Josef Frings et le car­di­nal de la Curie Alfredo Ottaviani, au cours de laquel­le Mgr Frings avait mar­te­lé que la pro­cé­du­re du Saint-Office « n’était plus en pha­se avec notre épo­que, qu’elle nui­sait à l’Église et était l’objet de scan­da­les pour beau­coup. […]  Personne ne devrait être jugé et con­dam­né sans être enten­du et sans avoir eu la pos­si­bi­li­té de cor­ri­ger ses actes et ses actions ».  Et on sait bien que le 6 décem­bre 1965 la déci­sion était pri­se d’abolir l’Index des livres inter­di­ts et de tran­sfor­mer le Saint-Office en Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi.

Mais le « plu­ra­li­sme » aus­si s’imposait d’une cer­tai­ne maniè­re : à l’intérieur des États mais aus­si sous cer­tai­nes for­mes au sein de l’Église.  D’où le grand thè­me de la liber­té reli­gieu­se, mas­si­ve­ment sou­te­nu par l’épiscopat amé­ri­cain, qui aurait vou­lu l’affirmation du binô­me : liber­té reli­gieu­se et sépa­ra­ti­sme.  Il me sem­ble com­pren­dre que le thè­me de la liber­té reli­gieu­se soit enco­re aujourd’hui un « punc­tum dolens » pour les cri­ti­ques radi­caux de Vatican II.  Je m’efforce de com­pren­dre leur dif­fi­cul­té face à la rup­tu­re avec la doc­tri­ne pré­cé­den­te et avec la pra­ti­que poli­ti­que que celle-ci impli­quait (appui de l’État, pra­ti­que con­cor­da­tai­re), tout com­me leur crain­te que la liber­té reli­gieu­se ne signi­fie en quel­que sor­te un indif­fé­ren­ti­sme de fond.  Mais je ne com­prends pas bien quel type d’Etat ils ont en tête : un État con­fes­sion­nel ? Comment peut-on nier à l’homme con­tem­po­rain la liber­té reli­gieu­se ?  Comment peut-on être tiè­de sur un tel pro­blè­me alors que cet­te liber­té est bafouée dans tant d’endroits du mon­de ?

Paul VI l’avait très bien com­pris et son enga­ge­ment en la matiè­re était bien con­nu.  Ce Pape con­si­dé­rait le thè­me de la liber­té reli­gieu­se com­me étant fon­da­men­tal pré­ci­sé­ment pour main­te­nir un pont avec le mon­de con­tem­po­rain : son prin­ci­pal con­seil­ler théo­lo­gi­que, l’évêque Carlo Colombo, dans une inter­ven­tion en séan­ce à l’octobre 1964, avait affir­mé que la décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieu­se était « de la plus hau­te impor­tan­ce », sur­tout par­ce que les hom­mes cul­ti­vés aura­ient vu en elle une clé du dia­lo­gue entre la doc­tri­ne catho­li­que et la men­ta­li­té moder­ne : « Pour nous, en Italie – avait-il décla­ré –, c’est le point cru­cial d’un dia­lo­gue pos­si­ble ou d’une rup­tu­re défi­ni­ti­ve entre la doc­tri­ne con­tem­po­rai­ne et l’entendement de l’homme con­tem­po­rain ».  Et l’année sui­van­te, alors qu’il s’apprêtait à par­tir pour New York, Paul VI avait fait part à l’évêque bel­ge Mgr De Smedt (l’un des pères de « Dignitatis huma­nae ») de tou­te sa sati­sfac­tion sur le tex­te, en ajou­tant : « Ce docu­ment est capi­tal.  Il fixe l’attitude de l’Église pour plu­sieurs siè­cles.  Le mon­de l’attend. »

