Ce n’est plus un mystère que derrière le synode sur l’Amazonie, désormais à notre porte, se profile un autre « chemin synodal » beaucoup plus en rupture, celui de l’Allemagne.
Une rupture telle que l’archevêque de Cologne, le cardinal Rainer Maria Woelki n’a pas exclu qu’il pourrait aboutir à un « schisme » au sein de l’Église d’Allemagne et à la naissance d’une « Église nationale allemande » avec une grande autonomie par rapport à Rome.
Et en effet, si l’on analyse son histoire, l’Église d’Allemagne s’est souvent distinguée par son « complexe anti-romain » qui a aujourd’hui retrouvé une nouvelle vigueur et que les responsables de la Conférence épiscopale allemande, avec à leur tête l’archevêque de Munich, le cardinal Reinhard Marx, voudrait étendre à l’Église universelle.
Le cardinal Walter Brandmüller, 90 ans, allemand lui aussi, éminent historien de l’Église et président du Comité pontifical des sciences historiques de 1998 à 2009, a voulu reconstruire l’histoire de ce « particularisme national » typique de l’Église allemande pour en dénoncer le danger « autodestructeur ».
Le cardinal Brandmüller a publié cette leçon cinglante via l’agende catholique autrichienne Kath.Net :
> “Ohne Juda, ohne Rom, bauen wir Germaniens Dom”
Nous en reproduisons ci-dessosu la traduction intégrale
Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso.
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La cathédrale de la Germanie sera construite sans l’aide de Juda et de Rome
par le card. Walter Brandmüller
« Ohne Juda, ohne Rom, bauen wir Germaniens Dom » [La cathédrale de la Germanie sera construite sans l’aide de Juda et de Rome] : ce slogan de l’un des premiers maîtres à penser d’Hitler, George von Schönerer (1842-1921) exprime ce ressentiment germanique qui – en définitive – s’était exprimé lors de la Bataille de la forêt de Teutobourg. La défaite de Rome en l’an 9 de notre ère au cours de cette bataille d’Hermann (la bataille d’Arminius), a fait partie intégrante de la culture « Teutonique » de ces deux derniers siècles.
Il n’est donc pas surprenant que cela ait jeté une étrange lumière sur les relations entre les catholiques allemands et « Rome » – c’est-à-dire de la « Gravamina Nationis Germanicae » contre la « Rome » du début du XVIe siècle jusqu’à celle d’aujourd’hui.
Si nous suivons cette caractéristique, nous en retrouvons des traces au tournant du 19e siècle. Certaines personnes ont alors accusé Rome d’être responsable du déclin de l’« Église impériale » parce qu’elle n’avait pas bougé le petit doigt pour sauver le système des princes-évêques et des abbayes impériales au moment de la chute du Saint Empire Romain – le mythe d’un coup de poignard dans le dos avant la lettre.
C’est donc dans ce contexte – le Congrès de Vienne battait son plein – que l’administrateur diocésain Ignaz Henrich von Wessenberg (Constance) a avancé l’idée d’une Église Nationale d’Allemagne. Une reconstruction sur les ruines qui visait surtout à dépasser le schisme confessionnel et à instaurer la paix entre l’État et l’Église.
C’était donc sur cette base que l’unité politique de la nation aurait dû être construite. Mais von Wessenberg était très loin de la réalité quand il pensait qu’une telle Église nationale serait encore catholique. Quoi qu’il en soit, il exigea un concordat avec le Saint-Siège – probablement inspiré par l’exemple de Napoléon. L’idée de Wassenberg était qu’un primat d’Allemagne soit à la tête d’une Église d’Allemagne en lien distant avec le Centre romain… Cependant, cela resta une idée en l’air.
Il faut cependant bien admettre que ces idées flottaient encore dans les esprits quand elles ressortirent au moment de l’émergence d’un nouveau sentiment de nationalisme allemand autour de l’année révolutionnaire 1848 quand l’Assemblée nationale de Frankfort fut mise en place, la Paulskirchenjahr.
