Ratzinger, l’Augustin moderne. Comment lire l’histoire à la lumière de la vie éternelle

Dans la vie de Joseph Ratzinger, bien des cho­ses sont simi­lai­res à cel­le de saint Augustin, le doc­teur de l’Église qu’il affec­tion­nait entre tous. Ce n’est pas pour rien que dans l’encyclique « Spe Salvi » de 2007, cel­le qui lui res­sem­ble le plus et qu’il a entiè­re­ment écri­te de sa main, il rela­te sur Augustin pré­ci­sé­ment ce qui lui est arri­vé à lui aus­si, le fait d’être appe­lé sans s’y atten­dre à gou­ver­ner l’Église, plu­tôt que de se con­sa­crer à une vie d’étude.

« Il vou­lait uni­que­ment être au ser­vi­ce de la véri­té, il ne se sen­tait pas appe­lé à la vie pasto­ra­le, mais il com­prit ensui­te que l’ap­pel de Dieu était celui d’ê­tre un pasteur par­mi les autres, en offrant ain­si le don de la véri­té aux autres » : c’e­st que qu’a dit Benoît XVI à l’au­dien­ce géné­ra­le du mer­cre­di 9 jan­vier 2008 con­sa­crée au « plus grand Père de l’Église lati­ne ».

Mais depuis qu’il est évê­que et ensui­te com­me pape, Ratzinger est tou­jours resté théo­lo­gien. Et « Spe sal­vi », con­sa­crée à l’espérance chré­tien­ne, est l’un des joyaux de son ensei­gne­ment. En con­fron­ta­tion direc­te avec la cul­tu­re moder­ne. Contre l’illusion qu’il y ait une solu­tion ter­re­stre aux inju­sti­ces du mon­de, par­ce qu’au con­trai­re – écrit le pape – « la que­stion de la justi­ce con­sti­tue l’ar­gu­ment essen­tiel, en tout cas l’ar­gu­ment le plus fort, en faveur de la foi dans la vie éter­nel­le ».

Dans l’essai qui va sui­vre, Roberto Pertici, pro­fes­seur d’histoire con­tem­po­rai­ne à l’Université de Bergame, ana­ly­se jusqu’au bout la vision de l’histoire que Joseph Ratzinger nous a léguée avec cet­te ency­cli­que. Et dont nous devrions nous inspi­rer, en ces temps dif­fi­ci­les pour l’humanité et pour l’Église.

Cet essai a été rédi­gé, dans une pre­miè­re mou­tu­re, peu après la sor­tie de « Spe sal­vi ». Mais il est tou­jours d’une extraor­di­nai­re actua­li­té. Le voi­ci réé­di­té sur Settimo Cielo. Bonne lec­tu­re !

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Benoît et l’histoire

de Roberto Pertici

« Spe sal­vi », publiée par le Pape Benoît XVI le 30 novem­bre 2007, repré­sen­te une nou­veau­té sub­stan­tiel­le dans le gen­re « ency­cli­que » auquel il appar­tient. Son sty­le flui­de et sa répon­se den­se et expli­ci­te à plu­sieurs élé­men­ts de la cul­tu­re con­tem­po­rai­ne, chré­tiens et autres, ren­vo­ient à la for­te per­son­na­li­té du pape. Si on a par­fois pu se poser la que­stion de l’identité du véri­ta­ble auteur de cer­tai­nes ency­cli­ques des pon­ti­fi­ca­ts pré­cé­den­ts, nous nous trou­vons ici face à un tex­te de tou­te évi­den­ce « d’auteur », médi­té et rédi­gé par le Ratzinger théo­lo­gien et pasteur. Dans ce tex­te, il entend repro­po­ser avec for­ce l’espérance chré­tien­ne à un mon­de où les gran­des reli­gions poli­ti­ques du ving­tiè­me siè­cle sont « silen­ce et ténè­bres » et dans lequel la seu­le véri­ta­ble alter­na­ti­ve sem­ble rester cel­le du scien­ti­sme sous ses diver­ses mani­fe­sta­tions.

