Analyse.  Pourquoi la mémoire de Franco met à l’épreuve l’Occident et l’Église

Je reçois et je publie, avec une apo­stil­le fina­le.  L’auteur, un ancien pro­fes­seur de socio­lo­gie de la reli­gion à l’Université de Florence qui est phi­lo­so­phe et histo­rien de for­ma­tion, est depuis des années bien con­nu et appré­cié par les lec­teurs de Settimo Cielo.

Un arti­cle de Sandro Magister, vati­ca­ni­ste à L’Espresso.

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À propos de l’exhumation du corps de Franco

de Pietro De Marco

Je pen­se qu’échappe, en par­ti­cu­lier à de nom­breux espa­gnols, le sens de l’exhu­ma­tion du corps de Francisco Franco du mau­so­lée du Valle de los Caídos et le con­tex­te éthi­que public pro­fond dans lequel il se dérou­le.  Cet évé­ne­ment pré­sup­po­se et, de ce fait, aggra­ve l’oubli de la com­ple­xi­té tra­gi­que, et de la leçon humai­ne, de la Guerre Civile d’Espagne, de ses pré­mi­ces à la lon­gue paix civi­le qui l’a sui­vie, vou­lue par le Général et, para­do­xa­le­ment, qu’on lui doit éga­le­ment.  Une paix chè­re­ment payée par nom­breu­ses vic­ti­mes, cer­tes, mais une paix après une guer­re fra­tri­ci­de.

Cette exhu­ma­tion est la con­sé­quen­ce d’une « recon­struc­tion » civi­le post-franquiste sinon de l’histoire elle-même, à tout le moins de sa per­ti­nen­ce et de sa sacra­li­té et des ensei­gne­men­ts idéo­lo­gi­ques « démo­cra­ti­ques ».  Malheureusement, les recon­struc­tions de la démo­cra­tie, bien que néces­sai­res à la liber­té, déva­stent les nations et nous devrions être davan­ta­ge con­scien­ts du fait, qu’en tant que démo­cra­tes, nous avons pré­fé­ré ces déva­sta­tions à la pri­va­tion de nos liber­tés et de nos droi­ts.  Nous serions d’autant plus vigi­lan­ts.

Ceux qui ont lu « Así empie­za lo malo » (2014), paru en fra­nçais chez Gallimard sous le titre de « Si rude soit le début », rédi­gé par Javier Marías, de la géné­ra­tion 1951, un auteur pour­tant bien infor­mé, se retrou­ve con­fron­té à un élan de mémoi­re revan­chard, à un para­dig­me du pas­sé sim­pli­fié de façon éton­nan­te pour un Espagnol ; un para­dig­me qui ne dou­te de rien et ce n’est donc pas un hasard s’il se retrou­ve dans un roman récent.  Nous n’en serions pas sur­pris en Italie où l’on règle enco­re ses comp­tes avec cet­te rhé­to­ri­que « anti­fa­sci­ste » péremp­toi­re qui enva­hit aujourd’hui la lit­té­ra­tu­re et la pla­ce publi­que.  Mais en Espagne, c’est plu­tôt le con­trai­re.  L’Espagne con­tem­po­rai­ne s’est éloi­gnée de la con­scien­ce, enco­re vive dans les années 70, d’avoir lais­sé der­riè­re elle un dra­me dont les vain­queurs et les vain­cus sont sor­tis avec le sou­ve­nir d’un héroï­sme macu­lé de trop de sang inno­cent répan­du de façon par trop absur­de.  Non sans ana­lo­gie avec notre plus peti­te guer­re civi­le de 1943–1943 dont nous avons enco­re con­scien­ce à l’heure actuel­le.

Et dans cet­te per­te de con­scien­ce tra­gi­que, l’Espagne elle-même se retrou­ve spi­ri­tuel­le­ment sou­mi­se à l’activisme idéo­lo­gi­que du PSOE (Parti socia­li­ste ouvrier espa­gnol) et aux extré­mi­stes de salon alliés à la sous-culture anti­clé­ri­ca­le.  Ils vou­dra­ient, quatre-vingt ans plus tard, célé­brer leurs pro­cès poli­ti­ques (con­tre des fan­tô­mes) et leurs épu­ra­tions posthu­mes, refai­re à distan­ce ce que l’Italie a con­nu en 1945–46.  Mais en Italie, ces règle­men­ts de comp­te susci­tent aujourd’hui sur­tout l’horreur et la hon­te.  Ce ne sont pas des cho­ses qu’il con­vient de réi­té­rer à des fins poli­ti­ques, même s’il ne s’agit que d’actes sym­bo­li­ques.

