Enzo Bianchi, le Pape et « ce renard d’Hérode »

Dix mois après le décret le condamnant à l’exil du monastère de Bose fondé par lui, Enzo Bianchi n’a toujours pas obéi et continue d’habiter dans un ermitage situé sur les terres du monastère.

Mais de nombreux points d’interrogations demeurent, même du côté de ceux qui l’ont jugé.  Le décret de condamnation de Bianchi n’a jamais été publié dans son intégralité.  On ne connait donc ni les accusations ni les fautes vérifiées au cours de la visite apostolique ordonnée par Rome, mis à part une vague « situation tendue et problématique dans la communauté en ce qui concerne l’exercice de l’autorité du fondateur, la gestion du gouvernement et le climat fraternel ».  Cela semble bien léger pour motiver une peine aussi lourde infligée à un champion du progressisme catholique et de l’œcuménisme parmi les plus brillants et les plus appréciés au monde, et qui figurait jusqu’à il y a peu parmi les favoris du Pape François qui, en 2015, l’avait promu consulteur du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens et en 2018 l’avait associé en tant qu’« auditeur » au synode des évêques sur les jeunes, avec une grande liberté de parole.

C’est surtout le rôle de juge du Pape qui est inquiétant.  Même les défenseurs les plus acharnés de Bianchi – de l’historien de l’Église Alberto Melloni au psychanalyste Massimo Recalcati – malgré qu’ils paraissent exonérer François en pointant du doigt une soi-disant « cabale vaticane » d’avoir ourdi cette histoire, dans les faits, ils savent qu’en fin de compte, tout est venu d’en haut, du Pape.

Et contre François, il n’y a aucun recours possible contre la condamnation, pas même auprès du tribunal suprême de la Signature apostolique, tout simplement parce que le décret du 13 mai 2020 qui a condamné Bianchi à se « séparer » d’esprit et de corps de Bose, signé par le Secrétaire d’État Pietro Parolin, a la forme canonique du « décret singulier » approuvé par le Pape « en forme spécifique », ce qui le rend, par la même occasion, définitif et sans appel.

On a déjà beaucoup écrit sur l’absolutisme monocratique qui caractérise le pontificat de Jorge Mario Bergoglio, même sur Settimo Cielo.  Pourtant, bien peu ont attiré l’attention sur ces instruments particuliers de commandement que sont justement ces décrets du Vatican approuvés par le Pape « en forme spécifique ».

Le seul à l’avoir fait, au niveau scientifique, c’est un professeur de droit procédural à l’Université pontificale grégorienne, le professeur Gian Paolo Montini, dans un essai de 2018 dans « Periodica de Re Canonica », la revue spécialisée dont il est le directeur.

Depuis 2018, Montini était promoteur de justice près le tribunal suprême de la Signature apostolique, la haute cour du Saint-Siège.  Mais à l’été 2019, à 64 ans, il a été brusquement relevé de sa charge et renvoyé dans son diocèse d’origine, Brescia, sans la moindre explication, peut-être justement à cause de cet article qu’il avait publié l’année précédente.  Cela vaut la peine d’en reparcourir ici les grands titres.

À commencer par cette citation de Joseph Ratzinger mise en exergue de l’article :

« La dénigration du droit n’est jamais et en aucune manière au service de la liberté, mais est toujours un instrument de la dictature.  L’élimination du droit est un mépris de l’homme : là où il n’y a pas de droit, il n’y a pas de liberté ».

En note de bas de page, Montini rapporte également ces autres déclarations que Ratzinger avait immédiatement ajoutées à celles citées ci-dessus :

« L’ironisation [de l’allemand ‘Ironisierung », se moquer, ndr] du droit appartenait aux fondements du national-socialisme (je ne connais pas suffisamment la situation en ce qui concerne le fascisme italien).  Au cours de ce qu’on a appelé « les années de la lutte », le droit fut très sciemment piétiné et opposé au soi-disant sain sentiment populaire.  Par la suite, le Führer fut déclaré comme étant l’unique source du droit et c’est ainsi que le droit a fait place à l’arbitraire ».

Donc, qu’est-ce qui a bien pu pousser Montini à associer ces paroles terribles de Ratzinger, issues d’une de ses « Lectio doctoralis » de l’an 2000 en hommage au juriste Sergio Cotta, aux décrets du Vatican approuvés par le pape « en forme spécifique » et donc sans appel ?

Pour le comprendre, il suffit de suivre le fil de son analyse.

Pour commencer, Montini reconstruit la genèse de cette procédure, introduite pour la première fois en 1999 dans le Règlement général de la Curie romaine, à l’article 126.