« Le mon­de l’attend » : là enco­re émer­geait le besoin d’une atti­tu­de de dia­lo­gue avec l’homme con­tem­po­rain.  Nous n’étions qu’en 1960, donc enco­re avant Vatican II, quand le théo­lo­gien jésui­te amé­ri­cain Gustave Weigel avait obser­vé que le mot « dia­lo­gue » appa­rais­sait si sou­vent dans les jour­naux et les revues qu’il com­me­nçait à res­sem­bler à « un slo­gan et à un lieu com­mun ».  Le prin­ci­pe dia­lo­gi­que répon­dait à l’éthos démo­cra­ti­que qui était en train d’envahir la socié­té occi­den­ta­le : c’est sur lui que por­tait la réfle­xion phi­lo­so­phi­que des années pré­cé­den­tes, du juif Martin Buber dans les années vingt au catho­li­que Hans Urs von Balthasar, mais il faut éga­le­ment rap­pe­ler l’italien et ultra-laïc Guido Calogero.  Le prin­ci­pe du dia­lo­gue, du « col­lo­quium » est au cen­tre – com­me on sait – de la pre­miè­re ency­cli­que de Paul VI, publiée le 6 août 1964, « Ecclesiam suam », dans laquel­le le mot « dia­lo­gue » appa­raît pas moins de 57 fois : « Avant même de con­ver­tir le mon­de, bien mieux, pour le con­ver­tir, il faut l’ap­pro­cher et lui par­ler ».

Pourtant, la décla­ra­tion la plus atten­due par le mon­de de ce début des années soi­xan­te fut sans dou­te cel­le sur le rap­port entre l’Église et le mon­de juif, « Nostra aeta­te ».  La décla­ra­tion sur les juifs est deve­nue le cen­tre de l’attention des jour­naux et de l’opinion publi­que com­me aucun autre docu­ment du Concile.  Nous savons pre­sque tou­te de sa genè­se (le rap­port de Roncalli avec les juifs, sa ren­con­tre en 1960 avec Jules Isaac, etc.) mais cet évé­ne­ment éga­le­ment doit être remis dans son con­tex­te.

Vers 1960, la mémoi­re de la Shoah, qui n’avait pas été appro­fon­die depuis long­temps, acquiert une pla­ce de plus en plus cen­tra­le dans l’opinion publi­que : l’affaire d’Adolf Eichmann, enle­vé en 1930, jugé en 1961 et pen­du quel­ques minu­tes avant minuit le jeu­di 31 mai 1962, fut déter­mi­nan­te en ce sens.  L’affirmation de « Gaudium et spes » (79b) sem­ble être une réfle­xion sur cet­te affai­re : « Les actions qui leur sont déli­bé­ré­ment con­trai­res sont donc des cri­mes, com­me les ordres qui com­man­dent de tel­les actions ; et l’obéissance aveu­gle ne suf­fit pas à excu­ser ceux qui s’y sou­met­tent. Parmi ces actions, il faut comp­ter en tout pre­mier lieu cel­les par lesquel­les, pour quel­que motif et par quel­que moyen que ce soit, on exter­mi­ne tout un peu­ple, une nation ou une mino­ri­té eth­ni­que : ces actions doi­vent être con­dam­nées com­me des cri­mes affreux, et avec la der­niè­re éner­gie. Et l’on ne sau­rait trop louer le cou­ra­ge de ceux qui ne crai­gnent point de rési­ster ouver­te­ment aux indi­vi­dus qui ordon­nent de tels for­fai­ts ».  Le Concile était ouvert depuis à quel­ques mois à pei­ne au moment de la mise en scè­ne à Berlin, le 20 février 1963, de la piè­ce « Der Stellvertreter » de Rolf Hochhuth, qui, en popu­la­ri­sant la « légen­de noi­re » de Pie VII, a con­tri­bué à chan­ger radi­ca­le­ment l’opinion domi­nan­te sur le rôle joué par l’Église catho­li­que au XXe siè­cle.