En lisant la pres­se et les essais de ces der­niè­res années sur le mau­so­lée monu­men­tal du Valle de los Caídos (inau­gu­ré en 1959, vingt ans après la fin du con­flit, dans l’historique Guadarrama) on com­prend mieux com­ment la pro­fa­na­tion en cours, mar­quée par l’exhumation du corps de Franco, a été pro­vo­quée par la mémoi­re tron­quée d’historiens et d’idéologues dont l’apathie post-moderne a obscur­ci l’idée, et la plau­si­bi­li­té même, de ce qu’est com­bat­tre les armes à la main pour une cau­se.

En géné­ral, dans le discours démo­cra­ti­que, il y n’y a que les vic­ti­mes, les « nôtres », et les bour­reaux, les « autres », pui­sque les « nôtres » ne peu­vent pas être des bour­reaux, tout au plus des justi­ciers ver­tueux.  C’est ain­si qu’idéalement, les autres devra­ient être tous jetés hors du sanc­tuai­re.  Même la der­niè­re géné­ra­tion d’évêques espa­gnols sem­ble évo­luer dans la sim­pli­fi­ca­tion de ce brouil­lard sub­til dans laquel­le les mar­tyrs catho­li­ques de la Guerre Civile ne sont plus visi­bles, s’ils sont visi­bles ils sont mécon­nais­sa­bles et s’ils sont recon­nais­sa­bles ils sont embar­ras­san­ts ; et con­sti­tuent peut-être même une « héré­di­té mau­di­te » com­me pour les par­tis poli­ti­ques.  Il n’en allait pas de même pour Jean-Paul II qui pro­mut fer­me­ment des cano­ni­sa­tions que même le Pape François a pour­sui­vies.

Et pour­tant, tous sava­ient.  Au cœur d’un con­flit tra­gi­que sur les valeurs ulti­mes, c’est-à-dire l’essence d’une guer­re civi­le, ces mar­tyrs ont été mas­sa­crés par le camp des « bons » et trou­vè­rent en Franco la per­son­ne qui évi­ta que les mar­tyrs catho­li­ques ne se mul­ti­plient et que l’Église espa­gno­le ne subis­se le même sort que cel­le des pays socia­li­stes.  Les mar­tyrs étaient-ils dans le camp des méchan­ts ?  Pourquoi les bol­ché­vi­ques et les anar­chi­stes, cha­cun pour leur part, seraient-ils, eux, dans le camp des gen­tils ?  Au nom de quel­le erreur de juge­ment historico-politique peut-on aujourd’hui adop­ter un tel point de vue ?

S’il fal­lait ensui­te repla­cer les espé­ran­ces col­lec­ti­ves des années Trente dans le con­tex­te de la révo­lu­tion com­mu­ni­ste et de l’URSS, il fau­drait tout autant repla­cer dans son con­tex­te la déci­sion, et donc la sain­te­té, de ceux qui s’y sont oppo­sé et le sérieux poli­ti­que de ceux qui se sont insur­gé en 1936 con­tre un simu­la­cre de léga­li­té et un État lar­vai­re en pro­ie à la sub­ver­sion.  La légi­ti­mi­té de « l’alziamiento » con­sti­tue le thè­me dont j’ai tou­jours vou­lu par­ler avec séré­ni­té.   On peut le défen­dre avec les meil­leu­res rai­sons du mon­de, meil­leu­res que cel­les qui, à gau­che, célè­brent l’insurrection armée pour la pri­se du pou­voir en 1934 dans les Asturies.  Il est frap­pant qu’aujourd’hui « l’alziamiento » fran­qui­ste sem­ble « natu­rel­le­ment » illé­gi­ti­me, com­me on l’a dit récem­ment dans une émis­sion à la télé­vi­sion ita­lien­ne.  Ce n’est pos­si­ble que si l’on oublie la com­ple­xi­té du pas­sé, sans par­ler de la que­stion du mal dans l’histoire.  L’oubli d’un pas­sé où les héros, les mon­stres et les vic­ti­mes sont par­tout, d’un pas­sé sur lequel il est dif­fi­ci­le de réflé­chir ; d’un pas­sé inac­cep­ta­ble pour l’endoctrinement pro­gres­si­ste de la con­scien­ce publi­que.

Même le sym­bo­le reli­gieux uni­fi­ca­teur du mau­so­lée du Valle sem­ble aujourd’hui tout juste tolé­ré.  En effet, il n’est pas seu­le­ment l’expression du sacré civil mais il s’agit d’un monu­ment expli­ci­te­ment catho­li­que, avec sa gran­de égli­se de la Sainte-Croix flan­quée d’œuvres d’art sacré, son mona­stè­re ; et il ne pou­vait en être autre­ment pui­sque le par­don se trou­ve au pied de la croix, et que l’immense cru­ci­fix y invi­te les hom­mes, si peu enclins à par­don­ner par eux-mêmes.  La gran­de Pietà qui sur­plom­be le por­tail de la basi­li­que est aus­si un via­ti­que expli­ci­te.  Dans le sanc­tuai­re, cha­que cho­se est insé­pa­ra­ble du reste, pour autant que cela ait enco­re en sens.  Les morts sont insé­pa­ra­bles de l’édifice et ce der­nier est insé­pa­ra­bles des morts, qui sont peut-être au nom­bre de cin­quan­te mil­le.  Même la tom­be de Franco, à même la ter­re, sous une sim­ple dal­le, près du maître-autel, dans la pénom­bre un peu lugu­bre de la gran­de nef, était insé­pa­ra­ble du reste.  Le Valle de los Caídos n’est pas loin de l’Escurial.