Dans cet article 126, on stipule entre autres que la demande d’approbation « en forme spécifique » doit être présentée au Pape « par écrit, en précisant les motifs » et accompagnée d’un fascicule qui « doit être laissé au Pontife Suprême, de manière à ce qu’Il puisse l’examiner personnellement » et décider par conséquent sur base des pièces.

Ensuite, Montini passe en revue toutes les fois où un recours présenté au tribunal suprême de la Signature apostolique contre un décret du Vatican n’a pas pu être reçu parce que ce décret jouissait justement de l’approbation du Pape « en forme spécifique », obtenue même après la présentation du recours à la Signature.  Et il découvre qu’alors que ces cas étaient très rares au début, ils ont augmenté de façon exponentielle depuis 2013.

Et 2013, c’est l’année de l’élection de Jorge Bergoglio au siège pontifical.

Et ce n’est pas tout.  Il ressort que dans ces actes approuvés « en forme spécifique » par le Pape François, apparaissent souvent « des violations manifestes et flagrantes de la procédure décrite à l’art. 126 du Règlement général de la Curie romaine », des violations qui « peuvent légitimement faire supposer une nullité de l’approbation en forme spécifique de la part du Pontife Suprême ».

Mais malheureusement, l’organisation du Vatican ne confie à aucun juge la compétence de « juger de la nullité ou de l’illégitimité de cette même approbation en forme spécifique ».  Avec pour conséquence que le Pape peut véritablement faire ce qu’il veut, même « contra legem », et qu’il le fait.

En concluant son essai, Montini cite d’abord un canoniste français selon lequel « un recours trop fréquent à ce raccourci […] peut laisser chez le fidèle justiciable un sentiment d’injustice et d’incompréhension de l’exercice de l’autorité ».

Ensuite, il formule le vœu que les approbations du Pape « en forme spécifique » soient au moins demandées et obtenues « conformément à la loi ».

Il insiste pourtant sur le fait que « la tendance actuelle à la multiplication des demandes d’approbation sous forme spécifique est cohérent avec le déclin de l’autorité de la Signature apostolique », toujours plus empêchée de juger « pour les matières qui relèvent de ses (désormais maigres) compétences ».

Certes – objecte Montini -, « on pourra toujours dire que la fonction de décourager les abus de droit dans l’exercice du pouvoir exécutif reste toujours efficace et valide par le simple fait de l’existence de la Signature apostolique ».

Mais même si c’était le cas, conclut-il, « cela ferait un peu penser – pour prendre une analogie – à la théorie singulière que l’enfer existe bel et bien, oui, mais qu’il serait vide ».

*

Petit rappel historique de l’affaire de Bose

6 décembre 2019 – Début de la visite apostolique ordonnée par le Pape au monastère de Bose, sous la direction de Guillermo León Arboleda Tamayo, abbé bénédictin, Amedeo Cencini, canossien et consulteur de la Congrégation vaticane pour les religieux et Anne-Emmanuelle Devêche, abbesse de Blauvac.  Le monastère donne cette information dans un communiqué qui fait allusion à des problèmes concernant « l’exercice de l’autorité, la gestion du gouvernement et le climat fraternel ».

6 janvier 2020 – La visite apostolique s’achève et les visiteurs s’apprêtent à remettre leur rapport au Pape.

27 mars 2020 – Le Pape François reçoit en audience le premier des trois visiteurs, l’abbé Guillermo León Arboleda Tamayo.

13 mai 2020 – Le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État, signe un « décret singulier approuvé en forme spécifique par le Pape ».  Le décret est remis aux intéressés le 21 mai par Amedeo Cencini, entretemps nommé « délégué pontifical ‘ad nutum Sanctae Sedis’, avec les pleins pouvoirs ».  Et le 26 mai, le monastère, dans un communiqué, informe du décret et précise que le frère Enzo Bianchi, le fondateur, et deux autres moines et une moniale ‘devront se séparer de la communauté monastique de Bose et se transférer dans un autre lieu, abandonnant toutes les charges qu’ils détiennent actuellement’, mais qu’ils se sont immédiatement opposés à ces mesures.  Le communiqué que Bose est également relayé par les organes de presse du Vatican.

27 mai 2020 – Dans une note, le fondateur de Bose, Enzo Bianchi, fait appel à Rome : « En vain, nous avons demandé à celui qui nous a remis le décret qu’il nous soit permis de connaître les preuves de nos manquements et de pouvoir nous défendre contre les fausses accusations.  Je demande au Saint-Siège qu’il nous aide et, si nous avons fait quoi que ce soit de contraire à la communion, qu’on nous le dise ».

