Ce n’est pas un mystère que le Pape François n’ait que fort peu de sympathie pour ces mouvement ecclésiaux – des focolari au chemin néocatéchuménal, des légionnaires du Christ aux charismatiques – pour lesquels Jean-Paul II avait en revanche beaucoup d’affection. Pour preuve, le décret du 3 juin dernier imposant des limites de temps très strictes au mandat de leurs responsables, allant dans certain cas jusqu’à les décapiter dans les faits.
Le silence avec lequel ces mouvements ont accueilli ce décret laisse deviner à quel point ils ne l’ont pas digéré. Il faut cependant avouer que ces dernières années, on a trop souvent assisté à des « formes d’appropriation du charisme, de personnalisme, de centralisation des fonctions, ainsi que des expressions d’autoréférentialité », comme le précise la note explicative qui accompagne le décret.
Le nombre des « scandales » qui ont marqué plusieurs mouvements, souvent causés par les fondateurs eux-mêmes, est aujourd’hui tellement élevé qu’il fait dire à un observateur aguerri de la vie de l’Église tel que Leonardo Lugaresi, expert des premiers siècles chrétiens, que « nous nous trouvons face à un phénomène complexe, inquiétant et à certains égards mystérieux, que nous pourrions qualifier de crise des charismes. »
Dans l’un de ses récents articles, le professeur Lugaresi a analysé la nature profonde de cette crise. Et il l’a mise en évidence dans cette tension polaire, typique du christianisme, entre l’universalité de l’amour de Dieu pour les hommes et le « mystère de l’élection » de la part de Dieu d’une personne individuelle, ou d’un peuple individuel, à travers lequel son amour salvifique parvient à tous.
En la personne de Jésus, vrai Dieu et vrai homme, cette tension polaire se résout dans « le plus vertigineux des mystères ». Mais ce qui est valable pour Jésus, et pour lui seul, « ne vaut pour aucun de ses disciples ». Chacun a sa propre « personnalité » qui n’est pas toujours en mesure de se faire transparente au « charisme » donné par l’Esprit. Et c’est « peut-être la preuve que ce que l’Église est en train de traverser, avec la crise de charismes, est une secousse salutaire pour purifier et rectifier notre conscience de ce don. »
Mais attention, Lugaresi nous avertit que « dans la situation ecclésiale actuelle, le problème de la personnalité semble concerner également l’institution Église elle-même, c’est-à-dire précisément ce pôle qui devrait demeurer, par sa nature, en tension bénéfique avec les charismes personnels ».
Et cela vaut aussi pour le Pape, parce que « dans l’Église, depuis un certain temps, on assiste à un processus que nous pourrions qualifier de personnalisation de la papauté », un phénomène que beaucoup « considèrent providentiel » mais dont « on perçoit mieux aujourd’hui les aspects négatifs également ».
Lugaresi l’écrit et l’explique dans la dernière partie de son essai que nous reproduisons ci-dessous.
Mais nous suggérons de le lire en entier, sur cette autre page de Settimo Cielo :
> Il problema della personalità nella Chiesa. Il papa e i movimenti
On ne manquera pas de lire le dernier livre du même autour, sorti en 2020 mais auquel il faisait déjà allusion en 2018 dans un essai retranscrit sur Settimo Cielo, sur le christianisme des premiers siècles pris en exemple pour les chrétiens d’aujourd’hui, qui forment une minorité dans un Occident sécularisé :
> “Vivere da cristiani in un mondo non cristiano”
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Quand tout le monde croit connaître le Pape
de Leonardo Lugaresi
Au sein de l’Église, on assiste depuis un certain temps à un processus que nous pourrions qualifier de personnalisation de la papauté. Par cette expression, j’entends le fait que dans la perception des fidèles, mais aussi dans le style d’exercice de l’autorité papale, certains éléments propres à la personnalité de celui qui en est le titulaire « pro tempore » sont mis en avant, par rapport à son poids institutionnel qui en revanche fait abstraction de la personne qui, à tour de rôle, la porte sur ses épaules.