Comme je suis spé­cia­li­sé en histoi­re, je me bor­ne­rai à pro­po­ser quel­ques réfle­xions sur la vision de l’histoire humai­ne que Benoît mani­fe­ste dans son ency­cli­que. Et ceci par­ce que je crois que la dimen­sion histo­ri­que et la pro­blé­ma­ti­que de la « justi­ce dans l’histoire » sont au cen­tre de l’encyclique et que le Pape pro­po­se une solu­tion qui ren­vo­ie à ce que sont pour le Pape quelques-uns des fon­de­men­ts du chri­stia­ni­sme.

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On retrou­ve deux arché­ty­pes dans la con­cep­tion chré­tien­ne de l’histoire. Augustin d’Hippone la conçoit com­me une lut­te éter­nel­le entre deux « cités » : la cité divi­ne et la cité ter­re­stre, qui coe­xi­stent et seront en con­flit jusqu’à la fin des temps : elles ne seront distin­guées qu’au moment du juge­ment final. La cri­ti­que d’Augustin reste la plus radi­ca­le de tous les mil­lé­na­ri­smes, c’est-à-dire de tou­tes ces con­cep­tions qui ont à plu­sieurs repri­ses pré­ten­du que la cité divi­ne était cen­sée pré­va­loir, dans un futur plus ou moins pro­che et de maniè­re irré­vo­ca­ble, sur la cité ter­re­stre, et qu’elle cela se réa­li­se­rait dans le mon­de. Augustin nie que l’humanité, mar­quée par le péché ori­gi­nel, puis­se con­naî­tre dans l’histoire une libé­ra­tion inté­gra­le du mal : cha­que géné­ra­tion doit ain­si renou­ve­ler son com­bat pour fai­re triom­pher le bien, tout en sachant qu’un tel triom­phe ne sera jamais défi­ni­tif et que, au con­trai­re, des momen­ts de « retour à la bar­ba­rie » sont tou­jours suscep­ti­bles de se pro­dui­re.  Il s’agit d’une vision tra­gi­que, qui n’est pas con­so­la­tri­ce : « Le mon­de est com­me un pres­soir à hui­le », dit Augustin, « dont sor­tent le marc desti­né à l’égout et l’huile qui sera recueil­lie dans des vases. Mais il est iné­vi­ta­ble de pas­ser au pres­soir. ».

Il exi­ste éga­le­ment une autre ligne, cel­le de la tra­di­tion escha­to­lo­gi­que des pre­miers temps du chri­stia­ni­sme, qui atten­dait une réa­li­sa­tion histo­ri­que du règne de la justi­ce. Elle a été repri­se – un siè­cle avant Dante – par Joachim de Fiore, qui anno­nçait un déve­lop­pe­ment pro­vi­den­tiel du pro­ces­sus histo­ri­que vers un âge de l’Esprit, dans lequel l’humanité se serait plei­ne­ment réa­li­sée. On sait com­ment une série d’érudits du ving­tiè­me siè­cle (de Karl Löwith à Eric Voegelin) ont vu dans le Joachimisme un moment déci­sif de l’historicisation de l’eschatologie chré­tien­ne, et donc une pré­mis­se de la phi­lo­so­phie de l’histoire du dix-neuvième.

Benoît XVI reste dans le cadre d’une con­cep­tion augu­sti­nien­ne de l’histoire : la cri­ti­que qu’il por­te con­tre l’idée de pro­grès, pro­duc­tion typi­que de la moder­ni­té, le con­fir­me bien. Le pape fait la distinc­tion entre déve­lop­pe­ment maté­riel (tech­no­lo­gi­que, scien­ti­fi­que, éco­no­mi­que) et pro­grès moral. Le pre­mier est indé­nia­ble et a appor­té de nom­breux bien­fai­ts à l’homme, mais il pré­sen­te éga­le­ment un côté ambi­gu : « Sans aucun dou­te, le pro­grès offre de nou­vel­les pos­si­bi­li­tés pour le bien, mais il ouvre aus­si des pos­si­bi­li­tés abys­sa­les de mal – pos­si­bi­li­tés qui n’e­xi­sta­ient pas aupa­ra­vant. Nous som­mes tous deve­nus témoins de ce que le pro­grès, lor­squ’il est entre de mau­vai­ses mains, peut deve­nir, et est deve­nu de fait, un pro­grès ter­ri­ble dans le mal » (§22). Mais dans le domai­ne moral ? Peut-on émet­tre l’hypothèse de quel­que cho­se de sem­bla­ble à l’accumulation de con­nais­san­ce qu’on retrou­ve dans la scien­ce, un pro­grès, com­me le dit Benoît « qui se peut addi­tion­ner » ? Est-il pos­si­ble de con­strui­re sur les choix éthi­ques posés par les géné­ra­tions pré­cé­den­ts, les con­si­dé­rer com­me irré­vo­ca­ble­ment réa­li­sée et donc rédui­re pro­gres­si­ve­ment, dans le mon­de, la pos­si­bi­li­té du mal, jusqu’à le fai­re dispa­raî­tre ? L’homme du XXIe siè­cle constitue-il un pro­grès moral par rap­port à celui du XVIIIe par­ce qu’il aurait décré­té l’abolition de la pei­ne de mort, prô­né le respect de l’environnement et de l’égalité entre les sexes ? S’il en était ain­si, alors le chri­stia­ni­sme ne serait qu’une éta­pe sur le che­min de l’humanité, impor­tan­te si l’on veut, mais vouée à être dépas­sée par quel­que cho­se de supé­rieur, et le but à attein­dre du « surhom­me », prô­né, de maniè­res dif­fé­ren­tes, par Marx com­me par Nietzsche, aurait une cer­tai­ne plau­si­bi­li­té.