1er juin 2020 – Dans un nouveau communiqué, le monastère de Bose informe que le frère Bianchi, la religieuse et les deux autres confrères « ont déclaré accepter, quoiqu’en esprit d’obéissance douloureuse, toutes les dispositions contenues dans le décret du Saint-Siège du 13 mai 2020 ».  Et donc, « à partir des prochains jours », qu’ils iront vivre « dans un lieu séparé de Bose et de sa Fraternité ».  Ce n’est pas dit dans le communiqué, mais par la suite on saura que le décret du Vatican stipulait que cette séparation était fixée ‘dans un délai maximal de dix jours à partir de la date de notification de ce même décret’ ».

15 août 2020 – Dans un tweet, le frère Bianchi écrit : « Je me suis éloigné de la communauté depuis trois mois, sans n’avoir plus eu aucun contact avec elle.  Je vis dans une solitude radicale dans un ermitage hors de la communauté ».  Mais en réalité cet ermitage était le même que celui dans lequel il habitait depuis plus d’une dizaine d’années, sur le terrain du monastère.

18 août 2020 – Dans une interview à « Confini », Riccardo Larini, un ancien moine de Bose, dont il était sorti en 2005, affirme avoir lu le décret du Vatican du 13 mai – dont le texte intégral n’a jamais été publié – et précise qu’il ne contient pas que « les prescriptions adressées aux quatre membres qui ont été écartés », et pour lesquels « l‘unique accusation avancée est celle d’avoir interféré avec le gouvernement de la communauté, mais également « des indications sur la forme que la communauté devra adopter dans le futur du point de vie canonique et liturgique », qui à son sens détacheraient radicalement le monastère de sa forme originaire.

4 janvier 2021 – Cencini, le plénipotentiaire pontifical, ordonne par un décret qui a « le blanc-seing du cardinal Pietro Parolin » au monastère de Bose de libérer la maison d’une de ses communautés périphériques, à Cellole di San Gimignano, en Toscane, et de « la mettre gratuitement », sans aucune mention qui fasse plus référence à Bose, « à la disposition » de Bianchi et des autres frères et sœurs qui voudraient s’établir là avec lui.  Cencini a donné cette information dans un communiqué du 8 février, dans lequel on peut lire entre autres : « Plus de huit mois après la date à partir de laquelle le frère Enzo Bianchi aurait dû exécuter les dispositions du décret [du 13 mai 2020] qu’il avait accepté par écrit… ».

8 février 2021 – Dans une note intitulée « Un pas difficile », le monastère de Bose communique avoir aménagé la maison de Cellole San Gimignano pour héberger le frère Bianchi.

18 février 2021 – Dans une autre note intitulée « Une souffrance infructueuse », le monastère de Bose écrit que « Le frère Enzo ne n’est pas rendu à Cellole dans les délais qui lui avaient été impartis par le délégué pontifical le 4 janvier dernier ».  L’échéance pour le déménagement avait été fixée au 16 février, veille du Mercredi des Cendres et deux confrères – précise la note – s’étaient « déjà rendus à Cellole pour préparer au mieux l’arrivée du frère Enzo », dans une maison dont le même frère Bianchi avait « contribué activement à la remise en état, allant jusqu’à déterminer la disposition des locaux adaptés pour l’accueillir une fois qu’il aurait été démis de sa charge de prieur en 2017 ».

25 février 2021 – Dans un tweet, le frère Bianchi écrit : « On m’a appris à faire silence pour obéir à sa conscience, surtout si dans l’Église, c’est un homme de Dieu qui me le demande et si la charité me l’impose.  Mais je sais faire silence face à celui qui ne mérite pas ma parole comme Jésus l’a fait devant ce ‘renard’ d’Hérode ».

4  mars 2021 – Le Pape François reçoit en audience le P. Amedeo Cencini, le délégué pontifical ‘ad nutum Sanctae Sedis’ pour la communauté monastique de Bose, accompagné du prieur de la communauté, le Fr. Luciano Manicardi.  Dans un communiqué publié par le Saint-Siège à la suite de cette audience, on peut lire ce qui suit :

« Sa Sainteté a ainsi voulu manifester sa proximité et son soutien au prieur et à la communauté, dans cette douloureuse phase de sa vie, confirmant son appréciation pour celle-ci et pour sa particularité d’être formée de frères et de soeurs issus de différentes Églises chrétiennes.

Le Pape François, qui a suivi depuis le début avec une attention toute particulière cette affaire, a en outre souhaité confirmer le travail du délégué pontifical de ces derniers mois, le remerciant pour avoir agi en pleine harmonie avec le Saint-Siège, dans le seul but d’alléger les souffrances aussi bien des individus que de la communauté.

Le Saint-Père a enfin manifesté sa sollicitude en ce qui concerne l’accompagnement du chemin de conversion et de reprise de la Communauté selon els orientations et les modalités définies avec clarté dans le Décret singulier du 13 mai 2020 dont le Pape réaffirme les mesures et demande qu’elles soit exécutées ».

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.

Share Button

Date de publication: 4/03/2021