Pour le dire plus simplement, cela signifie que désormais, pour la quasi-totalité d’entre nous, François, ou Benoît, ou Jean-Paul, et ainsi de suite, comptent bien plus que la fonction du pape en tant que telle. Il serait très intéressant d’étudier historiquement les phases d’un tel processus, qu’il convient de distinguer de l’analyse du développement institutionnel de la papauté, qui a quant à elle été déjà bien approfondie au point de vue historiographique. […]
J’oserais avancer l’hypothèse qu’une des premières étapes d’une telle évolution personnaliste vers le pape « perçu », reléguant toujours davantage dans l’ombre le pape réel, se soient déroulées autour de la figure de Pie IX. Et ce n’est pas un hasard si saint Giovanni Bosco (qui voyait clair) enjoignait à ses partisans de ne jamais crier « Vive Pie XI » mais plutôt « Vive le Pape ! »
Il est probable que le pontificat de Pie XII ait été une période déterminante dans l’évolution personnaliste de la papauté. Ce n’est pas pour rien qu’en 1942, un célèbre documentaire a consacré au « Pastor angelicus » dont la vision, sous l’angle qui nous intéresse, est très instructive. Le recentrage de l’Église sur la figure du Pape aura été un trait caractéristique de ce pontificat et l’objection que dans ce cas précis, la personne d’Eugenio Pacelli s’est fondue dans le rôle institutionnel et pas l’inverse ne tient que jusqu’à un certain point parce que quoi qu’il en soit, même dans cette forme qui apparemment la niait, la transcendait et la sacralisait, c’était toujours la personnalité qui était mise au premier plan.
La perception du pontificat de Jean XXIII, dans le sentiment populaire général, a essentiellement été déterminée par la personnalité du « papa buono » (comme on le dit, avec une formule inédite sur l’opportunité de laquelle il y aurait beaucoup à dire), qui a depuis lors largement pris le pas sur tous les autres aspects de son gouvernement.
Par la suite, sous le pontificat de Jean-Paul II, le processus de personnalisation – cette fois fondé platement et sans complexe sur la gigantesque personnalité humaine de Karol Wojtyla, fascinante et irrésistible pour beaucoup d’entre nous – a fait des pas de géant, avec des effets probablement irréversibles ou très difficilement réversibles.
Dans tout cela, le phénomène plus général de médiatisation de l’expérience qui nous implique tous de la même manière, au sein de l’Église comme en dehors, a joué un rôle fondamental. Mais je ne sais pas s’il a déjà été suffisamment étudié et compris précisément dans son influence sur l’histoire de l’Église du XXe et du XXIe siècle.
Dans la société actuelle du spectacle, la tension physiologique entre la dimension institutionnelle de l’autorité et la personnalité du sujet qui l’exerce « pro tempore » qui a toujours existé, a été magnifiée (et en partie déformée) par le système de communication des médias qui exalte, amplifie et déforme la personnalité du leader pour le faire apparaître illusoirement proche du peuple et familier, projetant son ombre sur l’écran de la représentation publique au moins d’occulter sa fonction institutionnelle. Tout le monde pense le connaître, et même lui être en quelque sorte familier, parce qu’on l’a vu une infinité de fois à l’écran mais surtout parce qu’on l’a entendu parler et agir selon un style communicatif justement pensé pour donner – à distance ! – l’impression qu’il s’adresse à chacun de nous, comme dans une relation d’étroite proximité.
À une certaine époque, qui pouvait affirmer « connaître le Pape », sinon les habitants de Rome ? Pour tous les autres, dans l’écoumène catholique, le pape régnant était à peine plus qu’un nom. Ses actes de gouvernement et de magistère passaient presque exclusivement à travers les institutions périphériques de l’Église, par une voie strictement hiérarchique : du pape aux évêques, des évêques aux curés et de ces derniers aux fidèles.