Le Pape affir­me au con­trai­re que : « Dans le domai­ne de la con­scien­ce éthi­que et de la déci­sion mora­le, il n’y a pas de pos­si­bi­li­té équi­va­len­te d’ad­di­tion­ner, pour la sim­ple rai­son que la liber­té de l’hom­me est tou­jours nou­vel­le et qu’el­le doit tou­jours pren­dre à nou­veau ses déci­sions. Jamais elles ne sont sim­ple­ment déjà pri­ses pour nous par d’au­tres – dans un tel cas, en effet, nous ne serions plus libres. La liber­té pré­sup­po­se que, dans les déci­sions fon­da­men­ta­les, tout hom­me, cha­que géné­ra­tion, est un nou­veau com­men­ce­ment ». D’où éga­le­ment la pos­si­bi­li­té de retours en arriè­re au niveau moral, étant don­né que les nou­vel­les géné­ra­tions peu­vent cer­tai­ne­ment « pui­ser au tré­sor moral de l’hu­ma­ni­té entiè­re. Mais elles peu­vent aus­si le refu­ser, par­ce que ce tré­sor ne peut pas avoir la même évi­den­ce que les inven­tions maté­riel­les » (§24). Il n’y a donc pas de pro­grès dans la natu­re humai­ne, cet­te der­niè­re ne peut pas pro­gres­si­ve­ment se libé­rer des limi­tes qui lui sont con­sub­stan­tiel­les.

L’homme peut enco­re moins espé­rer que la solu­tion de son exi­sten­ce puis­se pro­ve­nir de l’extérieur, du chan­ge­ment de la socié­té. Non pas qu’une lut­te pour une socié­té meil­leu­re soit inu­ti­le, elle est au con­trai­re sou­hai­ta­ble et néces­sai­re, et la poli­ti­que peut gran­de­ment con­tri­buer à la « mini­mi­sa­tion » du mal, cepen­dant elle ne peut pas le détrui­re à la raci­ne ni résou­dre le pro­blè­me de la liber­té humai­ne. Le pape écrit : « le règne du bien défi­ni­ti­ve­ment con­so­li­dé n’e­xi­ste­ra jamais en ce mon­de. Celui qui pro­met le mon­de meil­leur qui dure­rait irré­vo­ca­ble­ment pour tou­jours fait une faus­se pro­mes­se ; il igno­re la liber­té humai­ne. […] S’il y avait des struc­tu­res qui fixe­ra­ient de maniè­re irré­vo­ca­ble une con­di­tion déter­mi­née – bon­ne – du mon­de, la liber­té de l’hom­me serait niée, et, pour cet­te rai­son, ce ne serait en défi­ni­ti­ve nul­le­ment des struc­tu­res bon­nes » (§24).

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L’idée d’un pro­grès moral sans limi­te appar­tient à la moder­ni­té. Et donc la cri­ti­que qu’en fait Benoît XVI entraîne-elle, de la part de l’Église, le retour à une atti­tu­de polé­mi­que envers le mon­de et la pen­sée moder­ne, et la fin de cet­te atten­tion aux « signes des temps » qui furent l’un des frui­ts du tour­nant con­ci­liai­re ? En effet, on n’a nul­le part ail­leurs par­lé avec tant d’insistance bien­veil­lan­te de « mon­de moder­ne », de « pen­sée moder­ne », de « moder­ni­té » que dans le mon­de catho­li­que de ces der­niè­res décen­nies.