À cette époque, le Professeur Ignaz von Döllinger – qui jouissait déjà d’une grande aura de respectabilité alors qu’il n’était âgé que de 50 ans – déclara : « La plus grande partie des Catholiques qui, dans leur appréciation de la nationalité Allemande, ont souhaité une Église nationale ne sont en rien entrés en contraction avec l’Église catholique ». Cependant, en disant cela cet historien de l’Église de Munich avait négligé le phénomène fulgurant du « Catholicisme allemand » – ou peut-être l’avait-il ignoré intentionnellement – qui troublait le paysage religieux à cette époque.
Il y avait alors deux prêtres – Ronge et Gersky – qui s’opposaient en matière de de foi et de célibat mais qui fondèrent, en protestation contre le « Pèlerinage de la Sainte Tunique » à Trèves en 1844, leur « Église allemande-catholique ». Leur initiative rencontra un grand soutien au Nord et à l’Ouest de l’Empire.
« Ah ! Je tremble que nous soyons si proches ! Mais c’est terminé à présent. Le grand succès est arrivé, nous avons achevé le progrès du siècle. Déjà, le génie de l’Allemagne tend la main vers la couronne du triomphe et Rome doit tomber ! ». Voilà comment parlait Johannes Ronge.
En fait, ce n’est pas Rome qui est tombée. Vers les années 1860 déjà, plus personne ne parlait de lui. Le fait que ses idées aient rencontré quelque succès n’était pas seulement du à l’influence persistante des Lumières mais surtout au sentiment nationaliste qui était en train d’émerger de l’époque Romantique, avec sa fascination pour le Moyen Âge, qui mettait également en évidence l’unité religieuse brisée de l’Allemagne. Retrouver cette unité semblait représenter un objectif qui en valait la peine : une seule nation allemande, une seule Église nationale allemande.
Ces idées survécurent çà et là, jusqu’à ce que le Kulturkampf de Bismarck n’engendre un tout nouveau contexte. La conception hégélienne de l’État ne pouvait souffrir « l’élément étranger, l’Église Catholique » et il eut donc recourt à la force. Dans ce contexte qui menaçait la vie du catholicisme allemand – des évêques étaient emprisonnés ou expulsés, des centaines de prêtres démis de leurs fonctions et emprisonnés eux aussi – les catholiques allemands se rallièrent à Rome, autour du Pape, comme un seul homme – les catholiques restés trop fidèles à l’État réalisèrent bientôt que leur « Église » faisait à présent partie de l’Église (schismatique) Vieille-Catholique.
Et en effet cet l’ultramontanisme – dont les partisans ont toujours insisté sur l’universalité de l’Église et sur sa loyauté envers l’État tout en rejetant clairement toute forme de nationalisme et en particulier le nationalisme prussien –porta ses fruits : un renouveau impressionnant de la piété populaire, une loyauté envers la foi catholique, envers les évêques et envers ce Pape qu’ils chérissaient tant – il s’agissait alors Pie IX.
Pour le dire autrement, la conscience d’appartenir à l’Église de Jésus Christ qui s’étendait dans le monde entier ne laissait pas beaucoup de place à une pensée ecclésiale nationaliste.
C’est alors que survint une rechute – avec de sérieuses conséquences pour la théologie allemande – que l’on peut observer dans le comportement de certains évêques allemands et intellectuels catholiques lors de la crise moderniste du tournant du 20e siècle. Le courant philosophique de l’idéalisme allemand – qui se base sur la conscience humaine – et sa connexion avec la pensée évolutionniste a eu pour résultat que la religion fut considérée comme étant un produit du tréfonds de l’âme humaine se développant d’un stade au niveau supérieur au fil de l’évolution et que donc la religion était sujette au changement. D’un point de vue contemporain, on pourrait considérer que certaines actions de la part de « Rome » ces années-là ont été trop rigides mais on ne peut pas mettre en doute le danger que ces idées – que l’on résume justement aujourd’hui sous l’appellation de « Modernisme » – étaient bel et bien en train de saper les fondements de la foi.