4. Le problème du communisme

Comme on le sait, Vatican II n’a pas réi­té­ré la con­dam­na­tion du com­mu­ni­sme qui datait au moins de « Divinis Redemptoris » en 1937.  Dans « Gaudium et spes », qui trai­te des rap­ports entre l’Église et le mon­de, le Concile pas­se en sub­stan­ce le sujet sous silen­ce : aus­si bien en tant que régi­me poli­ti­que (à une épo­que où sur une popu­la­tion mon­dia­le de trois mil­liards de per­son­nes, plus de la moi­tié gra­vi­tait dans le bloc des Pays com­mu­ni­stes, où viva­ient plus de cent mil­lions de catho­li­ques, pre­sque un sixiè­me des 570 mil­lions à tra­vers le glo­be), qu’en tant qu’idéologie, qui à cet­te épo­que se pro­pa­geait com­me une traî­née de pou­dre dans la poli­ti­que et dans la cul­tu­re aux qua­tre coins du mon­de.  Dans les « vota » des évê­ques au cours de la pha­se pré­pa­ra­toi­re du Concile, une tel­le con­dam­na­tion avait été récla­mée à plu­sieurs repri­ses : cer­tains la con­si­dé­ra­ient même com­me le but fon­da­men­tal de l’assemblée qui était sur le point de s’ouvrir.  Dans la der­niè­re ses­sion, 454 pères ava­ient pré­sen­té un amen­de­ment en ce sens à « Gaudium et spes » qui ne fut pas pris en con­si­dé­ra­tion, peut-être à tra­vers une irré­gu­la­ri­té de pro­cé­du­re.  Le silen­ce fut d’une impor­tan­ce tel­le – écrit Andrea Riccardi – « à accré­di­ter la rumeur d’un accord expli­ci­te entre le Patriarcat de Moscou et le Saint-Siège ».

On a long­temps discu­té et l’on discu­te­ra enco­re de l’existence d’un tel accord, mais ce n’est pas ici le lieu pour rou­vrir cet­te que­stion, pas plus que cel­le d’examiner la maniè­re dont le discours sur le com­mu­ni­sme a évo­lué pen­dant cet­te pério­de dans les dif­fé­ren­ts docu­men­ts pon­ti­fi­caux : de l’encyclique « Pacem in ter­ris » de Jean XXIII du 11 avril 1963 (distinc­tion entre erreur et ceux qui la com­met­tent ; distinc­tion entre idéo­lo­gie et mou­ve­men­ts histo­ri­ques ; pos­si­bi­li­té d’un rap­pro­che­ment pra­ti­que) à « Ecclesiam suam » de Paul VI du 6 août 1964 dans laquel­le, après avoir répé­té la con­dam­na­tion, mais avec une argu­men­ta­tion indi­rec­te (« En un sens, ce n’e­st pas tant nous qui les con­dam­nons qu’eux-mêmes, les systè­mes et les régi­mes qui les per­son­ni­fient, qui s’op­po­sent à nous radi­ca­le­ment par leurs idées et nous oppri­ment par leurs actes. Notre plain­te est, en réa­li­té, plu­tôt gémis­se­ment de vic­ti­mes que sen­ten­ce de juges. »), on expri­me l’espérance d’un futur dia­lo­gue : « Nous ne dése­spé­rons pas de les voir un jour ouvrir avec l’Eglise un autre dia­lo­gue posi­tif, dif­fé­rent de l’ac­tuel obli­ga­toi­re­ment limi­té à déplo­rer et à nous plain­dre ».

Désormais, nous savons beau­coup de cho­ses sur la maniè­re dont s’est déve­lop­pée la poli­ti­que de Jean XXIII envers l’URSS et le mon­de com­mu­ni­ste et sur le rôle que les inter­lo­cu­teurs ita­liens ont joué : la gala­xie qui gra­vi­tait autour du chrétien-démocrate Amintore Fanfani et son néo-atlantisme ain­si que les per­son­na­li­tés catho­li­ques pro­ches du Parti com­mu­ni­ste ita­lien et de son lea­der Palmiro Togliatti (de don Giuseppe De Luca à Franco Rodano).  De ce point de vue, la con­fé­ren­ce tenue par Togliati le 20 mars 1963 au Teatro Duse de Bergame sur « le destin de l’homme » est d’une gran­de impor­tan­ce.

Le secré­tai­re com­mu­ni­ste est expli­ci­te­ment entré dans le débat con­ci­liai­re.  Avant tout, il a abor­dé le rap­port entre catho­li­ques et com­mu­ni­stes d’une nou­vel­le maniè­re : « Nous n’acceptons plus – a‑t-il dit – la con­cep­tion, naï­ve et erro­née selon laquel­le l’extension des con­nais­san­ces et la muta­tion des struc­tu­res socia­les suf­fi­rait à déter­mi­ner des modi­fi­ca­tions radi­ca­les [de la con­scien­ce reli­gieu­se].  Une tel­le con­cep­tion, déri­vée de l’Illuminisme du XVIe siè­cle et du maté­ria­li­sme du XVIIIe siè­cle, n’a pas rési­sté à l’épreuve de l’histoire.  Les raci­nes sont plus pro­fon­des, les tran­sfor­ma­tions se dérou­lent d’une autre maniè­re, la réa­li­té est plus com­ple­xe ».