Mais la pen­sée catho­li­que post­con­ci­liai­re avait ses rai­sons : elle vou­lait met­tre un ter­me à l’époque des oppo­si­tions, cel­le dans lequel un « mon­de moder­ne » abstrait s’opposerait à une autre abstrac­tion, cel­le de « chré­tien­té » : autre­ment dit la chi­mè­re d’une socié­té orga­ni­que, for­te­ment emprein­te dans ses insti­tu­tions civi­les de la pré­sen­ce catho­li­que, qui ren­ver­rait à un Moyen Âge mythi­que à restau­rer. Pendant des siè­cles, la pen­sée catho­li­que s’était appro­priée – en l’inversant – l’arbre généa­lo­gi­que que la « pen­sée moder­ne » s’était don­né d’elle-même : de la réfor­me pro­te­stan­te au ratio­na­li­sme des Lumières en pas­sant par la Révolution fra­nçai­se, le libé­ra­li­sme, le socia­li­sme et le com­mu­ni­sme. Ce que la moder­ni­té avait con­si­dé­ré com­me étant un pro­ces­sus d’émancipation, la pen­sée catho­li­que le con­si­dé­rait com­me un enchaî­ne­ment de tra­gé­dies histo­ri­ques qui était en train de pré­ci­pi­ter l’humanité dans le désa­stre. En décou­lait – il faut le sou­li­gner – une pri­se de distan­ce éga­le­ment envers les insti­tu­tions libé­ra­les et les valeurs qui le sous-tendaient : liber­té de con­scien­ce, plu­ra­li­sme reli­gieux, etc.

Mais on ne retrou­ve nul­le tra­ce de tout cela dans « Spe sal­vi ». Il faut avant tout sou­li­gner que Benoît ne con­dam­ne pas la moder­ni­té, mais qu’il l’invite à « une auto­cri­ti­que […] dans un dia­lo­gue avec le chri­stia­ni­sme et avec sa con­cep­tion de l’e­spé­ran­ce » (§22) et, dans ce dia­lo­gue, il pose éga­le­ment l’exigence d’une « auto­cri­ti­que du chri­stia­ni­sme moder­ne » paral­lè­le. Mais atten­tion ! Ce que le Pape entend par « moder­ni­té » n’a rien à voir avec cel­le qui a fait l’objet des ana­thè­mes du catho­li­ci­sme anti­mo­der­ne. Dans sa réfle­xion sur l’histoire moder­ne, la réfor­me pro­te­stan­te n’est même pas men­tion­née et Luther n’est cité qu’une seu­le fois, pour discu­ter de son inter­pré­ta­tion d’un extrait de la Lettre aux Hébreux.

Pour Ratzinger, la « moder­ni­té » a un autre géni­teur : il s’agit de Francis Bacon. C’est dans sa pen­sée – écrit-il – que « les com­po­san­tes fon­da­men­ta­les des temps moder­nes […] appa­rais­sent avec une clar­té par­ti­cu­liè­re. » Et quel­les sont-elles ?

  • Le carac­tè­re non plus con­tem­pla­tif mais instru­men­tal du savoir, qui per­met à l’homme, à tra­vers l’expérience, de con­naî­tre les lois de la natu­re et à les plier à sa volon­té.
  • La trans­po­si­tion de cet­te con­quê­te sur le plan théo­lo­gi­que : c’est par la scien­ce, et non plus par la foi en Jésus Christ, que l’homme peut retrou­ver cet­te supré­ma­tie sur la natu­re que le péché ori­gi­nel lui avait fait per­dre ; de fait c’est la scien­ce qui « rachè­te ».
  • La foi devient donc sans impor­tan­ce pour le mon­de et se voit relé­guer dans la sphè­re pri­vée.
  • L’espérance chan­ge de natu­re : la scien­ce pro­met un pro­ces­sus con­ti­nu d’émancipation des limi­tes de la vie et une amé­lio­ra­tion, un « pro­grès » à l’infini de la con­di­tion humai­ne.
  • Cette atti­tu­de trans­pa­raît sur le plan poli­ti­que : tout com­me la scien­ce garan­tit le dépas­se­ment pro­gres­sif de tou­te dépen­dan­ce à la natu­re, l’émancipation de tout con­di­tion­ne­ment social, poli­ti­que et reli­gieux appa­raît com­me tou­jours plus néces­sai­re.
  • L’émergence de la per­spec­ti­ve d’une révo­lu­tion qui éta­blit le règne défi­ni­tif de la rai­son et de la liber­té. (§17–18).