Le fait que Pie X ait alors tiré le frein de secours dans cette situation en exigeant des professeurs de théologie qu’ils prêtent serment contre le Modernisme ne devrait donc pas être interprété comme une expression « d’alarmisme romain » inutile et ridicule. Nous devrions au contraire nous étonner que les professeurs de théologie allemands ont été les seuls à être exemptés de remplir cette exigence. Ils craignaient pour leur liberté d’enseignement et de recherche dont la perte les aurait exposés au dédain du monde académique.
Il s’agissait donc bien d’un « Sonderweg » allemand, de chemins séparés. C’est en partie à cause du déclenchement de la première guerre mondiale et, dans la foulée, à la montée du « Troisième Reich » et à la victoire du national-socialisme qu’un débat fondamental avec la théologie allemande sur le modernisme n’a jamais eu lieu. Mais après la catastrophe et le redressement de l’Allemagne à l’aube du concile Vatican II, le problème du modernisme a refait surface avec une intensité renouvelée.
On serait tenté de penser qu’en annonçant le concile, Jean XXIII ait ouvert la « boîte de Pandore » allemande. Ce feu qui couvait sous les cendres depuis la crise non résolue du Modernisme éclatait à présent bruyamment au grand jour, avec une force et une virulence renouvelées. La Convention Allemande Catholique qui s’ouvrit ensuite en 1968 devint le théâtres de critiques enragées et vulgaires contre l’encyclique Humanae Vitae de Paul VII dont le caractère prophétique est de plus en plus reconnu aujourd’hui.
La même année, la Conférence des évêques allemands essaya de calmer les choses en relativisant l’interdiction de la contraception artificielle de l’encyclique. Cela ne rencontra qu’un succès superficiel : le cardinal Döpfner qui présidait la Conférence Ouest-Allemande, ne transmit pas aux participants – et donc détourna – des lettres du cardinal Bengsch qui, au nom des évêques de l’Allemagne de l’Est, appelait à défendre l’encyclique. Un acte incroyable !
Nous en arrivons donc à la « déclaration de Königstein » qui laisse la décision de recourir ou pas des pratiques ou des moyens contraceptifs à la conscience des époux. Aucun des papes suivants n’a pu obtenir la rectification des décisions des évêques allemands de l’époque. L’épiscopat allemand résista obstinément au magistère papal.
C’est donc dans cette atmosphère anti-romaine que ne tarda pas à émerger, dans les années 1971-1975, le « Synode ordinaire des diocèses allemands ». Ce dernier rompait totalement avec la tradition synodale de l’Église, aussi bien par ses statuts que par son agenda, parce qu’il donnait une même voix aux laïcs qui comptaient autant de membres au synode que les évêques et les prêtres. Avec une telle décision, les conflits devinrent inévitables. Nous pouvons ici nous rappeler les débats au sujet de l’homélie confiée aux laïcs. Le professeur Joseph Ratzinger et monseigneur Karl Forster – qui était alors secrétaire de la Conférence épiscopale – quittèrent le synode sous les protestations.
Enfin, on se rappellera aussi la Déclaration de Cologne de 1989, « Contre la privation du droit de décider (Entmündigung) en faveur d’une catholicité ouverte », signée par 200 théologiens. Il s’agissait avant tout d’une protestation contre la nomination du cardinal Meisner comme évêque de Cologne mais celle-ci se retourna ensuite contre le Magistère de « Rome » en tant que tel.
Jean-Paul II rencontra une résistance encore plus grande quand il interdit aux centres de planning familial de l’Église catholique de délivrer ce « certificat de consultation » qui était requis par la loi pour avorter, et qui constituait donc de facto une peine de mort pour l’enfant à naître.
