Simulacre de synodalité.  François est seul maître à bord, à sa manière

Que l’on dres­se la la liste des actes qu’il a posés en tant que monar­que du petit État du Vatican – com­me dans cet arti­cle pré­cé­dent de Settimo Cielo — ou que l’on tire un bilan poli­ti­que de l’exercice qu’il fait du pou­voir – com­me dans cet édi­to­rial de l’historien Ernesto Galli del­la Loggia dans « Il Corriere del­la Sera » du 20 décem­bre der­nier -, il appa­raît que le Pape François exer­ce « un pou­voir abso­lu et sans con­trô­le, arbi­trai­re au pre­mier sens du ter­me ».

Mais au-delà du François chef d’État, il y a sur­tout le François pasteur qui, à plu­sieurs repri­ses, s’est pro­non­cé en faveur d’une gou­ver­nan­ce non pas mono­cra­ti­que mais bien « syno­da­le » de l’Église uni­ver­sel­le.

Et c’est sur ce point qu’a vou­lu insi­ster l’archevêque et théo­lo­gien Bruno Forte, 71 ans, dans sa répli­que à Galli del­la Loggia dans « Il Corriere » du 2 jan­vier, en pre­nant un exem­ple à ses yeux très instruc­tif, celui du dou­ble syno­de sur la famil­le de 2014 et 2015.

Mgr Forte a été le « secré­tai­re spé­cial » de ce syno­de, c’est-à-dire l’homme clé de son dérou­le­ment, et c’est le Pape François qui l’avait dési­gné dans cet­te fonc­tion.  Et il rap­pel­le ceci :

« Lors de la lon­gue audien­ce que le Pape François a bien vou­lu m’octroyer avant le début des tra­vaux, au cours de laquel­le nous avons discu­té des que­stions à abor­der et des per­spec­ti­ves pos­si­bles, il m’a expo­sé ses idées avec clar­té, en sou­li­gnant qu’il aurait pu déci­der seul en la matiè­re en tant que déten­teur de l’autorité du suc­ces­seur de Pierre, mais qu’il ne vou­lait pas le fai­re, afin de par­ve­nir à des con­clu­sions qui soient par­ta­gées par l’épiscopal tout entier dans le plein exer­ci­ce de sa col­lé­gia­li­té ».

Partagées par l’épiscopat tout entier ?  Pour Mgr Forte, cela ne fait aucun dou­te :

« Je peux affir­mer qu’il en a été ain­si et que les nou­veau­tés intro­dui­tes par ‘Amoris lae­ti­tia’ con­cer­nant par exem­ple la pasto­ra­le des famil­les bles­sées ont été mûries et par­ta­gées col­lé­gia­le­ment.  L’idée de François d’exprimer à tra­vers l’attitude envers les cou­ples en cri­se l’amour que Dieu a pour eux est cel­le qui a pré­va­lu de maniè­re una­ni­me.  Ce n’est dans pas dans l’exercice d’un pou­voir abso­lu, en fait, mais dans la for­ce per­sua­si­ve de la misé­ri­cor­de que son pri­mat a été recon­nu ».

*

Tout le mon­de aurait donc été d’accord, les évê­ques et le Pape, pour admet­tre à la com­mu­nion eucha­ri­sti­que les divor­cés rema­riés ?  Pas du tout.  Parce que si l’on se réfè­re à ce que ce même Mgr Forte a décla­ré en public après la publi­ca­tion d’ « Amoris lae­ti­ta » – le docu­ment dans lequel le Pape François a tiré ses con­clu­sions du syno­de – le cadre chan­ge radi­ca­le­ment.