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Même le thè­me de la « néga­ti­vi­té » de l’Illuminisme (un autre trait carac­té­ri­sti­que du catho­li­ci­sme anti­mo­der­ne) n’est pas déve­lop­pé par le Pape : au con­trai­re, il met en évi­den­ce que le rap­port entre cet­te pen­sée et la Révolution fra­nçai­se fut quel­que peu pro­blé­ma­ti­que. « L’Europe de l’Illuminisme – écrit-il – dans un pre­mier temps, s’e­st tour­née avec fasci­na­tion vers ces évé­ne­men­ts, mais face à leurs déve­lop­pe­men­ts, elle a dû ensui­te réflé­chir de maniè­re renou­ve­lée sur la rai­son et la liber­té ».

Ratzinger évo­que pour illu­strer les « deux pha­ses de la récep­tion de ce qui s’était dérou­lé en France », deux écri­ts de Kant dans lequel le phi­lo­so­phe réflé­chis­sait sur ces évé­ne­men­ts. Dans un pre­mier tex­te de 1792, Kant pose un regard posi­tif sur les évé­ne­men­ts en France et sur l’entreprise de laï­ci­sa­tion de l’Assemblée con­sti­tuan­te élue pour deux ans : cet­te der­niè­re – de son point de vue – mar­que le dépas­se­ment de la « foi ecclé­sia­sti­que », désor­mais rem­pla­cée par le « foi reli­gieu­se », autre­ment dit par la sim­ple foi ration­nel­le. Mais dans son essai de 1795, son juge­ment est très dif­fé­rent : nous som­mes au len­de­main de la chu­te de Robespierre, l’Europe aba­sour­die a assi­sté aux poli­ti­ques de déchri­stia­ni­sa­tion vio­len­tes et à l’avènement des cul­tes révo­lu­tion­nai­res : le pen­dant poli­ti­que de cet­te pha­se a été la Terreur. Dans l’esprit du phi­lo­so­phe, une autre éven­tua­li­té se des­si­ne : cel­le qu’avec la fin vio­len­te du chri­stia­ni­sme, pour­rait adve­nir « la fin ren­ver­sée de tou­tes cho­ses au point de vue moral » (§19). Il est inu­ti­le d’ajouter com­ment la pen­sée libé­ra­le des pre­miè­res décen­nies du dix-neuvième siè­cle est née de ce chan­ge­ment d’opinion.

Le che­mi­ne­ment d’importants sec­teurs de la pen­sée moder­ne est donc – pour Ratzinger – dif­fé­rent de cet­te généa­lo­gie de la moder­ni­té con­tre laquel­le la cul­tu­re catho­li­que a polé­mi­qué pen­dant des siè­cles. Ce der­nier trou­ve sa sour­ce avec la pre­miè­re émer­gen­ce du scien­ti­sme moder­ne chez Bacon ; il se déve­lop­pe­ment dans cer­tains des sec­teurs les plus radi­caux des Lumières et dans le « con­struc­ti­vi­sme » anti­re­li­gieux de la Terreur jaco­bi­ne avant de décou­cher dans la « socié­té opu­len­te » et ses idéo­lo­gies : scien­ti­sme, tech­no­cra­tie, con­su­mé­ri­sme, hédo­ni­sme de mas­se.

Sur ce che­min, il y a éga­le­ment Karl Marx, mais l’approche ratzin­ge­rien­ne sur la pen­sée du révo­lu­tion­nai­re alle­mand est tout autre que mépri­san­te. Pour Ratzinger, Marx est – pour ain­si dire – le Bacon du pro­lé­ta­riat : « Le pro­grès vers le mieux, vers le mon­de défi­ni­ti­ve­ment bon, ne pro­vient pas sim­ple­ment de la scien­ce, mais de la poli­ti­que – d’u­ne poli­ti­que pen­sée scien­ti­fi­que­ment, qui sait recon­naî­tre la struc­tu­re de l’hi­stoi­re et de la socié­té, et qui indi­que ain­si la voie vers la révo­lu­tion, vers le chan­ge­ment de tou­tes les cho­ses » (§20).