Il a ensui­te repris plu­sieurs thè­mes qui éta­ient chers au mon­de catho­li­que et à la diplo­ma­tie pon­ti­fi­ca­le : la néces­si­té de la paix et la cri­ti­que de l’équilibre de la ter­reur.  Les con­sé­quen­ces poli­ti­ques que Togliatti en tirait sont inté­res­san­tes : « le refus de par­ti­ci­pa­tion de notre pays à quel­que sor­te d’armement ato­mi­que que ce soit, la con­dam­na­tion expli­ci­te de la poli­ti­que fon­dée sur le soi-disant équi­li­bre de la ter­reur, et ain­si de sui­te… ».

Enfin, il sou­li­gne avec sati­sfac­tion l’échec de l’anticommunisme.  L’entreprise anti­com­mu­ni­ste de l’Église de Pie XII – dit-il – a été l’ultime mani­fe­sta­tion de ce qu’on appel­le « l’âge de Constantin », c’est-à-dire de l’alliance entre le pou­voir spi­ri­tuel et le pou­voir tem­po­rel.  Ici, Togliatti fai­sait une réfé­ren­ce expli­ci­te au célè­bre arti­cle du théo­lo­gien domi­ni­cain Marie-Dominique Chenu paru en 1961 : l’un des tex­tes de base pour com­pren­dre les moti­va­tions de la majo­ri­té con­ci­liai­re.  Et il polé­mi­quait dure­ment avec la chef de la mino­ri­té, le car­di­nal Ottaviani, qui per­sé­vé­rait dans son anti­com­mu­ni­sme : « Votre discours – avait décla­ré le lea­der com­mu­ni­ste – est celui d’un vain­cu.  N’est-il donc pas vrai que le car­di­nal Ottaviani ait été celui qui, ayant éla­bo­ré les docu­men­ts pré­pa­ra­toi­res du récent Concile œcu­mé­ni­que dans une cer­tai­ne direc­tion, a été con­tre­dit par le Concile lui-même, par­ce que ses posi­tions de poli­ti­que ecclé­sia­sti­que ont été vigou­reu­se­ment reje­tées par la majo­ri­té des pères con­ci­liai­res ?  Et il s’est bat­tu, si nous ne nous trom­pons pas, juste­ment par­ce qu’il sem­blait il y avoir, dans la majo­ri­té, une sol­li­ci­tu­de à recher­cher des posi­tions qui soient adap­tées aux nou­vel­les réa­li­tés du mon­de d’aujourd’hui ».  Le pro­blè­me fon­da­men­tal du Concile était à son sens celui de dépas­ser « l’identification entre mon­de occi­den­tal et mon­de catho­li­que » qui « fait per­dre à l’Église elle-même son carac­tè­re uni­ver­sel, œcu­mé­ni­que ».

Pour Togliatti, ce dépas­se­ment signi­fiait avant tout pren­dre acte qu’il exi­stait dans le mon­de une « nou­vel­le arti­cu­la­tion com­ple­xe des systè­mes sociaux et des systè­mes éta­ti­ques », en pra­ti­que un vaste champ de pays socia­li­stes avec lesquels l’Église devait com­po­ser.  Il n’y avait rien à crain­dre : « Aujourd’hui, dans l’Union Soviétique, on ne par­le plus de dic­ta­tu­re mais d’État de tout le peu­ple » et l’expérience même des com­mu­ni­stes ita­liens mon­trait qu’il était pos­si­ble de con­ju­guer démo­cra­tie et socia­li­sme : « Les cam­pa­gnes men­son­gè­res se décom­po­sent et tom­bent en piè­ces.  Celui qui voya­ge dans les pays de la fameu­se ‘Église du silen­ce’ trou­ve que les égli­ses sont là, sou­vent bien plus rem­plies que chez nous ».  Togliatti per­ce­vait que le Concile était en train de mar­quer la fin de l’anticommunisme catho­li­que et poin­tait du doigt quel­ques thè­mes suscep­ti­bles de ser­vir de cadre à un dia­lo­gue entre com­mu­ni­stes et catho­li­ques : la fin de l’occidentalisme, le pro­blè­me de la paix, l’opposition aux blocs, la cri­ti­que de la dis­sua­sion nucléai­re.