Voici com­ment, le 2 mai 2019 et Bruno Forte, arche­vê­que de Chieti et de Vasto, en s’exprimant dans le théâ­tre muni­ci­pal de cet­te der­niè­re vil­le, a rap­por­té la répon­se que le Pape François lui avait don­née – vrai­sem­bla­ble­ment au cours de cet­te même « lon­gue audien­ce » pré-synodale – à sa que­stion con­cer­nant la maniè­re de pro­cé­der au cours du syno­de sur la que­stion brû­lan­te de la com­mu­nion des cou­ples illé­gi­ti­mes :

« Si nous par­lons expli­ci­te­ment de la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés, ceux-là [c’est-à-dire les car­di­naux et évê­ques con­trai­res] – tu n’as pas idée du fou­toir qu’ils vont fai­re !  Alors n’en par­lons pas de maniè­re direc­te, toi fais en sor­te de poser les bases et ensui­te c’est moi qui tire­rai les con­clu­sions ».

Après quoi Mgr Forte a ajou­té ce com­men­tai­re, au milieu des sou­ri­res de l’auditoire : « Typique d’un jésui­te ».

Mal lui en a pris.  À dater de ce jour, ce doc­te arche­vê­que qui jusqu’alors figu­rait par­mi les pré­fé­rés du Pape François et qui était desti­né à un bril­lant cou­ron­ne­ment de sa car­riè­re, est tom­bé en disgrâ­ce.  Le Pape a fait une croix sur lui.  Il ne l’a plus jamais appe­lé à ses côtés, ne lui a plus con­fié aucun rôle de con­fian­ce, ni com­me con­seil­ler ni com­me exé­cu­tant, il l’a rayé en tant que théo­lo­gien de réfé­ren­ce et s’est bien gar­dé de le pro­mou­voir com­me pré­fet de la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi ou com­me pré­si­dent de la Conférence épi­sco­pa­le ita­lien­ne ou enco­re moins, alors qu’il est pour­tant napo­li­tain de nais­san­ce, com­me arche­vê­que de Naples et car­di­nal.

Et pour­tant, tout ce qu’on sait de ce dou­ble syno­de sur la famil­le, avant, pen­dant et après, nous por­te à con­clu­re que dans ce théâ­tre de Vaste, ce jour-là, Mgr Forte a bien dit la pure véri­té, bien plus que cel­le qu’il a réé­cri­te et adou­cie dans « Il Corriere del­la Sera ».

*

Il suf­fit de quel­ques élé­men­ts pour vali­der la véra­ci­té de la recon­struc­tion don­née par Mgr Forte le 2 mai 2016.

Le pre­mier acte, dans le plan du pape François, fut de con­vo­quer les car­di­naux, en février 2014, dans un con­si­stoi­re de deux jours à huis clos, et de les obli­ger à discu­ter d’une leçon du car­di­nal Walter Kasper appuyant plei­ne­ment la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés.

De ce con­si­stoi­re, seul le discours de Kasper a été ren­du public, mais on sait que la gran­de par­tie des car­di­naux pré­sen­ts se sont éri­gés con­tre, au grand dam de François, qui n’avait pas caché son accord avec le car­di­nal et théo­lo­gien alle­mand.

Résultat, pri­mo, le Pape François n’a plus con­vo­qué à dater de ce jour un autre con­si­stoi­re pour fai­re discu­ter libre­ment les car­di­naux, mal­gré ses beaux discours sur la syno­da­li­té et la col­lé­gia­li­té, et secun­do, pen­dant les deux ses­sions du syno­de sur la famil­le, il a fait des pieds et des mains, en per­son­ne ou à tra­vers ses fidè­les, pour par­ve­nir à « un docu­ment final qui lais­se les por­tes ouver­tes, pour que le pape puis­se entrer et sor­tir, fai­re com­me il croit », c’est-à-dire un docu­ment « qui lais­se les mains libres au Pape François » : ce sont les paro­les mêmes d’un autre témoin au-dessus de tout sou­pçon, le P. Adolfo Nicolás Pachón, alors supé­rieur géné­ral de la Compagnie de Jésus, qui était très pro­che de Jorge Mario Bergoglio.

