Sur l’euthanasie et le « gender », l’Église catholique s’entend mieux avec les Juifs qu’en son propre sein

On n’en a pre­sque pas par­lé mais la décla­ra­tion con­join­te de l’Église catho­li­que et du Grand rab­bi­nat d’Israël émi­se en mai à Jérusalem sur « ce qui est inter­dit, auto­ri­sé, obli­ga­toi­re » avec les mala­des en fin de vie a con­fir­mé que les deux tra­di­tions reli­gieu­ses con­ti­nuent à être soli­dai­res dans leur sou­ci de demeu­rer fer­mes con­tre l’euthanasie.

À l’époque actuel­le, il en faut du cou­ra­ge pour sou­te­nir que « tout ce qui est tech­ni­que­ment réa­li­sa­ble n’est pas for­cé­ment éthi­que ». La pres­sion de la cul­tu­re domi­nan­te pour abat­tre tou­te rési­stan­ce est très for­te. Et pour­tant, aucu­ne des deux par­ties n’a fait mine de vou­loir inflé­chir le moins du mon­de ses pré­cé­den­tes pri­ses de posi­tion, y com­pris cel­le qui avait été défi­nie com­me « histo­ri­que » en 2019 « des trois reli­gions abra­ha­mi­ques », islam y com­pris, con­tre « l’euthanasie acti­ve et le sui­ci­de médi­ca­le­ment assi­sté ».

Les délé­ga­tions qui ont signé en mai der­nier la décla­ra­tion con­join­te éta­ient pré­si­dées, côté catho­li­que, par le car­di­nal Kurt Koch et, côté juif, par le grand rab­bin Rasson Arussi.

Le prin­ci­pe fon­da­men­tal qui impo­se le refus de l’euthanasie est pour les deux par­ties la réfé­ren­ce à Dieu « créa­teur et sei­gneur de tou­te vie », créée « selon l’image divi­ne » et donc non suscep­ti­ble d’être sou­mi­se, en ce qui con­cer­ne sa valeur et sa durée, à la domi­na­tion de quel­que per­son­ne ou grou­pe humain que ce soit.

En revan­che, décou­le de ce même prin­ci­pe fon­da­men­tal « l’importance des soins pal­lia­tifs et de déployer tous les efforts pos­si­bles pour sou­la­ger la dou­leur et les souf­fran­ces ».

La décla­ra­tion don­ne éga­le­ment l’information qu’à Jérusalem, « les délé­ga­tions ont été reçues par le direc­teur géné­ral de l’hôpital Shaare Zedeq, où ils ont pu con­sta­ter les moda­li­tés de trai­te­ment des mala­des en fin de vie, en con­for­mi­té avec les prin­ci­pes énon­cés ci-dessus ».

Mais il reste à voir à quel point tout cela est effec­ti­ve­ment par­ta­gé, aus­si bien dans le mon­de juif que dans l’Église catho­li­que.

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En effet, au sein de l’Église, la pri­se de posi­tion en faveur d’une loi pro-euthanasie débat­tue au par­le­ment ita­lien, expri­mée en jan­vier 2022 par le théo­lo­gien mora­li­ste jésui­te Carlo Casalone dans « La Civiltà Cattolica », la revue des jésui­tes de Rome publiée moyen­nant le con­trô­le ligne par ligne du Pape et de la secré­tai­re­rie d’État, a lais­sé des tra­ces.

Dans cet arti­cle, Casalone recon­nais­sait que oui, la loi en débat s’écartait du magi­stè­re de l’Église catho­li­que sur « l’illicéité du sui­ci­de assi­sté », mais pour­sui­vait en sou­te­nant – et citant le Pape François pour étayer ses dires – que « l’évaluation d’une loi de l’État exi­ge de con­si­dé­rer un ensem­ble com­ple­xe d’éléments en faveur du bien com­mun » et con­cluait que, pour pré­ve­nir des lois enco­re pires, il valait mieux approu­ver la loi en discus­sion qui, à ses yeux, « ne s’opposait pas à une recher­che respon­sa­ble du bien com­mun pos­si­ble ».

Il va sans dire que quel­ques semai­nes plus tard, le 9 février 2022, dans une audien­ce géné­ra­le du mer­cre­di dédiée à saint Joseph, « patron de la bon­ne mort », le Pape François s’est expri­mé publi­que­ment avec des paro­les très net­tes con­tre le sui­ci­de assi­sté et les autres for­mes d’euthanasie, réfu­tant les thè­ses de « La Civiltà Cattolica », tout en évi­tant de la citer.