Il n’est pas possible de comprendre aujourd’hui la force et l’insistance de la résistance contre Rome de la part de la plupart des évêques allemands, en particulier du cardinal Lehmann et de l’évêque Kamphaus. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que l’on se décida d’obéir au Pape. Toutefois, la résistance subsista et mena à la création de l’association Donum Vitae – un nom pour le moins cynique – qui continua de délivrer les certificats de consultation.
Si l’on ajoute ensuite le Referendum de l’Église et la constitution de groupes de protestation tels que « We Are Church » ainsi que le déclin des anciennes organisations catholiques autrefois fidèles – sans oublier l’infiltration marxiste de l’Association de la Jeunesse Catholique Allemande – on comprend l’amplitude de ce mouvement centrifuge par lequel le « Catholicisme National » (contradictio in terminis s’il en est une) s’est distancié de la Rome de Pie XII après la seconde guerre mondiale. Cette Rome-là fut pourtant la seule autorité internationale qui tendit la main à l’Allemagne en ruines qui venait re rejoindre le concert des nations libres.
Et pourtant, aujourd’hui, « l’Église allemande » – la Conférence des évêques allemands – tente d’influencer l’Église universelle. Ces vers d’Emanuel Geibel tirés du poème intitulé « La Vocation de l’Allemagne » l’illustrent très à propos : « … c’est alors en vain que de Rome, le pécheur lance ses filets… et pour une fois le monde ne pourrait-il pas être sauvé par l’esprit Allemand ? ». On pourrait faire le parallèle avec la réponse du Président de la Conférence épiscopale allemande dans sa lettre au Cardinal Ouellet du 12 septembre 2019.
Cela fait longtemps que ces prétentions ne sont plus justifiées par des avancées significatives de la théologie allemande. Celle-ci manque aujourd’hui cruellement –à part quelques remarquables exceptions – de grands noms, comme il en existait à l’époque du second concile du Vatican et qui firent la renommée internationale de la théologie allemande. Aujourd’hui, le catholicisme allemand se caractérise beaucoup moins par sa vitalité religieuse et les statistiques enregistrent un déclin permanent de la pratique religieuse, du recours au sacrements, des vocations, etc.
On ne peut désormais plus l’ignorer : le spectre d’une Église nationale allemande se profile de plus en plus. Au milieu du XIXe siècle déjà, certaines personnes rêvaient d’un concile national qui – et c’était déjà l’idée – restaurerait l’unité de la nation au niveau religieux. Mais même si de telles idées restèrent de simples rêves, le repli nationaliste de ce qui restait du catholicisme allemand dans une église nationale pratiquement sans aucun lien avec Rome serait certainement le meilleur chemin vers le déclin final.
On est alors en droit de se demander ce qu’il reste encore d’« Église » si c’est la nation et l’État qui sont les véritables éléments structurants et le point de référence pour l’Église.
Aujourd’hui, dans les pays scandinaves, il y a des Églises étatiques qui ont abandonné depuis longtemps le Credo apostolique. Dans l’Église d’Angleterre, la Reine est à la tête de l’Église et le « Premier ministre » nomme les évêques. On conserve un rituel très esthétique et chacun croit ce qu’il veut. On peut également observer la même connexion étroite avec l’État dans les Églises « autocéphales » des zones de culture byzantine.
Cependant, face à ces modèles « d’Église » ou à d’autres modèles similaires, il faut garder à l’esprit le simple fait que Jésus Christ parle de Son Église au singulier. Son apôtre Paul, qui appelle l’Église le Corps – unique, bien entendu – du Christ, a fait pareil.
Il est donc pratiquement absurde, à une époque où le monde tout entier parle de mondialisation, qu’émerge au sein de l’Église de tels particularismes nationaux autodestructeurs. Cette tentative de provoquer un « Sonderweg » allemand doit à présent être comprise à la lumière de ces réflexions.
Le 1 octobre 2019
https://www.kath.net/news/69262