En réa­li­té, les deux syno­des ne furent nul­le­ment paci­fi­ques.  En octo­bre 2015, au début de la secon­de ses­sion, François piqua une colè­re noi­re quand il se vit adres­ser une let­tre signée par trei­ze car­di­naux de pre­mier ordre, d’accord entre eux pour con­te­ster les fon­de­men­ts même du syno­de, par­ce qu’il était selon eux « con­fi­gu­ré pour par­ve­nir à des résul­ta­ts déci­dés à l’avance sur d’importantes que­stions con­tro­ver­sées ».

Et en effet, tout s’est pas­sé com­me cela avait été « déci­dé à l’avance ».  À par­tir d’un docu­ment final suf­fi­sam­ment ambi­gu pour per­met­tre à l’exégète numé­ro un du Pape Bergoglio, le jésui­te Antonio Spadaro, d’annoncer dans « La Civiltà Cattolica » que « con­cer­nant l’admission aux sacre­men­ts, ce syno­de en a effec­ti­ve­ment posé les bases, en ouvrant une por­te qui était pour­tant resté fer­mée au cours du syno­de pré­cé­dent de 1980 », le Pape François a pu pro­dui­re, en mars 2016, un docu­ment magi­sté­riel, « Amoris lae­ti­tia » qui, dans les 325 para­gra­phes qu’il comp­te, ne four­nit aucu­ne paro­le clai­re pour sou­te­nir la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés, mis à part une peti­te allu­sion dans trois minu­scu­les notes de bas de page, la 329, la 336 et la 351.

Et com­ment fallait-il alors inter­pré­ter et appli­quer ces trois peti­tes notes ?  Dans la babel des solu­tions en tous gen­res issues du mon­de entier, les évê­ques de la région de Buenos Aires ont aus­si don­né leur avis, en faveur de la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés, dans une let­tre du 5 sep­tem­bre 2016 à leurs prê­tres, à laquel­le François a répon­du avec enthou­sia­sme le même jour par une let­tre d’approbation :

“El escri­to es muy bue­no y explí­ci­ta cabal­men­te el sen­ti­do del capí­tu­lo VIII de ‘Amoris lae­ti­tia’. No hay otras inter­pre­ta­cio­nes. Y estoy segu­ro de que hará mucho bien”.

« Ce tex­te est très bon et expli­que cor­rec­te­ment le sens du cha­pi­tre VIII d’ ‘Amoris lae­ti­ta’.  Il n’y a pas d’autre inter­pré­ta­tion.  Et je suis cer­tain que cela fera beau­coup de bien ».

Restait à savoir quel­le auto­ri­té avait pour l’Église uni­ver­sel­le une let­tre pri­vée du Pape Bergoglio au secré­tai­re des évê­ques de la région de Buenos Aires.

Un dilem­me d’autant plus grand que le 19 sep­tem­bre, qua­tre car­di­naux avait sou­mis au Pape François et à la Congrégation pour la doc­tri­ne de la foi les « dubia » for­mu­lés par qua­tre car­di­naux sur l’interprétation cor­rec­te d’ « Amoris lae­ti­tia ».

À ces dubias, pour­tant très sérieux, de ces qua­tre car­di­naux respec­ta­bles – qu’ils ont d’ailleurs ren­dus publics deux mois plus tard – le Pape François n’a jamais répon­du, ni à l’époque ni jamais, et enco­re moins dai­gné leur accor­der une audien­ce.

En revan­che, le 7 octo­bre, la let­tre du Pape aux évê­ques de la région de Buenos Aires est parue aux « Acta Apostolicae Sedis », l’organe offi­ciel du Saint-Siège, mon­tant donc d’un éche­lon, sans par­ve­nir au point de devoir être sui­vie par tou­te l’Église.