Seul un post-modernisme civil éga­ré en quê­te de digni­fi­ca­tion pour­rait vou­loir qu’on aban­don­ne et qu’on démo­lis­se un com­ple­xe à la fois reli­gieux et civil d’une tel­le for­ce et d’une tel­le humi­li­té.  Ainsi, Francisco Franco, qui n’était pas un hom­me de par­don en 1940 quand s’ouvrit le chan­tier mais qui fut un acteur de cet­te paci­fi­ca­tion (auto­ri­tai­re, cer­tes) dont jouis­sent aujourd’hui les espa­gnols, est sacri­fié, c’est-à-dire dis­si­mu­lé et nor­ma­li­sé, der­riè­re une « nou­vel­le » paci­fi­ca­tion ver­beu­se et revan­char­de.  Je me deman­de et je deman­de­rai à des amis espa­gnols, qui ont cer­tai­ne­ment autre cho­se à fai­re, s’ils en sont bien con­scien­ts.

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[En ce qui con­cer­ne la posi­tion du Saint-Siège, on peut con­sul­ter sur Vatican News les décla­ra­tions du car­di­nal secré­tai­re d’État, du non­ce en Espagne et du direc­teur de la sal­le de pres­se du Vatican. — NdR]

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Une apostille

(p.d.m.) Cette réfle­xion sur Franco n’est pas le fruit du hasard.  Il s’agit d’un long com­bat que je mène depuis long­temps – avec Kojève, Voegelin et Besançon – con­tre la déca­den­ce sen­ti­men­ta­li­ste de l’Occident, c’est-à-dire con­tre cet­te postu­re d’ouverture bien­veil­lan­te et de com­pré­hen­sion pour tou­tes les posi­tions qui est inca­pa­ble de dépas­ser le sta­de de pon­cifs mora­li­sa­teurs, suscep­ti­ble de ne pro­dui­re, face aux pro­blè­mes, que des com­pro­mis théo­ri­que­ment et poli­ti­que­ment con­fus, de bas éta­ge.

L’excès de bons sen­ti­men­ts, sug­ge­stifs mais non-concluants, que nous appe­lons angé­li­sme, est un réa­li­té une con­cep­tion du mon­de dans laquel­le domi­ne depuis des décen­nies non pas la cha­ri­té mais l’humanitarisme et la non-violence, aujourd’hui asso­ciés à tous les com­ba­ts pour les droi­ts indi­vi­duels, les sta­tu­ts et les options éthi­ques et anth­ro­po­lo­gi­ques, quels qu’ils soient, con­tre les systè­mes et les sanc­tions.  Même les per­spec­ti­ves eutha­na­si­ques en font par­tie, et même les éthi­ques de la bon­ne vie (con­tre cel­le du devoir), à ten­dan­ce hédo­ni­ste, con­ver­gent sur ce point.

La chri­sto­lo­gie qui s’oppose à la théo­lo­gie du sacri­fi­ce rédemp­teur fait par­tie de ce déclin « non-violent » du chri­stia­ni­sme occi­den­tal, de ce mou­ve­ment de fal­si­fi­ca­tion pro­gres­si­ve de l’Ancien et du Nouveau Testament.  Aujourd’hui, tout cela se pro­duit par peur de devoir affron­ter les visions et les sen­si­bi­li­tés huma­ni­tai­res de la cul­tu­re des non-croyants « illu­mi­ni­stes » qui les juge.  On devrait, com­me on l’a fait jusqu’au Concile Vatican II, affron­ter et expli­quer, en pro­fon­deur, la pro­fon­deur du mystè­re de Dieu et du mal.  Sur la voie de l’angélisme – en tant qu’idéologie du pro­ces­sus entro­pi­que de l’humanité vers la paix et la tran­quil­li­té, qui est une fin en lui-même – le catho­li­ci­sme adop­te jusqu’en son sein le plus pro­fond, sans s’en ren­dre comp­te, les déri­ves huma­ni­tai­res, socia­li­stes, néo-bouddhiques et néo-chrétiennes du XIXe siè­cle et du paci­fi­sme plus récent.  Le Pape François en fait déjà par­tie.

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Date de publication: 5/11/2019