Et il faut ajou­ter que même la revue « Il Regno », qui est le porte-parole auto­ri­sé de l’aile pro­gres­si­ste de l’Église ita­lien­ne, s’est oppo­sée sans con­ces­sion, par la plu­me du juri­ste Luciano Eusebi, à la loi débat­tue au par­le­ment ita­lien.

Mais tout cela n’enlève rien au fait que l’euthanasie soit mal­gré tout deve­nue, à dif­fé­ren­ts niveaux de l’Église catho­li­que, une que­stion con­tro­ver­sée, avec diver­ses pri­ses de posi­tions, pour ou con­tre, en gui­se de matiè­re à débat.

Exactement com­me cela est en train de se pas­ser, sous des for­mes enco­re plus décom­ple­xées, sur d’autres que­stions de mora­le catho­li­que. Par exem­ple, der­niè­re­ment, sur l’encyclique de Paul VI « Humanae vitae » et sa con­dam­na­tion de la con­tra­cep­tion arti­fi­ciel­le, qui a vu s’opposer d’un côté, en défen­se de l’encyclique, le car­di­nal Luis Francisco Ladaria, Préfet du dica­stè­re pour la Doctrine de la foi, et de l’autre, en faveur d’une relec­tu­re très évo­lu­ti­ve de cet­te même ency­cli­que, le pré­si­dent de l’Académie pon­ti­fi­ca­le pour la Vie, Vincenzo Paglia, rejoint à son tour par le car­di­nal Matteo Zuppi, moins caté­go­ri­que que lui mais tout aus­si ouvert à des varia­tions.

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Bref, sur cer­tai­nes que­stions, les posi­tions clas­si­ques de l’Église catho­li­que en matiè­re de mora­le trou­vent davan­ta­ge de con­sen­sus chez les Juifs que chez nous, com­me on a pu le voir dans le cas de l’euthanasie.

Cela est d’ailleurs con­fir­mé par ce que décla­rait le Pape Benoît XVI dans son discours avant Noël à la Curie romai­ne du 21 décem­bre 2012, le der­nier de son pon­ti­fi­cat.

Pour mener une cri­ti­que de fond aus­si bien sur les atta­ques actuel­les con­tre la famil­le que sur le « gen­der » en tant que « nou­vel­le phi­lo­so­phie de la sexua­li­té », Benoît n’a rien trou­vé de mieux que de citer, pour appuyer ses dires, le grand rab­bin de France, Gilles Bernheim.

Voici donc ce qu’avait décla­ré, mot pour mot, le Pape Joseph Ratzinger à cet­te occa­sion :

« Le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim, dans un trai­té soi­gneu­se­ment docu­men­té et pro­fon­dé­ment tou­chant, a mon­tré que l’atteinte à l’authentique for­me de la famil­le, con­sti­tuée d’un père, d’une mère et d’un enfant – une attein­te à laquel­le nous nous trou­vons expo­sés aujourd’hui – par­vient à une dimen­sion enco­re plus pro­fon­de. Si jusqu’ici nous avons vu com­me cau­se de la cri­se de la famil­le un malen­ten­du sur l’essence de la liber­té humai­ne, il devient clair main­te­nant qu’ici est en jeu la vision de l’être même, de ce que signi­fie en réa­li­té le fait d’être une per­son­ne humai­ne.

Il cite l’affirmation deve­nue célè­bre, de Simone de Beauvoir : ‘On ne naît pas fem­me, on le devient’. Dans ces paro­les se trou­ve le fon­de­ment de ce qui aujourd’hui, sous le mot ‘gen­der’, est pré­sen­té com­me une nou­vel­le phi­lo­so­phie de la sexua­li­té. Le sexe, selon cet­te phi­lo­so­phie, n’est plus un don­né d’origine de la natu­re, un don­né que l’être humain doit accep­ter et rem­plir per­son­nel­le­ment de sens, mais c’est un rôle social dont on déci­de de maniè­re auto­no­me, alors que jusqu’ici c’était à la socié­té d’en déci­der. La pro­fon­de faus­se­té de cet­te théo­rie et de la révo­lu­tion anth­ro­po­lo­gi­que qui y est sous-jacente, est évi­den­te. L’être humain con­te­ste d’avoir une natu­re pré­pa­rée à l’avance de sa cor­po­réi­té, qui carac­té­ri­se son être de per­son­ne. Il nie sa natu­re et déci­de qu’elle ne lui est pas don­née com­me un fait pré­pa­ré à l’avance, mais que c’est lui-même qui se la crée.