Mais les résul­ta­ts des révo­lu­tions com­mu­ni­stes du XXe siè­cle con­sti­tuent éga­le­ment le pre­mier véri­ta­ble échec de ce cou­rant de pen­sée post-baconien et ce n’est pas un hasard. Il déri­ve de la logi­que inter­ne à la pen­sée mar­xi­ste : en rédui­sant l’individu à une série de rap­ports sociaux, Marx était con­vain­cu que la muta­tion de la socié­té « avec l’ex­pro­pria­tion de la clas­se domi­nan­te, avec la chu­te du pou­voir poli­ti­que et avec la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion » aurait « ipso fac­to » créé l’homme nou­veau. Après une brè­ve pha­se inter­mé­diai­re de dic­ta­tu­re, cela aurait été la nou­vel­le Jérusalem dans laquel­le l’homme aurait enfin été lui-même. Les résul­ta­ts de cet­te pen­sée ne se sont pas réa­li­sés. L’échec du mar­xi­sme n’a pas été acci­den­tel : il déri­ve de son maté­ria­li­sme con­sti­tu­tif, du fait de ne pas avoir com­pris que « l’hom­me n’e­st pas seu­le­ment le pro­duit de con­di­tions éco­no­mi­ques, et il n’e­st pas pos­si­ble de le gué­rir uni­que­ment de l’ex­té­rieur, en créant des con­di­tions éco­no­mi­ques favo­ra­bles » (§21).

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Au cours des deux der­niers siè­cles, l’athéisme a pris des dimen­sions de mas­se. Mais dans de nom­breux cas, il ne déri­ve pas, à tout le moins au début, d’un maté­ria­li­sme con­scient. Cela a plu­tôt été – écrit Benoît XVI – « un mora­li­sme : une pro­te­sta­tion con­tre les inju­sti­ces du mon­de et de l’hi­stoi­re uni­ver­sel­le. Un mon­de dans lequel exi­ste une tel­le quan­ti­té d’i­n­ju­sti­ce, de souf­fran­ce des inno­cen­ts et de cyni­sme du pou­voir ne peut être l’œu­vre d’un Dieu bon. Le Dieu qui aurait la respon­sa­bi­li­té d’un mon­de sem­bla­ble ne serait pas un Dieu juste et enco­re moins un Dieu bon. C’est au nom de la mora­le qu’il faut con­te­ster ce Dieu. Puisqu’il n’y a pas de Dieu qui crée une justi­ce, il sem­ble que l’hom­me lui-même soit main­te­nant appe­lé à éta­blir la justi­ce » (§42).

On recon­naî­tra dans cet­te ana­ly­se de l’athéisme en tant que mora­li­sme des échos d’un cer­tain pro­gres­si­sme catho­li­que de la moi­tié du ving­tiè­me siè­cle. Ce der­nier ce serait posi­tion­né com­me la reli­gion du salut indi­vi­duel et aurait renon­cé à poser sur un plan histo­ri­que uni­ver­sel le pro­blè­me du sens de l’existence et donc de la souf­fran­ce humai­ne : « Par-là, il a restreint l’ho­ri­zon de son espé­ran­ce et n’a même pas recon­nu suf­fi­sam­ment la gran­deur de sa tâche » (§25 et 22, 42).