Tel était le com­mu­ni­sme avec lequel les hau­tes sphè­res du Vatican par­ta­gea­ient alors leur envi­ron­ne­ment : aujourd’hui les histo­riens savent que, par iro­nie du sort, la per­sé­cu­tion des Églises et des com­mu­nau­tés chré­tien­nes en URSS s’est accé­lé­rée au début des années 1970, juste au moment où le chan­ge­ment d’attitude envers le com­mu­ni­sme se met­tait en pla­ce au Vatican.  Selon le témoi­gna­ge de son gen­dre Alexei Adjubei, le lea­der sovié­ti­que Nikita Khrouchtchev n’avait aucu­ne affi­ni­té par­ti­cu­liè­re pour les que­stions reli­gieu­ses, au con­trai­re on pour­rait dire qu’il par­ta­geait inti­me­ment les posi­tions anti­re­li­gieu­ses du par­ti : la déten­te avec le Vatican ne repré­sen­tait qu’une piè­ce sur l’échiquier bien plus lar­ge des rela­tions inter­na­tio­na­les.

Je crois que l’on peut affir­mer que le pro­blè­me du com­mu­ni­sme est celui sur lequel les choix de Vatican II ont été les plus con­di­tion­nées par les con­tin­gen­ces histo­ri­ques et sur lequel la dyna­mi­que histo­ri­que qui l’a sui­vi a le moins cor­re­spon­du à ses atten­tes.  Au début des années 1970, le vrai socia­li­sme était déjà sur le déclin en Europe : la plus gran­de par­tie des histo­riens esti­me que le tour­nant déci­sif a eu lieu en 1956, l’année du XXe con­grès et de l’invasion de la Hongrie, le début d’une cour­be descen­dan­te qui en l’espace de tren­te ans, allait mener à la chu­te du mur de Berlin et à la fin de l’URSS.  Mais à l’époque, ils éta­ient peu à per­ce­voir cet­te situa­tion.  Ce qui est frap­pant en revan­che, c’est l’aspect dyna­mi­que du réfor­mi­sme khrou­cht­ché­vien : le carac­tè­re moins oppres­sif de la cen­su­re, les pru­den­tes réfor­mes éco­no­mi­que, les suc­cès dans le champ de la mis­si­li­sti­que et des pre­miè­res explo­ra­tions spa­tia­les.  Et puis sur­tout, Khrouchtchev avait aban­don­né les vieil­les thè­ses de Staline sur le carac­tè­re iné­luc­ta­ble d’une guer­re entre capi­ta­li­sme et com­mu­ni­sme et avait lan­cé l’idée de la « coe­xi­sten­ce » et de la « con­cur­ren­ce » paci­fi­que.  Et lui aus­si se décla­rait oppo­sé (par­ce qu’il sen­tait bien que l’URSS n’aurait pas pu tenir long­temps face à une poli­ti­que de réar­me­ment amé­ri­cai­ne) à ce que Togliatti appe­lait le « soi-disant équi­li­bre de la ter­reur » et en mai 1958, par un habi­le acte de pro­pa­gan­de, il avait même annon­cé un mora­toi­re uni­la­té­ral des tests nucléai­res dans l’atmosphère.  Alors que l’équilibre de la ter­reur était en revan­che le pivot de la poli­ti­que amé­ri­cai­ne : uni­que­ment la guer­re nucléai­re, donc pas de guer­re.

Sur cet­te der­niè­re stra­té­gie, la con­dam­na­tion de « Gaudium et spes » (81) était fer­me : « En effet, com­me on esti­me que la puis­san­ce défen­si­ve de cha­que camp dépend de la capa­ci­té fou­droyan­te d’exercer des repré­sail­les, cet­te accu­mu­la­tion d’armes, qui s’aggrave d’année en année, sert d’une maniè­re para­do­xa­le à détour­ner des adver­sai­res éven­tuels. Beaucoup pen­sent que c’est là le plus effi­ca­ce des moyens suscep­ti­bles d’assurer aujourd’hui une cer­tai­ne paix entre les nations.  Quoi qu’il en soit de ce pro­cé­dé de dis­sua­sion, on doit néan­moins se con­vain­cre que la cour­se aux arme­men­ts, à laquel­le d’assez nom­breu­ses nations s’en remet­tent, ne con­sti­tue pas une voie sûre pour le fer­me main­tien de la paix et que le soi-disant équi­li­bre qui en résul­te n’est ni une paix sta­ble, ni une paix véri­ta­ble ».  Il s’agissait donc d’une posi­tion objec­ti­ve­ment anti-américaine.