Selon le récit bibli­que de la créa­tion, il appar­tient à l’essence de la créa­tu­re humai­ne d’avoir été créée par Dieu com­me hom­me et com­me fem­me. Cette dua­li­té est essen­tiel­le pour le fait d’être une per­son­ne humai­ne, tel­le que Dieu l’a don­née. Justement, cet­te dua­li­té com­me don­né de départ est con­te­stée. Ce qui se lit dans le récit de la créa­tion n’est plus vala­ble : ‘Homme et fem­me il les créa’ (Gn 1, 27). Non, main­te­nant ce qui vaut c’est que ce n’est pas lui qui les a créés hom­me et fem­me, mais c’est la socié­té qui l’a déter­mi­né jusqu’ici et main­te­nant c’est nous-mêmes qui déci­dons de cela. Homme et fem­me n’existent plus com­me réa­li­té de la créa­tion, com­me natu­re de l’être humain. Celui-ci con­te­ste sa pro­pre natu­re. Il est désor­mais seu­le­ment esprit et volon­té.

La mani­pu­la­tion de la natu­re, qu’aujourd’hui nous déplo­rons pour ce qui con­cer­ne l’environnement, devient ici le choix fon­da­men­tal de l’homme à l’égard de lui-même. L’être humain désor­mais exi­ste seu­le­ment dans l’abstrait, qui ensui­te, de façon auto­no­me, choi­sit pour soi quel­que cho­se com­me sa natu­re. L’homme et la fem­me sont con­te­stés dans leur exi­gen­ce qui pro­vient de la créa­tion, étant des for­mes com­plé­men­tai­res de la per­son­ne humai­ne. Cependant, si la dua­li­té d’homme et de fem­me n’existe pas com­me don­né de la créa­tion, alors la famil­le n’existe pas non plus com­me réa­li­té éta­blie à l’avance par la créa­tion. Mais en ce cas aus­si l’enfant a per­du la pla­ce qui lui reve­nait jusqu’à main­te­nant et la digni­té par­ti­cu­liè­re qui lui est pro­pre.

Bernheim mon­tre com­ment, de sujet juri­di­que indé­pen­dant en soi, il devient main­te­nant néces­sai­re­ment un objet, auquel on a droit et que, com­me objet d’un droit, on peut se pro­cu­rer. Là où la liber­té du fai­re devient la liber­té de se fai­re soi-même, on par­vient néces­sai­re­ment à nier le Créateur lui-même, et enfin par là, l’homme même – com­me créa­tu­re de Dieu, com­me ima­ge de Dieu – est dégra­dé dans l’essence de son être. Dans la lut­te pour la famil­le, l’être humain lui-même est en jeu. Et il devient évi­dent que là où Dieu est nié, la digni­té de l’être humain se dis­sout aus­si. Celui qui défend Dieu, défend l’être humain ! »

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Vie, famil­le et sexe ne sont pas des que­stions mar­gi­na­les dans la vie de l’Église. La déso­rien­ta­tion qui l’a enva­hie doit beau­coup à la caco­pho­nie ambian­te sur ces suje­ts.

Josef Seifert, un phi­lo­so­phe autri­chien catho­li­que répu­té qui a fon­dé en 2017 une « Académie Jean-Paul II pour la vie humai­ne et la famil­le », paral­lè­le à l’Académie pon­ti­fi­ca­le pour la vie pilo­tée par Paglia, se dit très préoc­cu­pé par cet­te déri­ve de l’Église catho­li­que et par le silen­ce par lequel même ceux qui devra­ient par­ler restent sans réac­tion. Les qua­tre car­di­naux des fameux « dubia » auront été les der­niers, dit-il, « à avoir par­lé avec clar­té con­tre de tel­les erreurs et con­tre l’obscurcissement de l’enseignement catho­li­que ».

Et pour que ce silen­ce soit bri­sé, il a envoyé au prin­temps der­nier une lettre-appel à tous les car­di­naux. Confiant que Dieu puis­se susci­ter en eux, ou à tout le moins en cer­tain d’entre eux, « le don du saint cou­ra­ge ».

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 7/06/2023