De tou­te évi­den­ce, cet étran­ge magi­stè­re du Pape François n’a pas péné­tré au-delà des bar­reaux de la pri­son de Melbourne où moi­sis­sait jusqu’au 7 avril der­nier l’innocent car­di­nal George Pell – l’un des trei­ze de la con­te­sta­tion de 2015 et l’un des plus soli­dai­re avec les qua­tre des « dubia » — vu ce qu’il a écrit dans son « Journal de pri­son » le 3 mars 2019, Mercredi des cen­dres :

« La fidé­li­té au Christ et à son ensei­gne­ment demeu­re indi­spen­sa­ble à tout catho­li­ci­sme fruc­tueux et à tout renou­veau reli­gieux.  Voilà pour­quoi les inter­pré­ta­tions ‘auto­ri­sées’ argen­ti­nes et mal­tai­ses de ‘Amoris Laetitia’ sont si dan­ge­reu­ses.  Elles vont à l’encontre de l’enseignement du Seigneur sur l’adultère et de l’enseignement de saint Paul sur les dispo­si­tions néces­sai­res pour rece­voir la Sainte Communion cor­rec­te­ment.  […] »

Lors des deux syno­des sur la famil­le, cer­tai­nes voix se sont éle­vées pour pro­cla­mer que l’Église était un hôpi­tal de cam­pa­gne ou un port de refu­ge.  Mais ce n’est là qu’une des ima­ges de l’Église et c’est loin d’être la plus uti­le ou la plus impor­tan­te, par­ce que l’Église doit plu­tôt mon­trer com­ment ne pas tom­ber mala­de, com­ment évi­ter les nau­fra­ges et c’est là que les dix com­man­de­men­ts sont essen­tiels.  Jésus lui-même a ensei­gné, ‘Si vous gar­dez mes com­man­de­men­ts, vous demeu­re­rez dans mon amour’ (Jean 15, 10). »

Il sem­ble­rait que l’exercice arbi­trai­re et mono­cra­ti­que du pou­voir, sous cou­vert de syno­da­li­té, n’épouse pas tou­jours le con­sen­sus.  C’est même tout le con­trai­re.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Un aver­tis­se­ment

À pro­pos de la let­tre des trei­ze car­di­naux, il est bon de tenir comp­te du fait que le tex­te publié à l’époque sur ce blog était l’original en anglais qui cir­cu­lait par­mi les car­di­naux aux­quels on pro­po­sait de signer.  Avec une dif­fé­ren­ce par rap­port au tex­te qui a été ensui­te remis au Pape, dans lequel n’apparaissaient plus les trois lignes qui aver­tis­sa­ient de se gar­der de repro­dui­re, dans l’Église catho­li­que, « l’effondrement des Églises pro­te­stan­tes libé­ra­les à l’époque moder­ne, accé­lé­ré par le fait qu’elles ont aban­don­né des éléments-clés de la foi et de la pra­ti­que chré­tien­nes au nom de l’adaptation pasto­ra­le ».

Et même en ce qui con­cer­ne les noms des trei­ze signa­tai­res, il y a eu des aju­ste­men­ts.  En fin de comp­te, notre blog avait fini par en public neuf, plus les deux qui ont ensui­te été ren­dus publics par « America », l’hebdomadaire jésui­te de New York.  Soit au total les onze car­di­naux sui­van­ts, par ordre alpha­bé­ti­que : Carlo Caffarra, Thomas C. Collins, Daniel N. Di Nardo, Timothy M. Dolan, Willem J. Eijk, Gerhard L. Müller, Wilfrid Fox Napier, John Njue, George Pell, Robert Sarah, Jorge L. Urosa Savino.

Pour plus de détails :

> Treize car­di­naux ont écrit au pape. Voici la let­tre (12.10.2015)

> La let­tre des trei­ze car­di­naux au pape. Second épi­so­de de l’hi­stoi­re (14.10.2015)

> La let­tre des trei­ze car­di­naux. Un élément-clé anté­rieur (15.10.2015)

 

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Date de publication: 11/01/2021