Il émer­ge des posi­tions de Vatican II sur le com­mu­ni­sme un élé­ment de Realpolitik qui se pour­sui­vra même après la chu­te de Khrouchtchev dans le cli­mat suf­fo­cant de l’ère Brejnev.  Une Realpolitik, ana­lo­gue à cet­te d’Henry Kissinger du début des années 1970.  La diplo­ma­tie ne doit pas ima­gi­ner un mon­de dif­fé­rent, mais s’accommoder du mon­de tel qu’il est (ou tel qu’il sem­ble être) : sa voca­tion est de discu­ter enco­re et tou­jours et de par­ve­nir à un accord.  Au som­met du Vatican, mais je dirais même dans la majo­ri­té du mon­de catho­li­que con­ci­liai­re et post­con­ci­liai­re, la cer­ti­tu­de que le com­mu­ni­sme aurait défié le siè­cle en Europe était répan­due.  Il y avait même peut-être quel­que cho­se en plus : la con­vic­tion que le mon­de allait vers cet­te direc­tion et qu’il fal­lait donc s’inscrire dans cet­te ten­dan­ce pour la « chri­stia­ni­ser ».  Il fau­dra un pape polo­nais pour que la situa­tion chan­ge radi­ca­le­ment en l’espace de quel­ques années.

5. Une première conclusion

On a dit et répé­té qu’avec Vatican II, l’Église catho­li­que avait aurait cher­ché une ren­con­tre, un dia­lo­gue avec la moder­ni­té.  Il faut remar­quer – soit dit en pas­sant – que le mot « moder­ni­té » n’existe pas dans les docu­men­ts con­ci­liai­res.  Ceux-ci emplo­ient cinq fois l’adjectif « moder­ne » (trois fois dans « Gaudium et spes » et deux fois dans le décret « Ad gen­tes ») : mais uti­li­sons pour une fois ce mot qui est aujourd’hui tel­le­ment à la mode.

Nous pou­vons alors dire que ce que nous venons de décri­re, quoi­que de maniè­re très som­mai­re, c’était la moder­ni­té avec laquel­le l’Église a cher­ché à s’accommoder pen­dant le Concile.  Elle le fai­sait avec ce qu’on allait appe­ler quel­ques années plus tard les « gran­des nar­ra­tions idéo­lo­gi­ques du dix-neuvième » : la libéral-démocrate et la mar­xi­ste.  Jean XXIII et la majo­ri­té con­ci­liai­re ava­ient espé­ré que l’attitude dia­lo­gi­que, la recher­che de la ren­con­tre avec le mon­de dans tou­tes ses arti­cu­la­tions, aurait rou­vert un dia­lo­gue qui fai­sait alors défaut.  Ils espé­ra­ient que le mon­de con­tem­po­rain se serait à nou­veau tour­né avec con­fian­ce et bien­veil­lan­ce vers une Église qui se mon­trait davan­ta­ge « mère » que « magi­stra », qui exhor­tait sans con­dam­ner, qui n’excluait per­son­ne.

Mais les cho­ses se sont dérou­lées très dif­fé­rem­ment.  À par­tir des années du Concile, un pro­ces­sus de déchri­stia­ni­sa­tion des socié­tés occi­den­ta­les, sur­tout euro­péen­nes, s’est amor­cé, les tran­sfor­mant en socié­tés post­chré­tien­nes.  À une pro­chai­ne occa­sion, je tâche­rai d’en indi­quer briè­ve­ment les rai­sons.

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Pour une vue d’en­sem­ble sur la dispu­te en cours sur le con­ci­le Vatican II, avec l’in­dex de tous les arti­cles de Settimo Cielo sur le sujet:

> Pour ou con­tre le Concile, l’Église dans la tour­men­te. Pistes pour une paci­fi­ca­tion

 

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Date de publication: 31/08/2020