Voilà donc l’autocritique à laquel­le le Pape invi­te le chri­stia­ni­sme con­tem­po­rain et voi­là pour­quoi « Spe sal­vi » pose à nou­veau la gran­de que­stion de « l’injustice dans l’histoire ». Et les thè­mes de l’augustinisme ratzin­ge­rien revien­nent alors : si « le mon­de est com­me un pres­soir », quel sens don­ner aux souf­fran­ces de ceux qui pen­dant des mil­lé­nai­res ont été « pres­sés » ? Les phi­lo­so­phies de l’histoire des siè­cles pas­sés en ont fait le « maté­riau » sur lequel le pro­grès con­strui­sait labo­rieu­se­ment son che­min : l’homme par­ve­nu à sa per­fec­tion aurait pu tour­ner la tête vers eux et leur dire : « Nous som­mes fina­le­ment par­ve­nus à notre but, mais si nous le som­mes, c’est éga­le­ment grâ­ce à vos tri­bu­la­tion ». Ce qui attri­buait une valeur sim­ple­ment instru­men­ta­le à ces innom­bra­bles exi­sten­ces, mais il s’agissait quand même d’un cer­tain sens. À pré­sent, avec la cri­se irré­ver­si­ble de ces con­cep­tions histo­ri­ques, avec la recon­nais­san­ce dif­fu­se que l’histoire n’a pas de « sens », tou­tes ces vies risquent de per­dre défi­ni­ti­ve­ment la moin­dre signi­fi­ca­tion.

La que­stion que Benoît pose à l’homme con­tem­po­rain est donc la sui­van­te : devons-nous nous rési­gner au fait que l’injustice ait le der­nier mot dans l’histoire humai­ne ? Que les souf­fran­ces des siè­cles pas­sés et du pré­sent soient sans rachat ? C’est dans cet­te per­spec­ti­ve qu’il par­le à nou­veau avec for­ce du « juge­ment final », non pas dans une opti­que apocalyptico-punitive, mais com­me rai­son d’espérer, suscep­ti­ble de réta­blir un équi­li­bre dans l’économie de l’histoire du mon­de. « Je suis con­vain­cu – dit-il en se met­tant en jeu à la pre­miè­re per­son­ne – que la que­stion de la justi­ce con­sti­tue l’ar­gu­ment essen­tiel, en tout cas l’ar­gu­ment le plus fort, en faveur de la foi dans la vie éter­nel­le. Le besoin seu­le­ment indi­vi­duel d’u­ne sati­sfac­tion qui dans cet­te vie nous est refu­sée, de l’im­mor­ta­li­té de l’a­mour que nous atten­dons, est cer­tai­ne­ment un motif impor­tant pour croi­re que l’hom­me est fait pour l’é­ter­ni­té, mais seu­le­ment en liai­son avec le fait qu’il est impos­si­ble que l’i­n­ju­sti­ce de l’hi­stoi­re soit la paro­le ulti­me, la néces­si­té du retour du Christ et de la vie nou­vel­le devient tota­le­ment con­vain­can­te. »

La per­spec­ti­ve du juge­ment der­nier – le Pape insi­ste éga­le­ment sur ce point – n’implique pas une rési­gna­tion con­tre les inju­sti­ces du pré­sent mais au con­trai­re « appel­le à la respon­sa­bi­li­té » de cha­cun (§44), et nous pous­se à une éthi­que qui ne soit pas pla­te­ment eudé­mo­ni­ste mais à « pré­fé­rer, même dans les peti­ts choix de la vie quo­ti­dien­ne, le bien à la com­mo­di­té – sachant que c’e­st juste­ment ain­si que nous vivons vrai­ment notre vie ». Une tel­le éthi­que « ascé­ti­que » nous est par­fois indi­quée par de nom­breu­ses atti­tu­des cha­ri­ta­bles con­tem­po­rai­nes : « Mais dans les épreu­ves vrai­ment lour­des, où je dois fai­re mien­ne la déci­sion défi­ni­ti­ve de pla­cer la véri­té avant le bien-être, la car­riè­re, la pos­ses­sion », bref quand la vie est en jeu, « la cer­ti­tu­de de la véri­ta­ble, de la gran­de espé­ran­ce, dont nous avons par­lé, devient néces­sai­re » (§39).

L’espérance chré­tien­ne – dans l’encyclique de Benoît XVI – réac­quiert ain­si une dimen­sion supra-individuelle, cosmico-historique pourrait-on dire. Elle se pré­sen­te com­me la seu­le qui soit en mesu­re de don­ner un sens à l’histoire uni­ver­sel­le.

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Sandro Magister est le vati­ca­ni­ste émé­ri­te de l’heb­do­ma­dai­re L’Espresso.
Tous les arti­cles de son blog Settimo Cielo sont dispo­ni­bles sur ce site en lan­gue fra­nçai­se.

Ainsi que l’in­dex com­plet de tous les arti­cles fra­nçais de www.chiesa, son blog pré­cé­dent.

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Date de publication: 17/01/2023