Aujourd’hui, au contraire, il y a de plus en plus de chrétiens qui ne savent peut-être même plus qui est leur curé mais qui connaissent très bien (ou croient connaître) le pape. L’idée d’un pape « curé du monde » prend de plus en plus de place : il suffit de penser, en ce sens, à l’impact des messes quotidiennes de François à Sainte-Marthe pendant les longs mois de suspension de la liturgie à cause de la pandémie.
Pourquoi donc n’avancerais-je pas la thèse que cela constitue, outre une indéniable opportunité pastorale, également un problème pour l’Église ? Parce que, comme on l’a dit, la personnalité – toute personnalité ! – dans sa fonction d’instrument pour la transmission de l’annonce chrétienne (c’est-à-dire de vase d’argile qui renferme un trésor, selon la métaphore intemporelle de saint Paul) ne peut que constituer une aide pour certains et un obstacle (ou à tout le moins ne pas aider) pour d’autres.
Si donc on se réfère aux personnalités charismatiques qui dirigent les divers mouvements ecclésiaux, cette donnée est contrebalancée par la liberté intrinsèque de chaque baptisé d’adhérer ou pas au type d’appel lancé par chacun de ces mouvements ; et les « nombreuses demeures » des divers charismes que l’Esprit ne cesse de susciter dans l’Église permettent à tous ceux qui le veulent de trouver celle qui correspond le mieux à leur propre personnalité.
En ce qui concerne l’Église institutionnelle, en revanche, la question est plus compliquée parce que d’un côté ses structures hiérarchiques concernent et gouvernent tout le monde et que personne ne peut impunément se prétendre en-dehors, tandis que de l’autre côté, elle est bien obligée de s’incarner dans des personnes qui ont chacune leur propre personnalité.
Si le rapport entre « personnalité institutionnelle » et institution n’est pas réglé dans la plus grande authenticité chrétienne et avec la plus grande rigueur méthodologique, il est inévitable que des problèmes, même graves, finissent par surgir.
Tant que l’on s’en tient aux niveaux inférieurs et intermédiaires, l’inconvénient constitué par une personnalité qui occulte de manière non positive pour la foi des autres sa propre fonction institutionnelle peut être résolu de manière relativement simple, en vertu de la liberté reconnue aux fidèles. Si, par exemple, la personnalité débordante de mon curé ne constitue pas une aide mais un obstacle sur mon chemin de foi, rien ne m’empêche de changer de paroisse.
Mais quand il s’agit du Pape, bien entendu, cela ne fonctionne plus parce qu’il n’y a qu’un seul pape (même aujourd’hui, quoi qu’en disent certaines personnes mal informées) et qu’il vaut pour tout le monde. Qu’il ait, comme tout un chacun, une personnalité, c’est bien naturel. Mais quand, dans l’exercice concret du ministère pétrinien, ces cent-cinquante dernières années, et pour une série de raisons qu’il n’est pas possible d’approfondir ici, le poids de la personnalité du Pape prend de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir prédominant comme aujourd’hui, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un bien.
Dans le cas du pape, l’excès de personnalité, si je puis m’exprimer ainsi, peut constituer un facteur de division jusqu’à finir, paradoxalement, par contredire l’une des raisons d’être fondamentales du ministère de Pierre, à savoir le maintien de l’unité.
Mais je m’arrête ici, parce que je ne prétends pas être certain d’être en mesure d’épuiser un problème aussi délicat et aussi complexe. Je me limiterai donc à le poser, en avançant la thèse qu’il faille protéger le « munus » pétrinien du risque de la personnalisation, en corrigeant, autant que faire se peut, une tendance remontant à plusieurs décennies, que beaucoup d’entre nous ont considéré comme providentielle par le passé, n’en voyant que les aspects positifs mais dont on perçoit mieux aujourd’hui les aspects négatifs également.
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur ce site en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.